Chapitre vingt-sept
RENFRI
La vieille femme m'offrit un sourire engageant, presque chaleureux, même alors que j'étais une étrangère dans cette demeure.
Je ressentais l'effervescence de l'endroit sans avoir besoin d'user de mes yeux. Du monde, de la vie. Nous avions réussi ; nous étions dans Gylf. Mais à quel prix ? Je glissai un regard vers Sekhir, allongé sur une couche, ses blessures bandées et son souffle un peu plus régulier. Le soulagement m'étreignit, mais n'effaça ni la peur ni les doutes. Je ne pouvais avoir confiance qu'en lui, et voilà que je me retrouvais dans le domaine d'étrangers, dans un Royaume dont je ne savais presque rien, hormis qu'une Guilde régissait la Cité-Mère et tout le reste en tuant et pillant. Dans quoi nous étions-nous embarqués ? Et que devais-je faire maintenant que Sekhir semblait loin de se réveiller ? Je l'ignorai.
— Tu n'as pas faim ?
Je sursautai, me rappelant sa présence et coulai un regard dans sa direction. Belle, elle l'avait été. Une jolie peau burinée, des cheveux blancs fins et longs, un regard avenant. Aucune suspicion, aucune peur.
Pas encore.
Elle me montra les mets devant moi et mon ventre se réjouit de cette délectable vision. Certes je ne reconnaissais rien, mais l'odeur, à ce stade, suffisait amplement à me contenter. Devais-je craindre quoi que ce soit ?
Non. Cet homme nous avait conduits ici pour une raison et bizarrement, je savais, non, je pressentais que je pouvais lui faire confiance. Avec une légère marge d'erreur, mais au point où j'en étais...
— Ce sont des spécialités locales cuisinées par notre chef cuisinier. Un as dans son domaine !
Elle hocha la tête, comme pour valider elle-même ses propos, mais je ne bougeai pas. La douleur dans ma jambe ne me transperçait plus ; présente, elle se terrait dans un coin, préférant attendre le bon moment pour ressurgir. Tant que je ne bougeai pas trop, ça irait. Il fallait faire attention, comme avec n'importe quelle blessure causée par une arme dans les mains de l'ennemi. Deux personnes passèrent devant la chambre dans laquelle nous nous trouvions et bien qu'ils discutassent, je ne compris pas un traitre mot.
La femme, Viliane, sembla enfin comprendre mon trouble.
— Rares sont les gens faisant l'effort de parler la Langue Commune en Kagy, dit-elle. Mais lorsque nous avons des invités chez nous, nous nous prêtons à cet exercice. Nous préférons de loin notre propre langue, avec toute sa saveur et sa chaleur.
Je me souvenais qu'il y avait peu de Royaume qui possédaient son propre langage. Kagy en faisait partie, ainsi qu'Israkt. Les Elfes utilisaient parfois de vieux mots qui ne possédaient aucun équivalent dans la Langue Commune. Ou simplement parce que ça faisait partie de qui ils étaient. Mais jusqu'à présent, je n'avais pas su que Kagy se faisait un devoir de rejeter la langue du continent.
— N'hésite pas à me reprendre, surtout. Le manque de pratique ne joue pas en ma faveur. Mange maintenant.
Je saisis les baguettes entre mes doigts et les plongeai dans le premier petit bol. Je ne tardai pas à manger avec appétit ; premier vrai repas depuis notre départ de la Forêt des Souffles et Murmures. Viliane attendit que j'eus fini pour se lever et emporter le plateau. Tout de suite, je me redressai et, m'aidant du mur, rejoignis Sekhir. Sa peau, recouverte d'une fine pellicule de transpiration, se voulait moins pâle, reprenant peu à peu de la couleur. On avait nettoyé chaque trace de sang, ne restait plus que les bleus, les égratignures et tous ces bandages, recouvrant presque chaque centimètre carré de sa stature. Je me penchai sur lui et mon souffle caressa la peau de sa joue :
— Repose-toi, murmurai-je. Tu ne crains rien.
Du moins, je l'espérai. Que pouvais-je vouloir de plus ? Il fallait qu'il se remette et qu'il retrouve toutes ses forces. Parce que j'avais besoin de lui. Sans lui, le doute s'immisçait et la peur gagnait du terrain, me ramenant irrémédiablement à Losar, chez nous.
La fausse rumeur de mon kidnapping semblait s'être répandue sur tout Zharroh, tombant dans les oreilles de la Guilde Shotet. La rançon devait être alléchante. Sinon quelle folie de s'en prendre à la Foudre d'Astalos !
Notre chemin allait-il ressembler à ça ? Pourquoi Maesuka avait-elle lancé ce mensonge à l'encontre de Sekhir ? Pourquoi feindre alors que je m'étais enfuie de mon plein gré ?
Mes doigts en éventail sur la poitrine de Sekhir, je laissai les battements de son cœur se répercuter dans mes os. J'avais besoin de sentir qu'il était en vie. Cette dernière ne tenait que sur un fil, mais Sekhir ne lâcherait rien.
Il avait juré. Et je lui faisais confiance. Il ne me laisserait pas toute seule. C'était lui et moi. Ce voyage, je ne pouvais le continuer toute seule. Sinon, à quoi bon ? De toute façon, j'étais incapable d'avancer sans lui. Incapable de me débrouiller sans sa main pour me saisir à chaque faux pas. Je sentis une boule obstruer ma gorge et la peine venir embuer mes yeux.
Je n'avais pas peur. J'étais figée de terreur. Tant qu'il resterait allongé ici, je ne pourrais reprendre mon souffle. Tout ne serait qu'attente et long silence. Même à Archdragon, ma vie tournait autour de Sekhir. Et à chaque fois, je me contentais de suivre ses ordres et ses décisions, sans douter.
De par les grandes ouvertures donnant sur l'extérieur, je vis le soleil entamer sa descente. Avais-je dormi une journée entière ? Mes doigts effleurèrent mon mollet et je relevai le tissu de mon bas pour aviser mes propres bandages.
Le souvenir du combat me revint.
Du premier sang versé. Par ma main. J'avais tué pour la toute première fois, sans hésiter. Une vie pour sauver la mienne.
Qu'aurait dit Père ? Parfois, parler pour tempérer ne servait à rien. Parfois, il fallait être prêt à faire la guerre pour survivre. Je laissai mon dos reposer contre le mur, saisissant la main de Sekhir dans la mienne.
Je revoyais chacun des hommes que ma lame avait transpercés. Tous là, à l'orée de ma conscience, s'implantant pour mieux gangréner mes rêves. Je craignais de fermer les yeux et de les revoir. Tous. L'un après l'autre.
Je craignais de prendre pleinement conscience de mes actes.
J'avais pris des vies. Et je ne pouvais pas regretter. Pas après tout ça. Je ne pouvais pas effacer cette réalité.
Tout était là.
Du corps de Sekhir à mon mollet.
C'était là, sur nos deux mains. Plus de sang, mais les souvenirs.
Les cris. Et l'étincèle soufflée.
J'avais tué pour protéger Sekhir. Jamais je ne pourrais regretter mes actes. Jamais.
Un autre plateau. D'autres paroles de Viliane. Et les paupières closes de Sekhir. La chaleur était moins étouffante à l'intérieur, repoussée par les pierres du domaine, l'air brûlant se perdant dans les nombreux voilages colorés. Me tenir debout était un supplice et dès lors, il m'était impossible de tenir plus de quelques secondes, pas même une minute. Alors je rendais les armes, de la sueur dégoulinant de mon front, de ma nuque, la moiteur collant mes vêtements à ma peau.
Je ne quittai pas le chevet de Sekhir. Je lui tenais la main. Je posai mon oreille sur son torse pour écouter son cœur, je lui parlais. Il marmonnait dans son sommeil. Il bougeait, frissonnant, avant de se calmer et de ne plus bouger.
Sa poitrine se soulevait avec régularité. Il vivait. On vint lui nettoyer ses bandages et je refusai qu'on me touche, préférant qu'on s'occupe de lui.
Il devait aller mieux.
Il le devait.
La porte s'ouvrit sur deux jeunes hommes qui entrèrent d'un pas chaloupé, presque léger. Le premier affichait une longueur de cheveux peu commune pour un homme, le tout agrémenté d'un visage agréable aux traits doux et au regard acéré. Un regard qui ne souffrait d'aucun mensonge, d'aucun faux-semblant. Il me harponna, me souffla qu'il savait. Quoi ? Je l'ignorai encore.
Mais mes yeux glissèrent sur lui et mon esprit l'occulta totalement pour s'intéresser au deuxième qui se posta près de la porte, dos contre le mur, bras croisés sur son torse.
Il portait un shemagh, sorte de keffieh à damiers rouge et blanc servant à se couvrir le visage de la chaleur environnante. Une corde noire appelée Agal entourait son crâne pour maintenir le foulard en place. Impossible de discerner la couleur de ses cheveux, mais ses yeux effacèrent toute question, toute autre impression.
Le lilas. Un violet rare, un violet qu'on ne voyait pas sur un visage.
Une teinte douce et prononcée, avec des dégradés allant du pourtour de la pupille au cercle plus éloigné de l'iris.
Impossible de détourner le regard. Impossible de regarder ailleurs. De me détourner de lui. Mon cœur caracola dans ma poitrine, presque avec douleur et mon souffle s'accentua, brûlant ma poitrine. L'impression de connaître ce jeune homme me tarauda.
L'avais-je déjà rencontré ? Déjà croisé ? Il remplissait la pièce de sa présence avec une nonchalance poussée, surjouée.
J'avais envie de le rejoindre. De lui parler, de découvrir le timbre de sa voix. De le voir sourire, de l'entendre rire. De toucher sa peau, de l'em...
Je clignai des yeux. Plusieurs fois. Pris conscience que j'étais debout.
Le premier se présenta.
Asome.
— Et voici Kezar Solari, le Menadas de ce domaine.
Mena... das ?
— Ça signifie propriétaire. Il gère ce lieu et commande aux gens qui y travaillent, précisa Asome.
Il avait une voix chaude, rugueuse, comme ce Royaume.
— Nous avons quelques questions à te poser.
Je déglutis. Je devais être prudente, parce que la survie de Sekhir en dépendait. Il fallait qu'il se repose et pour ça, il devait rester ici.
Qu'importe ce que cet ici signifiait...
— Tu es la Princesse Dragnir, n'est-ce pas ?
Mes yeux s'écarquillèrent. Ils... comment pouvaient-ils... comment...
— Et lui, c'est donc la Foudre d'Astalos.
Mes paumes devinrent instantanément moites. Je jetai un coup d'œil au visage endormi de Sekhir, me demandant comment j'allais bien pouvoir m'en sortir. Mentir, à ce stade, ne servirait à rien. Ils détecteraient mes mensonges sans difficulté.
Asome s'accroupit non loin de Sekhir. Je vis le jeu de ses muscles, comprit qu'il s'agissait d'un guerrier.
— Si cet homme t'a enlevée aux tiens, c'est le moment de nous le dire, Princesse.
— Vous allez nous dénoncer ?
Ma voix me parut presque étrangère tant elle était éraillée. Je crus voir l'autre homme, Kezar, fermer les yeux.
— La Reine Dragnir offre une sacrée récompense pour la Foudre et une compensation presque aussi généreuse si nous te ramenons à elle.
Maesuka.
Reine.
Ma sœur était devenue Reine après avoir tué notre père.
— Je suis partie avec lui de mon plein gré, soufflai-je.
Asome fronça les sourcils et jeta un coup d'œil à son camarade avant de revenir sur moi.
— La Reine mentirait-elle ? C'est une grave accusation que tu portes-là, Princesse.
Je déglutis avec difficulté, ignorant tout de ce qui se jouait en cet instant même dans cette pièce. Je ne pouvais pas dire la vérité. Qu'est-ce que ça changerait pour ces hommes ? Rien. Père était mort et un nouveau Souverain dirigeait Astalos. Tout le reste ne comptait pas.
— Je paierai, dis-je alors, bêtement, sans réfléchir. La vie de cet homme m'appartient. Il est à moi, pas à Mae... la Reine.
Ma jambe me lançait et la sueur perla à travers mes cils.
J'avais chaud. J'avais mal.
— Sais-tu à combien s'élève la rançon ? demanda alors Kezar et sa voix fut du miel sur ma peau, emprisonnant mes ailes, me rendant captive de sa personne.
De sa présence.
Asome se redressa et recula, comme un signal pour que son camarade prenne la suite des hostilités.
— Je... je veux voir l'homme qui nous a aidés, dis-je alors.
— Baba travaille pour moi. Il ne te sera d'aucune aide.
Le monde bougea. Je tentais de déglutir, mais ma gorge était un gouffre de sécheresse. Je ne regardai pas en direction de Sekhir, parce qu'alors, j'aurais eu l'impression d'échouer.
Je ne pouvais pas le protéger. N'avais pas cette force en moi.
J'étais inutile.
Une Princesse inutile en dehors de sa cage dorée.
— Je ne vous laisserai pas me l'enlever, dis-je.
Elle était là, ma détermination.
Dans cette promesse que je m'étais faite à moi-même. Personne ne m'enlèverait Sekhir. Personne. Quand bien même je dusse me battre pour ça. De toute mon âme.
— Où est le deuxième tueur ?
Je clignai des yeux. Le...
— Qui ?
— La Foudre n'a pas pu tuer à elle seule tous les assassins venus vous cueillir. Alors, dis-moi, Renfri Dragnir, où est–
Je ne pouvais plus... je ne pouvais plus tenir sur ma jambe. Ma main chercha le mur derrière moi et je me sentis partir sur le côté, la vision trouble, le corps tremblant, le souffle sifflant.
— Hé.
Il me tenait, un bras autour de mes hanches, son autre main repoussant les quelques mèches de mon front imbibé de sueur à cause de la souffrance.
Je ne voyais plus que ses yeux.
Que leur couleur incroyable.
Je ne voyais plus que son visage.
Je te connais.
— J-j'ai m-mal.
Un aveu.
Lui exposant toute ma faiblesse sans aucune crainte du jugement. Je me dévoilai à son regard. Une mise à nu.
Je me dépouillai de tout.
De la peur. Des doutes.
Sa prise m'effeuilla.
Je m'agrippai au tissu de son vêtement de mes deux mains et vint me cacher contre lui, m'abandonnant complètement.
Je te connais.
Je te connais.
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