Chapitre vingt-six
KEZAR
Assis sur une énorme poutre qui soutenait la voûte abritant l'un des repaires de la Guilde Shotet, je regardai tous les assassins qui s'agitaient en contre bas. Il était tôt, j'avais passé une mauvaise nuit à chercher des gens que je n'avais pas trouvés. Il fallait que je rentre au domaine, je n'aimais pas particulièrement me balader en plein jour, trop d'assassins tentaient encore de découvrir ma véritable identité. J'avais toujours réussi à rester le plus volatile possible. Sauf dans ces moments de crise où apparaissait un combattant plus fort qu'Ergo lui-même.
Nous n'étions pas fous ou simplets, Asome et moi. Nous savions très bien que si nous montrions nos véritables capacités au Haut-Maître, il nous tuerait dans la seconde. Lui, non plus, n'était pas bête. Il devait garder d'assez bons assassins pour faire tuer ceux dont il ne voulait plus, ou ceux qui l'avaient déçu. Je n'étais plus tellement dans l'ombre depuis une ou deux affaires que j'avais réglées malgré moi et je savais qu'Ergo avait posé ses yeux sur moi trop de fois depuis quelques saisons.
Asome, en dessous de moi, jouait avec sa dague. Il leva son regard vers moi quand Ergo entra sur l'estrade devant nous. Il y avait plus d'une cinquantaine d'assassins réunis aujourd'hui, à cause de ce qu'il s'était passé dans la nuit. Je n'avais pas été présent lors de cette altercation, mais apparemment il y avait eu assez de morts pour que ça intéresse Ergo.
Et des assassins qui étaient d'un niveau assez avancé pour faire frémir Ergo de colère quant à savoir qu'il y avait potentiellement quelqu'un qui pourrait lui nuire sur son territoire.
Ergo détestait par-dessus tous les gens qui lui étaient supérieurs. De n'importe quelle façon que ce soit. Politiquement, économiquement, socialement. La force était pour lui l'ultime arme. Et je tentais encore de découvrir son secret, car il en avait forcément un pour rester en vie aussi longtemps.
Asome rangea sa dague et croisa ses bras sur son torse, attendant l'annonce que notre Haut-Maître allait faire à sa Guilde. Guilde qui était connue de tout le monde en Kagy.
— Cette nuit, commença-t-il d'une voix rocailleuse, des meurtres ont eu lieu. Non loin du bordel Azekk.
Un long silence s'étendit.
Tout le monde était au courant de ses meurtres.
Il était commun que les assassins dépouillent certains marchants ou visiteurs qui s'attardaient trop ici. Cela aidait à réguler les allées et venues dans la Cité et surtout cela contribuait à maintenir une pauvreté que je supportais de moins en moins sur le peuple de Kagy, voire même de Gylf en particulier. Trop de gens avaient besoin de nourriture.
Trop de gens avaient besoin que nous les débarrassions de cette Guilde.
Et j'avais besoin de me débarrasser de cet homme.
Cet homme qui m'avait volé la moitié de ma famille.
Je ne pouvais pas attendre plus longtemps.
Je ne pouvais pas retenir ma vengeance plus longtemps.
Je m'écartai de la trajectoire de la dague d'Asome qui vola à côté de ma cuisse avant de faire la trajectoire inverse et de retomber entre les doigts de son propriétaire.
Je grognai et me laissai glisser.
Quelques mètres plus bas, j'atterris en souplesse et en silence, croisant mes bras sous mon torse.
— Ne commence pas, grogna mon ami.
— Tu as des informations ? marmonnai-je, impatient de rentrer.
— Non. Aucune. Mais il est tellement curieux qu'il va offrir une sacrée récompense à celui qui retrouva ce guerrier. Je serais cet homme, je fuirai à l'autre bout du continent.
Je grommelai dans ma barbe avant de retourner mon attention sur Ergo à l'autre bout de notre antre. Il était vêtu avec un sarouel d'une couleur sombre qui cachait des jambes musclées, son haut était une petite tunique de la même couleur que son pantalon. Cela aurait pu le faire apparaître comme inoffensif, mais c'était un vrai assassin. Cacher ses forces derrière une apparence frêle : c'était notre plus grande réussite. Nous faire passer pour des choses inoffensives. Cependant, nous savions tous les deux que ce n'était pas le cas. J'étais vu comme le petit malin ici et je garderais cette image tant que je n'avais pas tout ce que je voulais sur un plateau. La seule différence entre lui et moi, c'était que son visage avait des traits durs et volontaires qui d'une simple expression, pouvaient passer de calme, à meurtrier.
Si ma mère m'avait bien appris une chose, c'était la patience.
Et l'efficacité.
— Vous avez tous conscience de ce qu'il se passera si vous ne trouvez pas cet homme, grogna Ergo en jouant avec ses doigts.
— Personne n'a pu suivre sa trace. Il est peut-être déjà loin ! cria un des assassins les plus idiots que je connaissais.
Et pourtant, il soulevait un très bon point.
— Il est blessé, rétorqua Ergo d'un ton froid.
Son visage anguleux, lisse et presque parfait se tourna vers Asome et moi.
— Retrouvez-le.
— Quel somme ? cria Lakra, un grand bonhomme à la peau sombre et aux muscles volumineux.
Il m'avait déjà mis une raclée que je n'avais pas appréciée. Depuis, je faisais en sorte de prendre en masse corporelle pour le battre. Mais franchement, ça ne fonctionnait pas vraiment. Asome s'était moqué de moi, mais avoir un corps fin comme le mien me permettait de me faufiler dans des endroits qu'eux ne pouvaient pas atteindre.
Ergo posa son regard sur lui et pendant un instant, je me fis la réflexion qu'il allait lui rabattre le caquet en lui promettant sa vie sauve. Néanmoins, il ne répondit rien et s'éclipsa par là où il était arrivé.
Comme d'habitude, précis et concis. Le brouhaha des conversations reprit et je donnai un coup de coude à Asome.
— On commence par où ?
— Je ne vais pas chercher, admit Asome.
— Pourquoi ? m'exclamai-je.
— Parce que le gars qui retrouvera le guerrier finira dans l'arène avec lui pour un dernier combat, grommela Asome. Et je tiens à la vie, plus qu'à mon ego.
— Tu ne veux même pas savoir qui est ce mystérieux guerrier qui pourrait nous aider par la suite ? dis-je en haussant un sourcil amusé et curieux.
— Cet homme a déjà un pied dans la tombe, si l'un de nous le trouve, il aura les deux pieds directement dedans. Ne donnons pas de nourriture à notre proie. La nourrir n'aidera pas à l'affaiblir.
J'éclatai d'un rire bruyant et frappai l'épaule de mon ami.
— Bordel, quand tu t'y mets, tu en sors des conneries toi ! m'exclamai-je grossièrement.
Mon éclat attira les regards et soudain, les différents assassins s'éparpillèrent comme pour prendre de l'avance sur la rechercher du mystérieux guerrier.
— Restons loin de cette histoire, marmonna finalement Asome. Nous avons d'autres choses à régler.
Je hochai la tête.
Je ne pus rentrer au domaine que bien plus tard dans la matinée à cause d'Asome lui-même. Il était en train de rattacher ses cheveux sombres quand nous atteignîmes le grand portail du domaine. Le soleil était haut dans le ciel et me brûlait la peau.
Je sus qu'il y avait un problème quand Viliane sortit en courant de la demeure principale pour se ruer vers moi.
— Maître Solari ! piailla-t-elle. Maître Solari ! Bhawani a besoin de vous voir tout de suite !
Je haussai un sourcil. Besoin de me voir ? Comme d'ordinaire n'est-ce pas ?
— Quand est-ce qu'il en aura marre de moi celui-là ? grommelai-je, épuisé par ma nuit blanche.
Je n'avais qu'une envie aller me rouler en boule sur mon lit et dormir plusieurs nuits d'affilée.
— Maître Asome, le salua Viliane. Sunjira ?
— Tout va bien, Ilia, la rassura Asome.
— Où est Baba ? marmonnai-je les épaules basses.
— Bhawani est dans l'aile des invités, répondit-elle rapidement. Hâtez-vous Maître.
Je fronçai les sourcils et fis la moue. Je me mis en marche abandonnant les deux autres dans l'entrée. Je rentrai dans la demeure principale et pris les couloirs de gauche pour me rendre vers l'aile des invités. Nous n'avions pas eu d'invités depuis que mes parents étaient morts et que j'avais été très clair sur l'hospitalité que nous pouvions offrir.
Aucune à vrai dire.
Je tournai encore quelques fois avant d'entendre la voix de Baba parler d'un ton doux et calme. J'accentuai ma moue, presque jaloux. Hors de question que mon Baba s'occupe de quelqu'un d'autre que moi.
Je poussai la porte sans prendre conscience de ce qui se jouait dans cette chambre.
Je me figeai un instant, observant le corps d'un jeune homme plutôt en bonne forme physique, mais visiblement blessé très gravement.
Puis mon regard glissa sur la jeune femme que Baba tenait à bout de bras pour l'installer sur le lit. Elle tremblait et pleurait doucement, sanglotant bruyamment comme si elle avait perdu toute sa vie d'un seul coup.
Comme lorsque j'avais perdu ma mère, mon père et mon frère.
Comme lorsque j'avais compris que ma vie ne serait que perte et douleur.
Mon cœur se serra et je chancelai sur le côté.
Cela attira le regard de la jeune femme.
Son visage était abîmé. Elle avait pris de mauvais coups et elle ne portait pas assez de vêtements pour cacher les bandages sur ses cuisses ainsi que sur son mollet qui semblait gonflé.
— Kezar ! s'exclama Baba.
Je ne me vis pas faire quelque pas avant que la jeune femme n'échappe à la prise de Baba et se glisse vers moi. Sa tête heurta mon torse et ses bras s'enroulèrent autour de mon torse.
— Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? sifflai-je.
Je posai un doigt sur le front de la jeune femme prêt à la repousser, mais elle sembla faiblir et je dus rattraper son corps plutôt que de le repousser. Sa tête se renversa en arrière et un souffle tremblant s'échappa de ses lèvres.
— Qu'est-ce que tu as encore fait ? grognai-je sur Baba.
Il marmonna dans sa vieille langue et m'aida à déposer l'inconnue sur le second lit de la chambre. Je me frottai la poitrine, comme marqué par son étreinte.
J'avais dû mal à respirer bon sang.
— Ne me dit pas que tu as récupéré ces deux-là à côté d'Azekk, marmonnai-je en m'agenouillant à côté du lit.
Je regardai ma main dans celle de la jeune femme. Je la retirai brusquement, ne comprenant même pas comment elle était arrivée là. Bon sang !
— Je ne pouvais pas les laisser, admit Baba en tapotant ma tête. Tu le sais.
Je repoussai sa main et le fusillai du regard.
— Ils sont recherchés, grinçai-je. Nous ne pouvons pas les garder.
— Bien sûr que si, rétorqua Baba.
— Pourquoi ? Pourquoi a-t-il fallu que tu tombes sur eux ? pignai-je en tapant du pied.
— So'las Tat, Kezar, murmura l'homme en s'agenouillant en face de moi. Tu sais ce que cela veut dire, n'est-ce pas ?
Je le fusillai du regard. Oui, je savais très bien ce qu'il voulait dire.
— Celui qui te trouve, confirma Asome en entrant dans la pièce. Baba, tu as encore exaucé les vœux de Kezar à merveille.
— Ce n'est pas toi qui m'as dit qu'on ne devait pas s'approcher de toute cette histoire ?
Mon ton fut plus cinglant que prévu.
— Ils sont tous les deux très mal en point. Nous devons les soigner et les nourrir, remarqua Baba en me remettant debout.
Il épousseta mes affaires et s'éclipsa. Asome se pencha sur la jeune femme, mais je finis par le repousser, ne sachant même pas pourquoi. Je n'aimais pas la façon dont il la regardait. Nous nous approchâmes ensemble de l'homme qui avait sûrement dû la protéger.
Il y avait donc bien un guerrier. Vu son état, il avait réussi à tuer énormément d'assassins avant de tomber à terre.
— C'est lui ? soufflai-je.
— Il est plutôt en mauvais état, minauda Asome en soulevant un des bandages.
— Il a tué plus de six assassins.
— Huit, me corrigea Asome. Il y en avait huit, Kezar.
Je pivotai de nouveau vers la jeune femme et m'approchai du lit. Quelque chose chez elle me rappelait vaguement un souvenir. Un souvenir bien trop flou pour que je réussisse à le replacer.
Pourquoi s'était-elle jetée sur moi ?
Et pourquoi cette sensation d'étouffer quand j'étais entré ?
Je pris une longue inspiration et m'agenouillai de nouveau à côté d'elle. Elle respirait fort et ses paupières s'agitaient preuve d'un cauchemar ou d'un rêve particulièrement violent. Sa peau était recouverte d'une fine couche de transpiration. Ses cheveux étaient plutôt foncés même si la couche de crasse n'aidait sûrement pas à voir leur véritable couleur. Je repoussai une mèche et cherchai un signe distinctif qui aurait pu m'apprendre quelque chose. Elle portait des vêtements qui n'étaient pas franchement vus à Gylf, plus dans le nord de Kagy, dans les hautes montagnes. Elle avait encore une dague à sa ceinture. Je la lui retirai et trouvai une manufacture digne des meilleurs forgerons. L'obsidienne n'était pas maîtrisée par tout le monde. C'était étonnant de trouver ça sur une... fugitive ?
Il n'y avait pas beaucoup d'affaires personnelles d'après ce que Baba avait déposé ici. Je regardai ses poignets, le collier qu'elle avait, je frôlai les bandages de ses cuisses qui semblaient montrer des blessures dans leur creux. Première blessure qu'on écopait quand on montait à cheval pendant une très longue distance sans y être habituée et en ayant pas les bons vêtements. Son mollet était entouré d'un plus gros bandage, sûrement fait à la va-vite par Baba.
Je retournai vers l'homme et entrepris la même inspection. Son souffle à lui était bien plus critique et j'avais l'impression que ses tremblements empiraient. Je défis le collier qu'il avait au cou et ne reconnus pas la pierre taillée au bout, sûrement un cadeau de là d'où il venait. Je découvris un immense tatouage de dragon sur son torse qui portait plusieurs blessures de flèches, dont l'une d'elles assez grave. Je suivis ses poignets et découvris un bracelet.
Je le triturai jusqu'à le lui retirer. Je le pivotai de gauche à droite, le retournant et le tâtant pour trouver un autre indice, mais rien.
Je sentis le doigt d'Asome me tapoter l'épaule et je grommelai une insulte. Il se pencha et tira mon menton vers le mur où les affaires des deux inconnues reposaient.
À la place de la petite épée somme toute banale du départ, se tenait à présent une immense lance qui touchait presque le plafond et qui possédait la forme d'un éclair, rappelant la foudre dans les tempêtes les plus violentes.
— Est-ce qu'on connaîtrait pas ça ? remarqua Asome en se frottant le menton.
Je me redressai lentement, le cœur dans la gorge.
Cette lance était connue de tout Zharroh.
Si on s'intéressait un peu à l'Histoire.
— C'est la Foudre, murmurai-je.
Je jurai dans ma barbe et pivotai vers la jeune femme.
— C'est pas possible, sifflai-je.
C'était... elle était...
— Ne me dis pas que nous avons les deux personnes les plus recherchées du continent dans ton domaine, chuchota Asome, comme si les murs avaient des oreilles.
— C'est la Princesse Dragnir.
Ce n'était pas possible. J'avais beau me le répéter, ce n'était foutrement pas possible.
Baba rentra de nouveau dans la pièce et déposa deux plateaux. L'un recouvert de nourriture et l'autre de fournitures de soins. Je l'agrippai par les épaules et posai mon regard sur ses yeux qui brillaient doucement.
— Tu le savais ? m'inquiétai-je. Tu savais qui elle était en la récupérant ?
— Nessa, murmura-t-il.
Qu...quoi ?
— Elle ressemblait à Nessa, avoua Baba d'une voix très douce.
C'était un surnom qu'il nous avait donné enfant.
D'après Asome, Nessa voulait dire petit dragon, ou petit bébé dragon. C'était un surnom affectueux donné aux enfants il y avait longtemps.
Cela me rappela de douloureux souvenirs et pendant un instant, j'en voulus à Baba d'employer ce surnom.
Parce qu'il l'avait utilisé. Jusqu'à la mort de mes parents.
Ensuite, j'étais devenu un homme à ses yeux.
— Ils ont besoin d'aide, Kezar. So'las Tat.
Et merde.
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