Chapitre vingt-trois
RENFRI
Mon corps criait grâce. Chacun de mes muscles me hurlait avec une ferveur hérétique : « plus jamais ! ». Même si j'étais déjà monté à cheval dans mon enfance, pas sur une grande distance et encore moins une journée entière. Chaque mouvement me coûtait et je ne souhaitais qu'une chose ; me rouler en boule et attendre que la douleur passe. Mais je ne pouvais pas me permettre un tel luxe, pas quand Sekhir préparait notre camp, me laissant tout loisir d'aller me rafraichir au niveau du petit cours d'eau qui serpentait dans le lointain, se perdant entre les montagnes imposantes qui grimpaient jusqu'aux cieux et leur cime disparaissant derrière les nuages.
Nous n'étions pas encore dans le Royaume de Kagy, mais bien là où aucun Roi, ni aucune Reine ne se trouvait. Une contrée sauvage entre Kagy, Nefen, Etela et Oléa. Durant mon instruction, j'avais appris peu de choses sur ce morceau de Terre n'appartenant à personne, s'arrogeant ainsi le droit d'être libre, bien que dans mon souvenir, peu de gens y vivaient.
Nous avions délaissé le couvert des bois pour contourner le Lac des Gelées et ainsi nous diriger droit vers Gylf en passant par les montagnes, là où nous avions le moins de risque de nous faire attraper par la Dragana.
Pour autant, Sekhir demeurait terriblement prudent et silencieux. Je savais pourquoi, alors je prenais le pas de suivre son exemple et ses ordres, sans jamais déroger à cette règle immuable qui avait marqué toute ma vie.
L'écouter et lui confier ma vie.
Je retirai ma cape et mes bottes, frissonnante et épuisée, avant de m'immerger dans l'eau glaciale pour purifier mon corps et nettoyer toute la sueur accumulée de cette journée éreintante. Nous avions chevauché sans nous arrêter, mettant le plus de distance possible entre Naesla et nous, comprenant à quel point notre présence avait mis ce peuple en danger. Nous nous éloignions toujours plus d'Astalos, cherchant à fuir notre mère patrie.
Mes dents claquèrent et je frottai ma peau en grelottant, regrettant les bains d'Archdragon et leur chaleur réconfortante. Notre voyage serait ponctué de la sorte ? Fuir, s'arrêter pour se reposer et repartir ? Les paroles de Zexrandra résonnaient en moi comme de vieilles amies et bien que je comprenne ce qu'il me fallait trouver, je me demandais par quel moyen j'allais réussir à entraîner ces Échos dans mon sillage. Et surtout, comment je devrais m'y prendre pour dénicher quelque chose qui se cachait quelque part sur notre Continent. Tout ça me paraissait impossible, pourtant... pourtant une part de moi savait. Sans que je puisse l'expliquer. Ma tâche. Mon rôle.
Mon destin ?
Je frottai mes cheveux avec un savon trouvé dans ma besace, celle-là préparée pour nous, certainement par les gens de Naesla. Son odeur me piqua le nez, mais défit chaque nœud de ma chevelure.
Je ne traînai pas, ayant trop peur de tomber malade. Je m'extirpai de l'eau avec difficulté, mes jambes n'ayant plus la force de me porter, mes muscles me brûlant comme jamais. Je m'enroulai dans ma cape et me tournai en direction de ce que je pensais être Astalos, bien au-delà du Lac des Gelées.
Mon chez-moi me manquait. Parce que c'était la seule chose que j'avais connu pendant dix-neuf ans. Et aujourd'hui, sans aucun désir, je découvrais le monde, le nôtre, tout ça pour fuir des hommes qui auraient dû protéger Père, qui aurait dû m'aider et non pas me...
Je tamponnai mon corps avec un linge pour m'essuyer et enfilai une autre tenue aux couleurs et aux airs de Kagy ; mieux se fondre dans la masse. Le pantalon, ample, s'arrêtait à mi-cheville et serrait ses dernières par une bandelette plus étroite que le reste. Le haut me compressait la poitrine et gardait cette dernière bien en place. Le tissu recouvrant mes bras était transparent et rêche. Une tenue légère pour une nuit trop fraîche. D'où ma cape bien chaude, qui enveloppait tout mon corps et me donnait cette sensation de me fondre dans un cocon.
Je pris le temps de laver ma tenue de la journée, la frottant à l'aide du savon et faisait partir toute la crasse accumulée par une chevauchée débridée. Le sommeil alourdissait mes paupières et la faim grondait dans mon corps douloureux. Agrippant toute mes affaires, je rejoignis Sekhir au niveau d'un petit feu de camp qui ne payait pas de mine et étendis mes vêtements trempés sur de larges rochers, espérant qu'ils soient secs d'ici notre départ aux premières lueurs de l'aube. Je fus surprise de découvrir une large toile montée sur pics, nous offrant un abri pour la nuit. Je savais qu'oncle Layre usait de ce procédé lorsqu'il partait parcourir Zharroh en tout sens, s'offrant le luxe d'avoir un toit sur la tête, qu'importe l'endroit où il se trouvât. Malgré la fraîcheur ambiante, Sekhir avait délaissé son haut, dévoilant son grand torse et le tracé de ses muscles. Lui ne semblait pas particulièrement souffrir de cette journée. Je fis la moue, quelque peu irritée de ce constat pourtant évident.
Les cheveux se reposaient un peu plus loin, leur robe magnifique sous l'éclat d'un ciel rouge ; le crépuscule dévorant le jour à petites bouchées, se repaissant avec appétit du jour pour le transformer en nuit.
— Viens te mettre près du feu, dit Sekhir, me voyant trembler de froid.
Je ne me fis pas prier et grommelai en mettant du temps à m'installer, mon corps au bout du rouleau et moi avec.
Un fumet particulier provenait d'un petit récipient plongé dans les cendres ; notre repas du soir ?
Sekhir s'accroupit devant moi, une boite entre les mains.
— Qu'est-ce que c'est ? fis-je avec suspicion.
Je voulais dormir. Je me sentais irascible et au bout de mes capacités. Et remettre ça demain et après-demain ? J'ignorai si j'en avais la force. J'ignorai si je réussirai à remonter sur ce maudit cheval au réveil demain.
— La journée a été dure, répondit-il. Je sais que tu es épuisée.
Je préférai garder les lèvres closes, de peur de fondre en larmes. Je me sentais faible et inutile. Sekhir me tirait à bout de bras, avec patience, mais jusqu'à quand au juste ? Le fardeau que je représentais finirait par peser lourd, de plus en plus. Mais sans lui, qu'est-ce que je pourrais faire ?
Il ouvrit la boîte et tout de suite, une odeur se glissa jusqu'à moi ; un étrange mélange aux senteurs exotiques et appréciables, avec une note plus piquante, qui marquait.
— Donne-moi tes poignets, murmura Sekhir.
Ce que je fis, sans trop réfléchir, paumes levées vers le ciel. Il posa la boite par terre et trempa le bout de ses doigts dans un baume blanchâtre avant de venir masser mon premier poignet, puis le deuxième, en des gestes lents et experts.
Ça me ramena à mes nuits agitées, lorsqu'il surgissait dans ma chambre après mes cris et mes pleurs et qu'il utilisait les huiles essentielles de Mère pour apaiser mon corps et mon esprit.
Il ne pouvait pas partir, n'est-ce pas ? Pas après tout ça.
— Il faut que tu ailles te rafraichir, dis-je.
— J'y vais. Tu ne vas pas mourir de faim entre temps ?
Il se moquait sans méchanceté. Je lui tirai la langue et il referma la boîte avant de se relever pour aller la ranger dans ses affaires, glissées à l'entrée de notre tente. Cette dernière m'appelait. Sekhir s'éloigna pour rejoindre la rivière à son tour, quelque peu en contrebas, avant que la nuit ne tombe complètement et ne rende les alentours impraticables à cause de l'obscurité.
J'avançai mes mains près des flammes et profitai de leur chaleur, mon corps se réchauffant doucement. Je sentis rapidement l'effet du baume sur tout mon être. La douleur s'étiola pour ne plus être qu'une sorte d'impression en arrière-plan. Je me sentis dérivée à l'orée de ma conscience ; pas tout à fait le même effet que l'Amplerain, mais pas si éloigné quand même. Je lâchai un soupir d'aise, la fatigue encore là, mais moins étendue. Je devais avoir trop faim pour dormir et je ne me sentais pas assez en sécurité pour le faire, même en sachant que Sekhir n'était qu'à quelques mètres de là, aux aguets même dans l'eau.
Lorsqu'il revint, il étendit lui aussi ses vêtements et vint s'accroupir pour remplir nos écuelles d'un ragout dont la première cuillerée me brûla le palais. La nuit étendit son voile étincelant sur nous et plongea tout le reste dans le noir, dont même les flammes ne réussirent à en percer la carapace.
— Qui deviendra le nouveau Général de ta Tribu une fois que ton père se sera récusé ? finis-je par demander.
Je savais très bien qu'avec la Dragana aux trousses de son fils, Shaji ne pourrait demeurer à son poste.
— Swain, répondit Sekhir. C'est le choix le plus sensé pour mon père.
De la même trempe que Sekhir, Swain était un guerrier né. Lui aussi je le connaissais depuis l'enfance, d'un an mon aîné, donc un peu plus jeune que Sekhir, il était tout à fait capable de mener les troupes du Clan Zamarat. Du moins d'après moi.
— Il va prêter allégeance à Maesuka ?
Sekhir hocha la tête, la mine lugubre.
— Et oncle Layre ?
Je savais qu'un Chef de guerre avait certaines prérogatives par rapport au Souverain en poste et que son serment allait au Royaume plutôt qu'au Régnant. Une subtilité assez étrange, que je n'étais pas sûre de vraiment comprendre d'ailleurs.
— Layre va s'éloigner de la Cité-Mère pour gérer les troupes d'Astalos. Et en toute logique, il va lui aussi placer quelqu'un aux côtés de ta sœur. Vrak n'est que son Conseiller, elle a besoin des Généraux et d'un homme de confiance pour contrôler les Dragans à sa place. Un Chef de guerre ne peut être remplacé aisément et Layre a juré qu'il protégerait Astalos, pas sa Reine. Dans la logique, il a forcément choisi quelqu'un pour prendre sa suite lorsqu'il ne sera plus en mesure d'agir pour le bien du peuple. Maesuka ne peut se permettre de se passer de votre oncle et elle le sait.
Je hochai la tête, comprenant parfaitement cette situation. Un Chef de guerre était une entité dangereuse pour un Souverain.
— Khosa va donc être envoyé à Archdragon.
Le sourire de Sekhir étira ses lèvres, bien que son regard demeurât plus froid, empli de fantômes et de démons en tout genre.
Swain et Khosa aux côtés de Maesuka ?
Je savais qu'elle détestait le premier. Quant au deuxième...
— Swain pourrait-il vouloir... la tuer ? soufflai-je, yeux écarquillés.
— Il n'est pas bête. Il va la jauger et voir de quoi elle est capable. Il agira pour le bien des nôtres et si ça implique de suivre Maesuka dans ses... idéaux, pourquoi pas.
Des idéaux, hein ?
Quels genres d'idéaux vous poussaient à tuer votre père ?
Je ramenai mes jambes contre moi, appuyant mon menton contre mes genoux. Je voulais la haïr. Je voulais lui trouver une raison.
Je voulais juste... comprendre. Savoir pourquoi je devais fuir ma propre demeure. Pourquoi elle s'était arrogé le droit de devenir Reine avant son heure. Mais plus j'y pensais et plus rien n'avait de sens. Ce n'était pas la première fois qu'un Souverain montait sur le trône par une démonstration sanguinaire, mais tuer notre propre...
— Il faut que tu ailles dormir, Ren. Demain va être une longue journée. J'espère traverser ces montagnes avant la nuit.
Elles se dressaient devant nous et plus loin encore. De ce que je savais, Gylf reposait aux côtés de montagnes, sa guilde d'Assassins régnant dans ces dernières, leur tanière taillée à même la roche. Et tout autour de la Cité-Mère, une étendue désertée et non pas désertique, faite de roche et de terre dure et solide. De hauts murs l'enveloppaient et de nombreux bazars se trouvaient en dehors de la ville, permettant aux Nomades et aux étrangers de commercer sans avoir besoin de l'autorisation d'entrer dans la Cité-Mère.
Le climat en Kagy était aussi inhospitalier qu'en Israkt disait-on et il était rare de sentir le vent sur votre peau. Les gens vivaient de ce qu'ils pouvaient ; les plantations ne survivant que très rarement à un climat si rude.
— Tu vas monter la garde toute la nuit ?
Il hocha la tête.
— Laisse-moi t'aider.
— La prochaine fois, Ren. Je ne veux pas que tu t'effondres durant le voyage de demain. D'accord ?
Comme s'il me laissait le choix de toute manière. Je me levai et m'installai sous la tente, après avoir déposé ma cape dans un coin et ramené la couverture sur moi. Elle n'était pas épaisse, mais je fus surprise de découvrir que j'eus vite très chaud. Trop, même. Encore un coup des Elfes et de leur doigt de fée à n'en pas douter. Je me mis en position fœtale, le regard rivé sur notre feu de camp, les pans de la tente repoussée, me permettant ainsi de mieux voir Sekhir.
Il me semblait que j'étais trop épuisée pour dormir et dans ces moments-là, le sommeil vous fuyait toujours, comme pour vous punir d'avoir attendu si longtemps.
Les bruits de la nuit me parvenaient de toute part, mêlés aux morceaux de bois qui crépitaient sous l'appétit des flammes et de leur chaleur iridescente.
Je voulais croire que nous étions en sécurité. Qu'une fois à Kagy, un début de réponse me parviendrait. Mais je ne pouvais m'empêcher de douter. De craindre à la fois pour la vie de Sekhir et pour la mienne. Nous étions liés. De bien des façons. Père s'en était assuré. Avant de mourir. Toute ma vie, il avait veillé à ce que je sois entourée. Pourquoi ?
Je clignai des yeux et l'ombre de Sekhir devint floue. Je m'endormis, tombant comme une pierre.
Les flancs de montagnes nous entouraient. Le chemin serpentait doucement et nous n'avions aucune visibilité sur ce qui se trouvait devant nous. Notre champ de vision demeurait réduit au maximum, d'où la tension palpable de Sekhir, devant moi.
Nos chevaux allaient à une allure régulière, le poids de nos besaces s'ajoutant à nos propres personnes. Je tapotai l'encolure de ma monture pour la énième fois, cherchant à la rassurer ou à me rassurer moi ?
Le soleil brillait avec vivacité au-dessus de nous, m'aveuglant parfois et faisant dégouliner la sueur le long de ma colonne vertébrale.
Mon cheval s'ébroua et commença à s'agiter. Sekhir me jeta un coup d'œil et mes doigts glissèrent jusqu'à ma dague en obsidienne, bien cachée sous ma cape. Je tournai la tête derrière moi, le silence trop opaque pour être naturel. Sekhir dut arrêter sa monture brusquement lorsque des hommes surgirent sur notre chemin, nous barrant la route.
Mon cœur s'emballa en même temps qu'une boule obstruait ma gorge. Les montagnes de Kagy regorgeaient de groupes de malfrats. Deux autres surgirent sur mes flancs, l'un jouant avec un couteau, l'autre les mains dans les poches, un sourire triomphant collé sur sa face rougeaude.
Savaient-ils qui nous étions ?
— C'est rare d'voir des gens par ici, lança un en tête, pas loin de Sekhir.
— Nous rejoignons notre groupe aux abords de Gylf, répondit Sekhir, faisant ainsi croire que nous étions attendus.
Alors qu'il n'en était rien.
— Faut payer un droit d'passage.
— Vraiment ? grommela Sekhir. Quelques pièces et on peut passer ? Aussi simple que ça ?
Il ne montrait aucun signe de tension ou d'inquiétude. Moi à leur place, j'aurais reculé, parce que lorsque Sekhir était trop calme...
— Faut bien qu'on vive, mon bon m'sieur ! Vous avez ou pas ?
Sekhir sauta à bas de sa monture et me jeta un coup d'œil qui voulait dire « ne fais rien ». Mes doigts ne lâchèrent pas ma dague pour autant.
— Et ceux qui ne peuvent pas payer ? demanda Sekhir en sortant sa bourse.
L'homme qui parlait depuis le début sourit, mais ça ressembla plus à une grimace.
— Vaut mieux l'ignorer.
Les deux autres arrivèrent à ma hauteur et celui avec le couteau caressa mon cheval.
— C'est une belle bête que vous avez là.
Je ne répondis pas, ne bougeai pas. J'étais comme tétanisée.
Un sifflement retentit et se transforma en écho.
— C'est bon, vous p'vez y aller. Bienvenue en Kagy, honnêtes gens.
Les hommes reculèrent et une perle de sueur glissa de ma tempe jusqu'à ma joue. Sekhir me fit signe de passer devant et j'éperonnai ma monture pour m'éloigner de ces hommes et de la peur qui me dévorait les entrailles.
Cette fois, nous avions eu de la chance.
Cette fois, oui.
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