Chapitre 29 : Aveux
Je toise avec dureté l'intrus qui bloque les bras de ma mère. À mes côtés, Adriel et Hakan accentuent leurs grognements inhumains, laissant sous-entendre qu'ils vont bientôt en découdre.
Je ne vois pas le visage de ma mère. L'homme qui la retient est ostensiblement caché dans un coin non-éclairé de la cuisine.
Je m'éclaircis la voix, sans perdre mon sang-froid. La tête haute, je demande :
- Qui êtes-vous ?
L'inflexion faussement surprise de sa voix me fait plisser les paupières :
- Tu ne m'as pas reconnu ? Heureusement que les sortilèges de sorcières existent, hein ? articule-t-il d'une voix calme avec un accent espagnol prononcé.
Il avance d'un pas, sortant de l'ombre. Je pensais que ma mère serait en panique d'avoir un individu non-autorisé à entrer dans la maison. Mais non. Une rage écumante remplace la peur qu'elle aurait dû avoir. Elle se débat comme une lionne en cage, mais rien y fait. L'homme la tient solidement devant lui. Qui est donc cet homme, enfin !?
Grand et imposant, la peau peu bronzée, les cheveux bruns. Ses yeux marrons brillent d'une lueur surnaturelle. Une teinte trop trop clair, trop vif pour qu'il soit naturel.
Encore un métamorphe...
- Je ne vous connais pas, déclaré-je gravement.
- Ne lui parle pas, Kami, hurle ma mère en bougeant comme un ver pour échapper à la poigne de son envahisseur. Va-t-en !
- Doucement, murmure d'une voix suave le métamorphe à son oreille.
Je crispe les poings. Je veux qu'il lâche ma mère. Il n'a rien à faire ici. Mais sa présence m'intrigue du plus haut point.
Ma mère ne s'arrête pas pour autant, une grimace de dégoût déformant son visage.
- Kami, emmène tes amis et pars !
- Il en est hors de question, affirmé-je, catégorique. Je ne te laisse pas avec cet homme dont je ne connais pas l'identité.
- Mais tu la connais, rétorque le concerné. Regarde.
Il tient d'une seule main les poignets de ma mère et fouille dans son cou. Il en sort un fil accroché à son cou et appuie sur une pierre noire se trouvant sur le pendentif pendant au bout de la corde. Tout en gardant son pouce sur la pierre, il chuchote des mots dans une langue qui m'est familière -de l'espagnol, il me semble. Un changement surprenant s'opère.
Sans me laisser le temps de comprendre, le visage de l'homme avait changé. Les grognements de mes deux amis s'arrêtent soudainement. En un clin d'œil -au sens propre- l'homme qui se tenait devant nous a disparu, remplacé par... Je réprime un juron.
Les cheveux n'ont pas changé, et pourtant, une peau pâle, les yeux ordinairement verts et évidemment, ses éternels bottes noires sont maintenant présents.
Franck.
- Comment... ? je demande, impressionnée malgré moi.
- La magie des sorcières est incroyable, répondit l'intrus maintenant dépourvu de son accent espagnol.
- Toutes sorcières respectables ne pratiquent pas ces sortilèges, lâche Adriel. C'est de la magie noire.
Franck tourne la tête vers lui, un amusement malsain dans le fond des yeux. Il déclare alors d'une voix froide :
- Le truc, mon petit, c'est que je ne suis pas du genre à respecter les règles. Je ne fais pas partie du clan des gentils.
Hakan fait un pas vers lui, les yeux rouges et emplis d'une fureur indescriptible.
- À ta place, je ne ferai pas ça, grogne Franck, les yeux rivés dans ceux d'Hakan. Tu sais qui en pâtira, sinon, dit-il en passant son bras libre autour du cou de ma mère. Elle bascule en arrière, l'obligeant à s'appuyer sur Franck.
- Kami ! Pars, dépêche-toi avant qu'il...
- La ferme ! rugit Franck en resserrant son bras, étouffant un peu plus ma mère.
- Arrête ! crié-je. Que lui veux-tu ? Pourquoi es-tu ici ?
- J'ai besoin de ta mère pour mon chef. Et ça ne pourra lui faire que plaisir si tu viens aussi. Ça fait un long moment qu'on attend que tu sois majeure.
La vue de ma mère qui suffoque dans les bras de Franck me fait fermer les yeux. Sans réfléchir aux conséquences, je prends une décision qui peu paraître débile, mais qui est nécessaire pour détourner l'attention.
- Lâche ma mère et je viens avec toi.
- Quoi ?! s'exclame à l'unisson ma mère et les deux frères.
J'entends vaguement les protestations de mes trois proches, mais je n'en tiens pas compte. S'il laisse ma mère, j'aurai peut-être le temps de l'assommer ou de le blesser avec un ustensile de cuisine... Ou n'importe quoi d'autre, d'ailleurs...
Franck reste impassible mais ses yeux le trahissent. Il camoufle comme il peut l'étonnement que cela lui procure. Il ne pensait pas j'allais accepter aussi facilement...
Heureusement que je ne compte pas le faire. Il est hors de question que je le suive. Mais ça, il ne le sait pas encore.
Il laisse ses bras retomber le long de son corps, un sourire vainqueur au visage. Ma mère se précipite derrière Hakan et Adriel. J'en profite pour me décaler de quelques pas vers le comptoir, attrapant un petit couteau pointu rangé dans un compartiment.
Franck sourit, le bras tendu vers moi. Le couteau derrière le dos, j'approche.
- Kami, arrête ! Je ne te laisserai pas partir avec lui ! hurle ma mère d'une voix stridente.
Il continue pourtant de me tendre la main. Alors que nos doigts allaient se toucher, Hakan bondit sur Franck. Je fais un bond en arrière, lâchant mon arme de fortune.
Ils tombent lourdement sur le sol. Ne sachant que faire, je recule de quelques pas, laissant place aux coups de poings qui commence à s'enchainer.
Avec stupeur, je remarque que les ongles d'Hakan s'allongent et se transforme en de longues griffes acérées. Il assène une violente griffure sur le visage de Franck. Ce dernier laisse sortir de sa bouche un couinement de douleur. Puis, une avalanche de poudre blanche s'abat sur son visage. Adriel avec une discrétion absolue s'était approché et vient de lui vider le contenu d'une petite fiole au dessus de la tête.
De la Poudre de Lune...
Franck ferme les yeux en toussant, avant de se taire et de soudainement relâcher tous les muscles de son corps. Sa respiration se fait de plus en plus lente et le silence sonne comme un calme bienveillant dans la cuisine.
- Il s'est endormi ? demandé-je, effarée, ne lâchant pas Franck des yeux.
Hakan se relève en s'époussetant les mains.
- Oui. La Poudre de Lune fait des merveilles. Mais il vaut mieux l'attacher avant qu'il ne se réveille.
- On a quelques minutes, complète Adriel.
Sans se consulter, l'un prend ses bras et l'autre ses jambes, puis le porte jusque dans le bureau de ma mère.
Ma mère. Cette femme stricte et carrée, qui était si douce avant. Comment réagi-t-elle face à tout ça ?
Pendant qu'Adriel et Hakan disparaissent dans le bureau, je prends ma mère par la main.
- Ça va ? je lui demande en la détaillant. Ses yeux gris sont perdus dans le vague, son visage est crispé pas le choc.
- Il va sûrement falloir qu'on parle de tout ça.
J'acquiesce silencieusement. Ma mère sait sûrement des choses qui me sont inconnues. Ou alors elle ne sait rien du tout...
- Depuis quand ? me demande-t-elle.
Je lui demande d'un regard un éclaircissement.
- Depuis quand connais-tu l'existence des métamorphes ?
Ma première hypothèse était donc la bonne. Ma mère sait bien plus de choses qu'elle n'en laisse paraître.
- Un peu moins d'une semaine, soufflé-je. Mais tout a commencé lundi dernier... Des évènements bizarres se sont enchainés...
- Comme quoi ? me demande-t-elle aussitôt.
Je la regarde quelques secondes. Ses traits sont un peu moins tendus. Elle se laisse tomber sur le canapé. Je m'assois à côté d'elle, réfléchissant à ce que je peux lui répondre. Je ne peux pas tout lui raconter... ça prendrait un temps considérable ! J'ai de quoi écrire tout un livre avec ce qu'il m'arrive !
- Ce serait beaucoup trop long à raconter, je lui réponds finalement. Un jour, je t'expliquerai tout en détails, je te le promets.
Elle hoche la tête, sceptique. Quant à moi, je juge bon de l'informer de ma condition de métamorphe. Peu importe sa réaction, elle doit savoir...
- Maman, commencé-je, nerveuse, je dois te dire quelques chose. Je... je suis comme eux, maintenant...
Elle hoquette en portant sa main à sa bouche. Ses yeux grands comme des soucoupes, elle balbutie :
- Tu... Non... J'ai...
- Tu as quoi ? l'encouragé-je doucement.
- J'ai tout fait pour que ça n'arrive pas... J'ai surveillé chaque personne que tu fréquentais pendant tes quinze premières années... On m'avait dit qu'une fois les quinze ans passés, le Déclenchement n'était pas possible..., m'avoue-t-elle en secouant la tête.
J'accuse le coup. Ma mère sait effectivement des informations qui me seront sûrement cruciales pour la suite. J'analyse rapidement ses paroles. Il y a une chose qui bloque dans tout ça.
- Je ne comprends pas, pourquoi ne suis-je pas née métamorphe ?
- Je ne sais pas... Mais si tu es maintenant au courant de tout cette histoire, ça veut dire qu'il nous ont retrouvées... Rien n'est laissé au hasard dans ce monde, Kami.
Je n'ai pas le temps d'argumenter, je sens une voix familière me parler dans ma tête.
Allez, prends ton courage à deux mains et aborde le sujet, je sais que tu en meurs d'envie.
J'inspire un moment et suis les conseils de Victor.
- Tu sais, je sais tout ce qu'a fait mon père.
Ma mère tressaille en enfouissant sa tête dans ses mains.
- Pourquoi tu ne m'en as pas parlé ? je reprends plus lentement.
Elle se frotte les yeux, ayant brusquement pris vingt années de plus sur les épaules.
- Je suis désolée. Je ne pensais pas que la partie métamorphe de ton père se manifesterait.
Des dizaines et des dizaines de questions ne demandent qu'à être posées. Je décide d'y aller en douceur, ma mère ne semble pas trop remise d'avoir revu des métamorphes... Je n'en choisi intelligemment qu'une, qui j'espère ne va pas m'en donner d'autres...
- Comment as-tu su ce qu'il était ? Raconte-moi pourquoi tu as décidé de le quitter...
Je me doute que c'est à cause de la folie meurtrière qui a pris mon père à ce moment-là, mais j'ai besoin d'entendre sa version des faits. Je veux savoir pourquoi je n'ai grandi qu'avec un seul parent sur deux.
Ma mère prend une grande et longue inspiration, se préparant à parler.
- J'ai connu ton père assez jeune, vers dix-sept ans. Ça a tout de suite été le grand amour entre nous... À dix-huit ans, j'ai quitté la maison la maison de mes parents, partant vivre avec lui. Quelques années étaient passées, je ne me doutais pas qu'il n'était pas vraiment humain. Lorsque je suis tombée enceinte, j'étais tout simplement heureuse. J'habitais avec l'homme que j'aimais, j'avais un travail stable, et j'allais avoir un enfant. Ton père n'a pas été si content que moi. Dans la seconde où je lui ai appris la nouvelle, il est parti, prétendant avoir envie de prendre l'air. Il n'est pas revenu. Durant une semaine, j'étais anéantie. Je suis restée chez moi pendant sept jours. Avant qu'on n'ait toqué à la porte. C'était ton père, il revenait. Ses yeux brillaient de larmes, il s'est excusé au moins des centaines de fois de m'avoir laissée sans nouvelles. Au final, il avait autant hâte que moi que tu viennes au monde.
J'écoute attentivement ma mère, pendue à ses lèvres. Jusque là, rien ne semble bien grave. Mais je sais que le pire reste à venir quand je remarque que ses traits se sont tendus et que ses yeux graves se sont posés sur moi.
- Sauf que j'ai su bien plus tard que nous n'avions pas les mêmes réjouissances à propos de ta naissance. Le même jour où il est réapparu, il m'a avoué qu'il était un métamorphe. Il m'a également admis que c'était pour cette raison qu'il a voulu partir. Et évidemment je l'ai cru. Je lui ai certifié que je m'en fichais qu'il soit métamorphe ou non, tant qu'il restait à mes côtés. Les mois passaient, mon ventre grossissait. L'excitation de ton père faisait plaisir à voir, mais j'aurais dû voir que ça n'avait rien de l'enthousiasme d'un père. On aurait dit qu'il attendait quelque chose de toi... Alors que tu n'étais encore qu'un fœtus.
Mes sourcils se froncent. C'est apparemment là que ça bloque.
- On dit que l'amour rend aveugle. Je peux te dire que c'est vrai. Je n'ai pas vu que les attentions de ton père à ton encontre n'étaient pas bienveillantes. Plus les jours passaient, plus je me posais des questions sur la nature de mon mari. Je l'ai souvent questionné à propos de son espèce. Un jour d'automne, des soit-disant amis de ton père sont venus à la maison. Je me doutais bien que c'étaient des métamorphes. Ton père m'a demandé de monter à l'étage, ils devaient parler. J'ai obéi. Mais les minutes passaient et je trouvais que leur petite réunion devenait trop longue. Alors, discrètement, j'ai descendu les escaliers... Arrivée au milieu des marches, j'ai tendu l'oreille. Je les ai entendus discuter de toutes sortes de choses que je ne comprenais pas... Mais lorsque j'ai cru percevoir des mots chuchotés comme "guerre", "division des tribus", "nouvelle race", "expérience sur les enfants", "des essais sur ma fille", j'ai remonté les escaliers le plus doucement possible, pour ne pas attirer l'attention. Je savais que quelque chose ne tournait pas rond. Ton père avait des projets qui m'inquiétaient au plus haut point. Le passage te concernant m'a fait tiquer. Il voulait faire des expériences sur toi. Je ne savais pas si j'avais réellement bien compris, mais il était hors de question que je prenne des risques. Les idées de ton père m'échappaient, mais il ne m'en avait pas fallu plus pour prendre une grande décision. Il fallait que je m'éloigne avant qu'il ne te fasse du mal.
Retenant ma respiration, j'attends qu'elle reprenne son souffle.
- Alors c'est que j'ai fait. J'ai fui. Les jours suivants, je préparais discrètement mes affaires, prenant avec moi des objets ça et là. Je n'ai pris que le stricte nécessaire. Ton père ne se doutait de rien, j'essayais de garder le même comportement que d'habitude. Puis le jour de partir est arrivé. Ton père s'est absenté un matin, j'en ai profité pour m'échapper de ses griffes. J'ai voulu aller chez mes parents, mais je savais que c'était là-bas qu'il viendrait me chercher. Alors j'ai voyagé dans la France, cherchant un endroit où me loger. J'ai oublié ton père, j'étais désormais sûre qu'il avait des idées malveillantes pour sa race. J'ai trouvé cette maison à Laruns, cette petite ville près des Pyrénées m'a paru très accueillante pour nous deux.
Ma mère sourit vaguement face à un souvenir qu'elle seule peut voir.
- Tu es née un jour de décembre. Je me souviens qu'il pleuvait des cordes, l'averse a duré plusieurs jours. Je suis restée à l'hôpital le temps que la pluie passe ; je ne voulais pas que tu sois malade. Mais il fallait bien rentrer chez nous et le mauvais temps restait. Alors que je m'apprêtais à passer les portes vitrées pour sortir, un crachin a remplacé la pluie battante. J'ai profité de l'occasion pour courir jusqu'à ma voiture. Dès que j'ai ouvert la portière, je me suis jetée sur le siège, ton corps endormi dans mes bras. Et une chose magnifique s'est produite. Je m'en souviendrais toute ma vie tellement c'était beau. Ton petit corps dans mes bras, j'attendais un peu avant de prendre la route. Là, tu as tendu ta petite main fripée vers mon visage et tu as ouvert les yeux. Tes grands yeux bleu turquoise m'ont regardée pendant quelques secondes, avant que tu ne regardes par la vitre. Au même moment, la pluie a cessé et le soleil a pointé le bout de son nez. Tu m'as ensuite sourit, tes mains sur mon visage... Je savais que ce soleil brillait pour toi. Que ton père ne serait pas là pour faire apparaître la pluie et le tonnerre. Que ce soleil te guiderait.
Émue et la voix tremblante, je prends la main de ma mère.
- Tu ne m'avais jamais raconté ce moment..., bredouillé-je.
Le sourire tendre de ma mère me fait tant plaisir. Voilà un si long moment que je ne l'avais pas vue sourire ainsi. Ses yeux brillent de larmes qui ne coulent pas, des larmes de joie. Mais elles se tarissent vite lorsque son sourire disparait.
- Tu as grandis beaucoup trop vite à mon goût. Le temps passait rapidement, tu commençais à comprendre que contrairement à tes copines d'école, tu n'avais pas de papa. Tu m'interrogeais souvent à ce sujet. Je te mentais et te répondais tout le temps la même chose : "Papa est parti car il ne voulait plus de nous." Tu n'étais pas très bavarde à l'époque, tu ne posais pas plus de questions... Pourtant plus tu devenais mature, plus tu cherchais à revoir ton père. Comme je te l'ai dit plus tôt, la limite de Déclenchement est normalement jusqu'à quinze ans. Je me suis souvenue de cette information le jour de tes quinze ans. Le soir même, je me suis empressée de te mentir et de te dire qu'il était mort, pour te protéger de lui. Il était hors de question que toutes années de crainte partent en fumée juste à cause de l'adolescente beaucoup trop curieuse que tu étais... Ce serait se jeter dans la gueule du loup...
- Mais maman, tu m'as bien dit que tu as emménagé ici, à Laruns, pour le fuir... Où habitais-tu avant ? J'ai toujours cru que tu étais née là.
Ma mère sourit, les yeux dans le vague.
- On habitait près d'une côte, dans l'Ouest de la France. Notre maison avait une vue sur la mer... C'était sublime...
- Mais, tes parents -mes grands-parents donc- n'ont jamais cherché à te revoir ? Je ne les ai jamais vus...
Les yeux de ma mère se teintent de tristesse et de regret.
- Je leur avais dit avant de partir que je quittais ton père et que j'avais besoin d'espace pendant un certain temps... Je les avais prévenus qu'ils ne risquaient de ne pas me voir avant longtemps...
Mes grands-parents... J'aurais adoré partager des moments avec eux...
- Je veux les rencontrer, déclaré-je, sûre de moi. Je ne savais même pas que mes grands-parents maternelles étaient encore en vie... Ça fait dix-huit ans que tu ne les as pas vus, maman... Dix-huit ans...
Ma mère me prend soudainement dans ses bras. Je m'appuie sur le dossier du canapé pour ne pas tomber.
- Je suis tellement désolée, murmure-t-elle dans mes cheveux. Tellement désolée d'avoir fait les mauvais choix. De t'avoir privée de tes grands-parents, de t'avoir privée de moi, dans un sens, car c'est de ma faute si tu m'as détestée ces dernières années...
- Ce n'est pas ta faute, argumenté-je. Je ne t'ai pas détestée, je croyais que c'était toi, qui me détestais. On ne se parlait plus après que tu m'aies annoncé pour mon père...
- Je ne te détestais pas non plus..., se défend-t-elle. J'ai préféré mettre un peu de distance entre nous au début, j'ai pensé que tu avais besoin de recul pour encaisser la nouvelle... Mais j'ai encore une fois fait les mauvais choix...
- Tu n'as fait aucun mauvais choix, maman. Tu m'as protégée de mon père fou à lier... Et tu t'es protégée aussi car je ne pense pas que tu serais encore intacte à l'heure qu'il est...
- Tu sais ce qu'il a fait ? J'avais donc raison de nous éloigner de lui... ?
- Oui, maman. Il a tué des milliers de métamorphes et d'humains juste avec les idées qu'il a soulevées. Et pas qu'en France. Ne t'en veux pas, maman. Tu as été parfaite sur toute la ligne.
Ma mère me serre en peu plus fort contre elle, le cœur battant la chamade.
- Il y a quelque chose que je ne comprends, murmuré-je après plusieurs secondes de silence. Il ne t'a jamais retrouvée ? Je veux dire qu'il aurait pu partir à ta recherche, tu es quand même partie avec son enfant, à lui aussi.
- Il ne m'a visiblement pas encore retrouvée. Il y aurait des signes, sinon. Il aurait sûrement cherché à me contacter...
Je m'écarte soudainement de ma mère, les yeux exorbités. Le mot que j'ai trouvé sur le bureau... Il est de mon père. J'en suis presque sûre.
- Kami ? Quelque chose ne va pas ?
J'allais répliquer lorsqu'un bruit sourd résonne dans le bureau, justement. Franck me revient brutalement en mémoire. J'avais complètement oublié ce contre-temps...
- Reste là, avertis-je ma mère. Je m'en occupe avec Hakan et Adriel.
Elle hoche la tête, soucieuse, et allume la télévision, décidée à ne pas écouter ce qu'on va dire. Sans perdre mon temps, je marche jusqu'à la provenance du bruit.
Je pénètre dans la pièce et tombe nez-à-nez avec le regard marron et meurtrier de Franck. Il a revêtu le visage avec lequel il a fait du mal à ma mère. Le vrai sûrement...
Attaché à une chaise en bois par les poignets et les chevilles, il a le visage couvert de griffures et du sang perlent sur sa peau légèrement bronzée.
Je remarque Hakan qui lui tourne autour tel un vautour, le regard noir. Adriel est adossé sur un mur, les bras croisées sur le torse, en retrait.
- Pourquoi est-il encore plus couvert de sang que tout à l'heure ? je demande sans la moindre émotion.
Hakan laisse se dessiner un rictus méchant sur le visage.
- Désolé... Je me suis un peu emporté, je crois.
Franck grogne en réponse, cherchant à se libérer. Adriel secoue la tête, las. Il intervient dans la conversation, en trainant des pieds vers nous.
- Lorsque mon frère aura fini de blesser Franck, peut-être pourra-t-il répondre à nos questions, soupire-t-il en se plaçant devant le détenu.
- Je l'ai à peine touché ! se défend Hakan avec la voix d'un enfant. Ce n'est pas ma faute s'il ne veut pas répondre...
Je secoue la tête, blasée. Cette situation est désespérante.
- Je ne vous dirai rien, insiste Franck. Me torturer ne servirait à rien, je guéris de toute façon.
- Non, sans blague ! s'égosille Hakan avec cynisme. Qu'on me retienne, je vais le tuer.
Adriel lui lance un regard lourd de sens, avant de sortir de sa poche de manteau une petite boite en verre, avec une quantité minime de poudre violette pâle, étendue dans le fond.
- Qu'est-ce que c'est que ça ? De la poudre de vérité ? ironisé-je.
Mais il me répond le plus sérieusement du monde :
- En quelque sorte... Mais avec un petit supplément non négligeable qui risque de plaire à Hakan...
Hakan sourit d'une façon qu'on pourrait qualifier de psychopathe. Ses yeux brillent d'impatience. J'ai toujours dit qu'il était fou...
- Je vais le faire, alors, s'interpose-t-il entre Franck et Adriel. Je sais comment ça fonctionne.
Adriel le regarde impassiblement pendant quelques secondes, avant de lui tendre la boite. Je regarde Hakan s'approcher de Franck, la démarche menaçante et féline.
- Hakan. Ne sois pas trop... dur, avec lui, déclare Adriel d'une voix hésitante. Si tu vois ce que je veux dire.
Un voile passe devant les yeux d'Hakan, avant qu'il ne hoche la tête. Je fronce les sourcils d'incompréhension. Il y avait clairement un sous-entendu dans la phrase d'Adriel...
Hakan ouvre la boite et pose le bout de son index dedans. La poudre auparavant violette claire se fonce au contact de sa peau.
- Je réessaie une dernière fois, murmure Hakan, menaçant. Tu as encore le choix de tout avouer de ton plein gré. Que faisais-tu aujourd'hui ici ?
Nous regardons l'intrus, les yeux curieux. Il lève les yeux vers moi, et me toise méchamment. Hakan laisse passer une dizaine de secondes puis applique brutalement son doigt sur le front de Franck.
Presque aussitôt, le détenu se recourbe sur lui-même en grognant de rage. Ses yeux marrons d'une teinte déjà surnaturelle se mettent à luire aussi vivement que deux torches. Je détourne les yeux, aveuglée. Je vérifie leur couleur peu après. Ils virent à un marron extrêmement clair.
En me faisant sursauter, Franck laisse échapper un rugissement de fureur, les canines aussi longues que mon pouce.
- Ah, voilà qui est intéressant, déclare Hakan en lorgnant sur la bouche de l'énervé, un métamorphe loup... Ça confirme au moins mon hypothèse. Tu fais partie des Noths. Je vais prendre un malin plaisir à te torturer.
- Hakan ! m'exclamè-je. Je ne sais pas ce que fait cette poudre, mais elle me semble suffisamment douloureuse, pour qu'il sorte autant les crocs... Peut-être faudrait-il essayer autre chose que de le torturer.
- Que proposes-tu ? me dit-il méchamment. Il a essayé d'enlever ta mère, Kami ! Et il en aurait fait de même avec toi si nous n'avions pas été là. Il vous aurait fait du mal. Je crois que tu ne te rends pas compte de la situation.
Il a probablement raison, mais ce n'est pas humain de torturer les gens, ça serait se rabaisser à son niveau...
Franck hurle à la mort, la tête baissée. Puis, d'un coup, il la relève et la poudre violette sur son front commence à s'estomper.
- Ça veut dire quoi, ça ? crié-je, apeurée.
Le visage perplexe d'Adriel ne fait que redoubler mon effroi. Il affirme pourtant d'une voix grave :
- Il lutte contre la poudre. Lui faire avouer sans ce recours va être compliqué.
Il ne reste plus rien à faire... Si on veut savoir, je n'ai qu'une seule solution. Faire appel à Victor.
- Victor ? Que dois-je faire pour qu'il dise la vérité sur sa venue ici ? Je ne veux pas le torturer, même s'il le mérite sûrement...
Il me répond presque aussitôt, pressant.
- N'utilise surtout pas ton pouvoir de télépathie avec lui, c'est beaucoup trop dangereux... Je sais que l'idée t'a effleuré l'esprit. Essaie plutôt de faire le lien avec les Noths. Souviens-toi de la raison pour laquelle la tribu Unez s'est divisée pour devenir les Midas et les Noths...
Je réfléchis en quatrième vitesse, sentant les trois paires d'yeux des métamorphes me fixer. Mes yeux ont dû recommencer à luire. Mais je ne m'attarde pas sur ce problème.
La première tribu à Laruns s'est divisée à cause des idées de mon père. Les Midas sont contre, alors que les Noths sont pour. Franck fait partie des Noths. Une illumination me vient.
- Tu connais mon père, n'est-ce pas ? lui demandé-je. C'est lui ton chef. Tu voulais nous kidnapper pour lui livrer.
Une grande surprise envahit ses yeux encore brillants de façon surnaturelle.
- Tu es plus intelligente que tu ne le laisses paraître... Tu aurais fait des merveilles chez les Noths, tu le sais ? Et il n'est pas trop tard pour te joindre à...
- Tais-toi !!! vocifère Hakan, une veine palpitante sur la tempe.
Un sourire niais se dessine sur le visage de Franck. Hakan serre les poings et fait un pas dans sa direction. Je le retiens par le bras. Je toise Franck sans ciller.
- Tu vas nous dire pour quelle raison mon père voulait nous voir, ordonné-je, autoritaire.
L'histoire que m'a raconté ma mère tout à l'heure me revient en mémoire. Un frisson de colère me parcourt. Ces aveux n'ont fait qu'agrandir ma haine déjà immense pour mon paternel.
Franck tourne les yeux vers moi.
- Il ne veut pas seulement vous voir. Il vous veut à ses côtés.
- Jamais ! criè-je suffisamment fort pour qu'Hakan et Adriel sursautent.
- Une guerre se prépare, continue Franck en ignorant ma réplique.
En sentant Hakan tressaillir et serrer les dents près de moi, et Adriel baisser la tête, je sais qu'il dit vrai. Si une guerre approche, cela expliquerait un tas de choses...
- Que va faire mon père de ma mère ? m'enquis-je durement.
Si ma mère s'est enfuie comme elle me l'a dit précédemment, je ne pense pas que mon monstre de père va l'accueillir avec une tasse de thé et des biscuits...
- Je ne sais pas, répond Franck. Il se sent un peu seul depuis que sa compagne a disparu il y a une dizaine d'années.
- Et bien qu'il le reste ! crié-je à m'en arracher les cordes vocales. Il est hors de question qu'il prenne ma mère. Il a gâché sa vie ! Je garde ma mère !
- Je comprends ta réaction, s'exprime-t-il calmement en tirant légèrement sur les cordes qui entravent ses poignets. Je suppose que ça doit être dur de ne pas avoir la présence de sa mère pour grandir, siffle-t-il en coulant un regard en biais aux deux frères.
Il n'en faut pas plus pour Hakan. Il se jette avec rage sur Franck. Mais aussitôt, juste avant qu'Hakan n'ait pu toucher le détenu du bout des doigts, Adriel, aussi rapide que la lumière, le fait reculer jusqu'au mur derrière moi.
- J'ai donc raison, murmure Franck pour lui-même.
Adriel plaque encore Hakan sur le mur, lui chuchotant des mots que je n'entends pas. Légèrement hébétée par toute cette situation, je regarde Franck les interpeller.
- Eh les louveteaux !
Adriel et Hakan se tourne d'un même mouvement vers lui, la rage étincelant au fond de leurs yeux. Je vois bien qu'Adriel a du mal à se contenir. Hakan, lui, essaie carrément de se libérer de la poigne de son frère pour aller s'en prendre à Franck, mais Adriel tient bon. En un quart de seconde, toute la haine disparait de ses traits. Il est redevenu aussi calme que d'habitude. Cela ne fait pourtant qu'accentuer la colère d'Hakan, qui se débat comme un diable pour échapper à sa prise.
Je fais tout à coup une constatation. Les deux frères sont d'un opposé flagrant. Le jour et la nuit. Adriel est la force tranquille, le fleuve calme et limpide. Hakan est tout le contraire. Son sang-chaud et sa force ont dû lui valoir de nombreuses réprimandes. Hakan est un volcan qui menace d'entrer en irruption à tout moment. Ils sont l'eau et le feu.
Franck toussote ostensiblement pour qu'on revienne à lui. Nous étions tous les trois plongés sans le vouloir dans nos pensées. Franck déclare d'une voix grave et posée :
- Je sais où est votre mère.
Je retiens mon souffle. Adriel réagit au quart de tour.
- Notre mère est morte.
- En es-tu sûr ? répond-t-il du tac au tac, les yeux brillants de sérieux.
- Non, mais elle nous a abandonnés. Alors elle est morte à nos yeux.
- Elle ne vous a pas abandonnés. Je connais la vérité. Relâchez-moi et je vous conduis à elle.
- Tu mens ! crache Hakan, mauvais. Notre père adoptif a fait des recherches sur elle. Elle s'est volatilisée dans la nature. Comment aurais-tu pu savoir où elle se trouve ?
- Relâchez-moi et je vous dis tout.
- Tu veux qu'on te relâche alors que tu allais kidnapper deux personnes pour les livrer à un meurtrier ? Sérieusement ?
Franck le fixe sans détourner les yeux. Hakan s'approche dangereusement de lui, la colère s'étant rallumée dans ses iris. Il s'arrête tout près du visage de Franck, et lui susurre :
- Tu nous dis où elle se trouve. Si tu dis la vérité et qu'on la retrouve, on revient te libérer ici. Compris ?
- Vous m'emmenez avec vous, insiste-t-il.
Hakan se prend la tête entre les mains, agrippant ses boucles de cheveux noires si fort que j'ai bien peur qu'il ne les arrache.
- Je vais le...
- Hakan, le réprimande Adriel en l'éloignant de Franck. Laisse-moi faire.
Hakan se passe la main sur sa bouche, comme pour ne pas laisser sortir un flot d'insultes. Quant à moi, j'insiste à la scène comme si je regardais un film. Voir sans pouvoir interagir. Je ne sais pas quoi faire. Et il vaut mieux que je ne fasse rien, de tout manière. Je regarde donc Adriel poser ses paumes bien à plat sur les épaules de Franck.
Ce dernier semble bien plus qu'intrigué par son initiative. Et j'avoue je le suis aussi. Que fait-il, au juste ?
Après quelques minutes de silence pesant, Adriel relève la tête et hoche imperceptiblement la tête vers Hakan. Avec un cri d'effroi de ma part, Hakan se précipite sans demander son reste sur Franck. Il l'assomme d'un coup de poing d'une violence inouïe. Je crois que j'ai même entendu le nez de la victime craquer sourdement. Je ne sais pas si c'est le fruit de mon imagination ou si c'est réel...
- Mon Dieu ! lâche Hakan en secouant ses phalanges. C'est dingue à quel point ça fait du bien. J'avais envie de faire ça depuis tout à l'heure. Un bon coup dans sa gueu...
- Hakan, je l'interromps calmement.
J'inspire doucement avant d'exploser.
- Mais qu'est-ce que tu as fait ?! On aurait pu savoir où se trouve votre mère... !
Adriel se dirige vers le salon, Hakan sur les talons, tous deux dans une décontraction déconcertante... Comme si rien de tout ceci ne venait d'arriver...
- Je sais où elle est, m'informe Adriel, sa voix portant jusqu'à moi, comme je me suis encore à côté de Franck, assommé. Elle se trouve chez lui.
- Comment as-tu fait pour savoir ?
- L'un de mes pouvoirs.
Avec choc, je les suis enfin. Ma mère, encore assise sur notre canapé, se relève à notre passage.
- Alors ? demande-t-elle d'une voix angoissée.
Je lui réponds rapidement, les deux frères se dirigeant déjà vers la porte d'entrée.
- Changement de programme, maman. On sait où se trouve la mère disparue d'Adriel et Hakan.
Les yeux de ma mère s'agrandissent de surprise. Avant qu'elle n'aie le temps de me dire quelque parole, j'interviens :
- Sais-tu où habite Franck ?
- Heu... oui, bredouille-t-elle. Mais on ne peut pas laisser Franck ici, il risque de s'enfuir ! s'inquiète-t-elle brusquement.
- Aucun risque, répond froidement Hakan. Il est actuellement dans un profond sommeil et les cordes avec lesquelles il est attaché ont été ensorcelées.
Nous nous dirigeons sans plus attendre vers la voiture de ma mère, cette dernière encore un peu sonnée. Et j'admets que moi aussi. Si ça ce n'est pas un revirement de situation, je ne sais pas ce que c'est ! Dire qu'à la base nous voulions juste savoir pourquoi Franck s'était infiltré chez nous... On n'en est ressorti avec l'emplacement de la maison de Franck, là où la mère des métamorphes -qu'ils n'ont soit dit en passant jamais connue- semble résider...
Sur la route, j'explique rapidement la situation à ma mère, toute la conversation que nous avons eue avec le métamorphe Noths. Ça a le don de la mettre dans tous ces états, surtout le passage où mon père dit vouloir nous récupérer. Il sait où nous habitons, maintenant.
Quelques minutes plus tard, ma mère se gare dans une rue. Les lampadaires allumés depuis peu éclairent doucement la rue déjà sombre. Le soleil se couche tôt l'hiver.
Nous marchons en silence jusqu'à une maison avec l'extérieur en pierres apparentes. Je ne pense plus à rien. J'essaie juste de me souvenir à partir de quel moment exactement ma vie est devenue aussi bizarre.
Je souffle et suis Hakan qui ouvre la marche vers cette maison lugubre.
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Vraiment désolée pour tout ce temps ! J'espère que je suis pardonnée ! (C'est quand même un très long chapitre, non ? ;)) Je dédie ce chapitre à minimarion82 car elle va me faire une critique sur son livre de critique, et je trouve ça super sympa qu'elle aie accepté ! (Au fait si vous voulez un avis sur votre histoire, vous pouvez lui demander, elle cherche du monde ! ;))
Qui s'attendait à Franck, alors ? x) (Et non, la rencontre avec son père n'est pas pour aujourd'hui ! :))
Vous en savez désormais plus sur le passé de sa mère ! (Passé assez dur, non ? ;))
Alors comme ça, la mère des métamorphes se trouve chez Franck ? Bizarre, non ? ;)
Sinon, un chapitre avec un peu d'action ! Je suis sûre que vous continuez à vous poser plein de questions... (Autant que Kami, j'en suis persuadée ! :)) Si vous avez des idées pour la suite, lâchez un commentaire, ça me fait plaisir de vous lire ! ;)
❤️❤️❤️
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