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Elle me regarda par-dessus le rebord de sa tasse, de ses iris métalliques aux profondeurs insondables. Et puis elle sourit, tout doucement, comme si j'avais été un chat sauvage. Pourtant, de nous deux, c'était elle qui avait besoin d'être apaisée.

Pourtant, mon ventre s'est noué en voyant ce sourire si doux. Quelque chose clochait, et je redoutait ce qui s'apprêtait à venir.

— Bien sûr que non.

Les doigts légèrement tremblants, je déposais ma tasse sur la table basse à mon tour. Comment parvenait-elle à dire ça en souriant ? Comment parvenait-elle à dire ça avec une voix si calme, presque joyeuse ? Comment ?

— Tu veux parler ?

C'était la seule réaction qui me semblait appropriée. Stupide, inutile, je le savais bien, mais la culpabilité de laisser cette ado perdue seule m'aurait taraudé toute mon existence.

En guise de réponse, elle s'est contentée d'hausser les épaules. Pourtant, je voyais sa lèvre inférieure trembler.

— Je ne sais pas, soupira-t-elle. Je ne te connais pas. Tu as au moins cinq ans de plus que moi. Quel est mon intérêt ?

— Ça pourrais te faire du bien. Si tu acceptes de prendre le risque de te confier à une inconnue, tu n'auras pas à craindre mon jugement, ou de me recroiser.

— De toute façon, c'est pas bien grave, comparé à d'autres.

— Ça veut pas dire que ça ne fait pas mal.

Elle m'observa à nouveau, semblant me juger du regard. Ses yeux s'étaient faits méditatifs, un peu portés dans le vague, comme si elle pesait le pour et le contre. Finalement, Aristide s'empara à nouveau de sa tasse et en but une petite gorgée.

— En soi, tout va bien. (Sa voix tremblait) C'est juste que... Des fois, y'a comme un trou dans mon cœur. J'ai tout pour être heureuse, pourtant. Des super amis, je m'en sors bien à l'école, mes parents ont même accepté que je me fasse cette teinture, ajouta-t-elle en riant amèrement. Mais ça va pas. Quand je réfléchis à l'avenir. J'ai peur — non, je suis terrifiée, complètement terrifiée. Qu'est-ce qu'il va se passer ? Est-ce que notre génération aura toujours un monde ? Est-ce que notre planète sera pas trop flinguée, et qu'on pourra survivre dessus ? Et y'a pas que ça.

Je remarquais que ses doigts tremblaient. La jeune femme absorba une nouvelle gorgée du liquide mentholé, peut-être pour se donner une contenance, peut-être pour réchauffer son cœur. D'un petit geste de tête, je l'encourageait à poursuivre.

— Et moi, dans tout ça, je suis quoi ? Où est ma place ? Qu'est-ce que je suis censée devenir ? On me demande de choisir dans quoi m'orienter — comment faire, alors que je ne sais même pas quoi porter demain ? Comment je fais, putain ? Et en plus, autour de moi, tout le monde change. Mes amis font des choix, s'engueulent, se mettent en couple, ils grandissent, quoi. Moi, je reste là, complètement paumée, à chercher. Mais chercher quoi ? Je le sais même pas !

Son discours se faisait de plus en plus enflammé. Aristide perdait sa réserve, elle se laissait aller, et quelques larmes s'accumulaient dans ses beaux yeux. Sous mes yeux, le petit bout de femme prenait vie alors qu'elle parlait de ce qui tourmentait son cœur.

Alors qu'elle parlait, je revivais mes propres heures adolescentes, le temps que j'avais passé à me forcer de me taire, de peur qu'on se moque de moi. Pourtant, Aristide semblait suivre le même chemin de pensées que moi, cinq ans plus tôt. Ses mots, c'était aussi les miens.

En fait, Aristide, c'était la voix d'une jeunesse qui s'était trop longtemps tue. 

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