Aileen (Chapitre 61)
Un nuage sombre traversa le regard d'Edward sur la projection et Aileen craignit confusément d'avoir été trop loin.
— Ed', ce n'est pas ce que je voulais dire et...
— C'est exactement ce que tu voulais dire et tu le sais très bien.
Jamais la jeune femme n'avait vu son frère ainsi. Il inclina la tête, froidement, avant de lâcher :
— Très bien. Je règle l'histoire des canons et je dirige l'Egrabe. Pendant six mois, pas un jour de plus. Débrouille-toi pour me trouver ensuite un remplacement, petite chérie !
Elle avala sa salive, retenant un juron devant l'utilisation ironique du surnom affectueux que lui donnait parfois son père dans son enfance et elle hocha la tête avant de lâcher :
— Bien, je...
Elle n'eut pas le temps de poursuivre que l'image s'évanouit dans l'air. Il avait coupé la communication.
Aileen resta un long moment silencieuse les lèvres pincées avant de sentir la main calme de Rodolphe sur son épaule droite.
— Il te manque ?
Elle releva ses yeux aux pupilles violettes vers lui et demanda d'une voix triste :
— Qui ? Edward ?...
Mais son mari secoua doucement la tête, ses mèches de cheveux sombres s'égayant autour de son beau visage.
— Non, ton père.
Aileen détourna aussitôt les yeux malgré elle, refermant ses doigts sur ceux de Rodolphe posés sur son épaule. Elle répondit enfin d'une voix rauque :
— J'essaie de ne pas y penser. J'adorais tellement Papa, je... mais ce n'était plus pareil après avec Cyndie...
La jeune femme se leva de son siège pour s'avancer vers Rodolphe et poser sa tête sur son épaule. Il demanda d'un ton à la fois intrigué et désolé pour elle :
— Qu'est-ce que ça changeait entre toi et Orys, qu'il adopte Cyndie ?
Elle releva les yeux vers lui, trouvant soudain dans sa voix une intonation étrange lorsqu'il parlait de l'enfant. Mais ça ne devait qu'être une impression...
Elle se dégagea légèrement et marcha vers la fenêtre avant d'expliquer :
— C'est un secret que j'ai juré de garder. Si je te le confie, tu ne le trahiras pas ?
Rodolphe secoua la tête silencieusement sans bouger, la fixant de son étonnant regard.
— Cyndie est la fille de mon père. Naturelle, pas seulement adoptive.
Le visage du jeune homme pâlit soudain de façon étonnante et ses yeux dorés semblèrent s'embraser un très bref instant tandis qu'une colère irrépressible jaillissait de sa bouche tandis qu'il lâchait :
— Alors elle est... eriquienne...
Aileen haussa les épaules.
— C'est si dramatique Rodolphe ? Et puis sa mère reste une princesse astrayenne à l'origine, sans compter ses deux cousins, donc Cyndie garde une double identité.
— Peut-être mais elle n'a rien de Sagan alors. Elle détestera ça le jour où elle l'apprendra...
Aileen se retourna précipitamment vers son mari et murmura :
— Elle ne doit jamais l'apprendre. Je ne l'aime pas mais je ne veux pas détruire ma demi-sœur, d'accord ? Et elle ne vit que pour Sagan...
La jeune femme avait rarement vu Rodolphe aussi troublé. Elle tenta de le comprendre sans y parvenir avant de demander :
— C'est parce que tu aimais penser que c'était une des princesses du plan des enfants d'Astra ?
Il la fixa d'un regard fixe, encore sous le choc, avant de se reprendre et de parvenir à dire :
— Non. Je... C'est juste que je n'imagine pas que...
— Mon père a rencontré sa mère sur Sagan lors d'un voyage d'ambassadeur. Ils ne se sont plus jamais vu après cela.
Aileen se tourna de nouveau vers la fenêtre avant d'expliquer le fond de sa pensée :
— C'est pour ça que Papa m'aimait autant. Je représentais deux de ses enfants en fait... Tu comprends pourquoi cela n'a plus jamais été pareil ensuite ?
En deux enjambées Rodolphe la rejoignit et vint la serrer contre lui.
— Je suis désolé pour toi Aily. Désolé de remuer de si mauvais souvenirs pour toi... et merci de ta confiance
— Ne t'inquiète pas. Ça me fait plaisir de te dire cela, je n'aurais pas aimé avoir ce secret entre nous.
À ce mot de "secret" ils se crispèrent tous les deux et le jeune homme murmura :
— Aileen hier je... je t'avais dit que je voulais te dire quelque chose. Je crois que j'en suis incapable aujourd'hui...
La jeune femme ne répondit rien, songeant à ce qu'elle lui cachait pour sa part... qu'elle détenait la sœur de leur empereur et qu'elle la faisait torturer pour enfin trouver leur maudit chef...
Elle choisit de changer de sujet et demanda d'un ton plus léger :
— Tes parents étaient de grands admirateurs de la monarchie astrayenne ?
Elle sentit la poitrine du jeune homme se tendre et son souffle contre ses lèvres se fit plus rapide.
— Que veux-tu dire ?
— Je suppose que tu es né à peu près au même moment que votre petit empereur. Et ils t'ont donné le même prénom...
Il se détendit aussitôt et ses yeux s'éclairèrent tandis qu'il reculait légèrement pour laisser échapper un rire qu'elle adorait entendre.
— Oh ça ! Oui, mes parents étaient comment dire... très proches de la monarchie. Je suppose que c'est pour cela que je porte le même nom que l'empereur...
Il se pencha vers elle et leurs deux fronts se touchèrent doucement. Elle ferma alors quelques secondes les yeux, profitant de l'instant, et il lui caressa la joue d'un geste tendre, remettant en place l'une de ses mèches de cheveux rebelles.
Il s'apprêtait à reprendre la parole lorsque deux notes de musiques résonnèrent dans la pièce, provenant de la table-écran.
Aileen se dégagea à regret avant de lâcher :
— Vu l'appel, deux rapports urgents. Qu'est ce que ça peut être barbant parfois !
Ayant retrouvé sa bonne humeur, Rodolphe eut un nouveau sourire avant de demander :
— La reine projèterait-elle de se débarrasser de toutes ses responsabilités ?
Pourquoi avait-elle l'impression que quelque part sa question contenait une part de sérieux ? Elle répondit pourtant sur le ton de la plaisanterie avant de rejoindre le siège qu'elle avait quitté quelques minutes plus tôt et de s'y asseoir.
— Pas question. Et toi, rien à faire ?
— Déjà assez de ma présence Aily ?
Mais ses yeux riaient et il tourna les talons sans attendre de réponse pour gagner la porte de l'appartement. À vrai dire, ils savaient tous deux qu'il aurait déjà dû rejoindre la salle d'entraînement des gardes depuis au moins cinq bonnes minutes... Et le commandant détestait tout écart à la ponctualité, d'autant qu'il prenait Rodolphe pour un soldat tout à fait comme les autres.
Il l'appréciait sans doute un peu plus, pour cette fois où il avait sauvé la vie de la reine, et parce que le jeune homme possédait quelque chose d'intrigant et de charismatique dans son attitude qui donnait envie de mieux le connaître. Enfin, c'était la pensée d'Aileen !
La jeune femme se résolut alors à se tourner vers sa table-écran et en quelques clics elle ouvrit le premier rapport urgent. Il émanait du chef de sa police de renseignements.
Troubles importants généralisés chez tous les "enfants d'Astra". D'après quelques vagues rapports et informations laissé échapper par certains jeunes, Rodolphe Astra aurait été couronné officiellement lors de l'une des réunions dans la matinée. Officiellement à leurs yeux il est maintenant complètement le chef... Il devient de plus en plus urgent de le retrouver et de le mettre totalement hors d'état de nuire car chaque jour son pouvoir d'entrainer une guerre civile augmente. Il est maintenant l'empereur.
Dario - CSS (commandant services secrets)
Aileen se renversa en arrière, s'adossant à son dossier plus confortablement. Empereur ! Maudit gamin impossible à attraper ! Si son mari savait cela, il devait en être fou de joie...
La jeune femme eut un léger pincement au cœur à l'idée qu'elle puisse rêver de tenir enfin l'empereur qu'a priori Rodolphe était près à défendre jusqu'à la mort.
Mais les mots de "guerre civile" la hantait et elle ne pouvait détacher son regard fixe de la table.
Cela signifiait de nouveau des privations, la faim peut-être vu la désorganisation qui régnait encore, la mort de milliers d'innocents, le sacrifice d'enfants et de jeunes... Et pire que tout, cela aurait été déchirer de l'intérieur son pays, demander à chacun de combattre parfois sa propre famille.
Quel eriquien lèverait son arme contre un enfant qu'il aurait élevé ?
La mort dans l'âme, Aileen cliqua mécaniquement sur le second dossier classé "urgent". Ses yeux s'agrandissent lorsqu'elle en découvrit le contenu.
La prisonnière 21 345, Sibylle Astra, refuse de parler face à toutes les méthodes employées. Demande d'autorisation de lui implanter un Ravageur, faute d'autre moyen d'obtenir des informations. Le parlement a donné son accord, il ne manque plus que le votre.
Andrei, commandant en chef.
Aileen avait l'impression de ne plus pouvoir respirer. Un souvenir qui lui semblait dater de plusieurs siècles remonta dans son esprit. Sa première visite à Saedor, le régent d'Astra...
Elle se rappelait encore nettement de la boule d'acier implantée dans sa gorge et de son horreur lorsqu'elle avait appris ce que c'était exactement.
Un Ravageur.
Un appareil qui faisait souffrir son porteur au-delà de toute expression, lui injectant continuellement un terrible poison... Et impossible à enlever.
L'appareil en même temps fournissait aussi à l'organisme attaqué une faible dose d'antidote lui permettant de rester en vie. Arracher l'appareil avec le poison dans le sang, sans compter le fait qu'il était attaché au cou de l'individu attaqué, c'était condamner celui qui le portait.
Un appareil technologique de torture effroyable, personne n'y résistant jamais. Il n'y avait qu'une personne à n'avoir pas parlé à ce jour avec un tel appareil... Saedor.
Aileen avait l'impression qu'une horreur sans nom la dominait toute entière. Pouvait-elle décemment accepter le même sort pour sa nièce ? Et si tout cela s'avérait inutile et qu'elle ne parlait pas ? Et si... N'y avait-il pas d'autres solutions ?
Le parlement avait accepté... Si elle opposait son veto, que se passerait-il ? Un référendum ? Elle n'avait pas besoin de vote pour savoir que son peuple soutiendrait n'importe quelle mesure pouvant faire parler Sibylle Astra et mener à la capture de son trop dangereux frère.
La jeune femme revit en pensées toutes les horreurs de la guerre dont on venait juste de sortir. Une vie pour un peuple. N'était-ce pas un marché équitable ? Pour la première fois elle comprit pleinement ce que son père avait voulu lui faire comprendre en l'éduquant.
Diriger, c'était perdre son âme. C'était prendre des décisions que l'on n'aurait jamais pu choisir en tant que simple individu mais pour lesquelles on n'avait pas le choix...
La respiration sifflante, elle repensa alors à son mari. Rodolphe qu'elle aimait plus que tout... Que dirait-il quand il saurait ?... Sa gorge se serra un peu plus avant qu'elle ne secoue la tête pour elle-même.
Être reine, ce n'était pas seulement une position honorifique... c'était des devoirs qui impliquait d'oublier d'exister soi-même quitte à se détruire pour le bien des autres. Après cela, Aileen était certaine qu'elle ne serait plus jamais la même personne.
Combien de temps lui faudrait-il pour avouer la vérité à Rodolphe ? Toute sa vie peut-être. Elle songea alors que pour cela, elle attendrait qu'il lui révèle ses secrets à lui. Imaginer le perdre était au-dessus de ses forces à cet instant...
Mais, mécaniquement, quelques gouttes de sueur coulant dans son cou, elle avança la main pour faire réapparaître le message urgent. Un instant après ses doigts courraient sur quelques touches presque sans qu'elle en eut conscience.
Autorisation accordée.
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