Chapitre vingt-cinq

RENFRI

Le bras de Sekhir se tendit dans un ultime effort, soutenant le poids de son corps. Du sang jaillit d'entre ses lèvres et éclaboussa sa main. Mes membres me faisaient mal. Mon cœur pesait lourd dans ma poitrine.

On ne pouvait pas me prendre Sekhir.

Personne ne le pouvait.

Aucun Homme ni Souverain.

Aucun

Homme

Ni

Souverain.

Je le vis lutter. Chercher à se relever. Et je pouvais lire cette détermination dans le langage de sa posture. Je pouvais la sentir dans notre nœud de Fils-de-Vie. Mêlés et emmêlés.

Non. Personne, personne ne pouvait m'enlever cet homme. Parce qu'il était à moi. Alors la haine enfla. Elle grimpa dans mes terminaisons nerveuses et me fit vriller.

Je sentis l'approche de la tempête. Je ressentis le cataclysme se préparer, là, en moi, prêt à s'exposer. Prêt à tout souffler.

Un murmure véloce, insidieux, se frayant un passage dans mes chairs, venant chuchoter à mon oreille.

Ne les laisse pas faire. Ne les laisse pas faire.

Mon souffle se figea entre mes lèvres et je n'entendis plus que la toux de Sekhir. Son souffle laborieux. Il luttait.

Blessé, recouvert de sang, incapable de se tenir debout, il luttait. Pour moi. Depuis toujours. Sa vie passait après. Elle passerait toujours après.

Pas aujourd'hui. Mes doigts enserrèrent plus durement la garde de ma dague et ce fut comme un arrêt. Si tout devenait plus lent, presque immobile. Une nouvelle conscience du monde qui m'entourait. Une nouvelle façon de voir les ennemis autour de moi. Ils bougeaient, mais avec une telle lenteur ! Et je savais qu'alors, je serais aussi rapide qu'un courant dans le lit d'une rivière. Je ne pouvais pas anticiper, mais à ce stade, je n'en avais pas besoin. Les grains de sable voletaient au-dessus du sol, stoppé dans leur mouvement, offrant une constellation étrange, barbouillée de pourpre à l'écho sanglant.

J'entendais et percevais tout. Dans les moindres détails. La tension d'une corde. Le sifflement strident d'une lame, le soupir d'un cheval, les éclats des braises sous les flammes et encore plus loin, le brouhaha d'une ville pas complètement endormie. Je me perdis dans cet afflux soudain, sans plus savoir quoi faire ou quoi penser. Je me tenais immobile, fixant le dos de Sekhir, ressentant sa douleur comme si elle était la mienne.

Mes propres mains recouvertes de sang.

Pas celui de l'innocent.

Celui de l'ennemi.

Tout le monde l'était. Maintenant, à mes yeux, seul comptait Sekhir.

Ensemble. Toujours. Toujours. Toujours.

Mon hurlement me brûla la gorge et ma lame d'obsidienne se ficha dans l'œil du voleur. Il s'effondra, désarticulé. Je me retournai et une flèche entailla ma joue.

Mouvement. Adrénaline, hémoglobine. Douleur. Souplesse. Justesse. Je taillai dans le gras, mon corps se mouvant comme Sekhir nous l'avait appris. Chaque position me ramenait en Astalos, chaque coup me rappelait les jardins.

Il ne s'agissait plus d'un entraînement.

Touche pour tuer. Touche pour tous les tuer, Renfri.

Et ma peur devint une alliée. La plus redoutable. Elle rendait mes coups plus précis, ma détermination plus meurtrière encore et j'oubliais que je tuai pour la première fois. J'oubliais que je prenais des vies, que je crachai sur le caractère unique du vivant.

Ils avaient fait du mal à Sekhir.

Tous. Alors tous, ils paieraient. Et à la fin, il n'en resterait aucun.

Frappe. Ne doute pas. Esquive. Relève-toi. Derrière toi. Penche-toi. ATTAQUE !

Je ne craignais plus rien. Ni personne.

Lorsque la flèche traversa mon mollet, je ne tombai pas. La sueur coula dans mes yeux et le sifflement de ma respiration emplit mes oreilles. Tout semblait assourdi. M'amenant aux confins d'un temps différent, plus lointain. Je me penchai et ramassai l'arc abandonné à côté d'un des cadavres. La flèche qui m'avait transpercé était fichée dans le sol, nette et entière. Je l'attrapai.

Je l'encochai et dans un volte-face dangereux j'étirai la corde avant de la lâcher.

Elle traversa la nuit. Projectile défiant toutes les lois de la gravité. Et trouva sa cible sans une once d'hésitation. L'archer s'effondra et il ne resta plus personne. Le sable n'avait plus cette belle couleur, cette teinte sablonneuse. Non.

Sombre. Et pourpre. Il se nourrissait. Il prenait, sans rien redonner en retour.

Je levai la tête vers la nuit étoilée. Belle. Splendide. Un silence étrange s'étira. S'installa. Je respirai calmement.

J'écoutai. Et me laissai bercer par ce rien qui était tout à la fois un tout. Un quelque chose. Une entité. Mon corps se mit à vibrer et je sentis le goût salé de mes larmes sur mes lèvres gercées.

J'enroulai mes bras autour de moi et mes pleurs éclatèrent.

Parce que je venais de tuer.

Parce que j'avais mal.

Parce que Sekhir se trouvait par terre.

Parce que je voulais rentrer. Retrouver Père et Mère. Revoir Maesuka.

Parce que j'avais peur. Peur que Sekhir ne se relève pas, qu'il ne se réveille pas.

Peur d'être seule. Dans un Royaume dont je ne savais rien.

Peur de mourir. Et de ne jamais savoir pourquoi.

Je me mordis l'avant-bras pour étouffer les sons, pour que le silence revienne et m'étreigne. Pour que le courage me regagne.

Pour que je ne me sente pas aussi seule. Alors je n'attendis pas que les larmes se tarissent. Je traînai ma jambe blessée jusqu'à Sekhir et de toutes mes forces, le retournait sur le dos.

Beaucoup de blessures. Beaucoup de sang. Son teint pâle, son souffle tranché.

Ne meurs pas. Ne meurs pas.

— Tu m'entends ? Sek ? Sek ?

Ne meurs pas.

Son pouls fuyant me poussa à me relever et à chercher cette petite trousse où se trouvait le baume qu'il avait utilisé pour moi. J'y trouvai des bandages et des compresses. De quoi endiguer le flot. Mais pour combien de temps au juste ?

Je détachai les chevaux et rapprochai celui de Sekhir. Je le fis mettre ventre au sol et trouvai la force de hisser Sek sur la selle. Lorsque l'animal se redressa, le corps de Sekhir tangua, mais il ne tomba pas. Je ne défis pas la tente, récupérai juste nos affaires et éteignit le feu ; autant cacher cette boucherie au moins jusqu'à ce que le soleil ne la révèle. Je réussis à mettre la main sur le bracelet de Sekhir et le lui clipsai de nouveau au poignet, sa lance redevenant simple lame. J'attrapai les brides de ma monture et fonçai dans la nuit, direction les lumières scintillantes du Bazar Azekk.

Je cachai Sekhir derrière de vieilles caisses en bois et jetai un coup d'œil aux chevaux, pas vraiment cachés, mais attachés. Je ne pourrais rien faire si on décidait de nous les voler, alors j'avais juste fait attention à retirer tout ce qui était utile. Ne restait que le reste, pas de quoi dissuader un voleur, j'en avais conscience, mais à ce stade, je devais me concentrer et réfléchir.

La priorité restait Sekhir. Je devais trouver de quoi apaiser ses tourments et surtout, faire baisser la fièvre qui le dévorait depuis des heures. Il délirait dans son sommeil et jamais sa peau n'avait été si brûlante !

Il ne pouvait pas mourir. Pas maintenant. Pas... pas comme ça.

Je tirai ma capuche sur mes cheveux et sous ma cape, tins fermement ma dague, ayant trop peur de la lâcher. Je me glissai dans l'animation matinale du Bazar, boitant, ne prêtant pas attention à la douleur qui me cisaillait la peau, et fus surprise d'y découvrir tant de monde. On reconnaissait les habitants du Royaume des voyageurs venus ici pour acheter ou pour faire des affaires. Bien que le Bazar ne soit pas très grand, il offrait une infinité d'objets, de nourriture et d'étoffes en tout genre. Cette profusion attira mon regard, mais ne me dévia pas de ma mission.

Sekhir comptait sur moi. C'était lui et moi. Ça ne pouvait pas juste être moi. Sans lui, sans lui, je ne...

Je battis des cils pour chasser les quelques larmes éparses et m'approchai d'un commerçant proposant ce qui ressemblait à des plantes médicinales. J'en reconnus certaines, mais aucune autre. Leur aspect, leur senteur, leur saveur, tout me parut étranger ! Comment... comment pouvais-je aider Sekhir si je ne comprenais rien à ce qui m'entourait ?! L'homme essaya de me parler, mon son dialecte m'était étranger ; les mots de son peuple glissaient sur ma peau sans me marquer, sans s'ancrer.

La panique se referma sur moi et les battements sourds de mon cœur remontèrent jusqu'à ma gorge. Je vis flou un moment, perdis la notion du temps et de l'espace.

Il n'y avait plus que moi et ces étranges plantes.

Je n'entendais plus la rumeur de l'endroit et les cris des commerçants pour appâter. Tout était vide. Sombre et terrible.

Je ne voyais plus que des mouvements dans ma périphérie, des ombres.

Danger.

Des menaces potentielles.

Mes mains commencèrent à trembler.

Je ne pouvais pas craquer. Pas maintenant. Je ne pouvais pas laisser tomber Sekhir.

— Quel piètre marchand fais-tu, Shoua ! s'exclama quelqu'un et je redressai la tête, parce que je compris chaque mot, chaque syllabe et consonne.

Des cheveux grisonnants, un visage buriné et une expression d'une douceur incroyable, d'une bonté presque sans limites. Ses yeux... ses yeux étaient magnifiques. Inhumains.

Vestige d'un autre peuple.

D'une autre race. Bien plus ancienne.

— Vous êtes–

Un Dragon ?

— Bhawani ! Sunjira ?

Ils échangèrent quelques mots dans leur propre langue avant que l'homme ne reporte son attention sur moi, de son regard vibrant et brûlant.

Les couleurs du désert, d'une histoire. D'une vie.

— Cherches-tu quelque chose en particulier, Nessa ?

J'ouvris la bouche, me retins. Mes yeux plongés dans les siens, la peur sembla se résorber, ne devenir plus qu'un étrange souvenir ; l'arrière-goût d'une boisson amère.

— Mon ami a de la fièvre. Il délire. Et je... je ne reconnais aucune plante.

Ma gorge se serra.

Il attrapa une poignée de feuilles sèches plus quelques baies d'une étrange couleur.

— Cela devrait aider ton ami. Écrase-les ensemble et ajoutes-y un peu d'eau, mais pas beaucoup. Il devra tout ingurgiter.

Il tendit lui-même quelques pièces au marchand et glissa le tout dans une petite poche de peau.

— M-merci.

— Is'la zora, Nessa.

J'aurais voulu courir jusqu'à Sekhir, mais ma jambe me brûlait et la sueur dégoulinait dans mon dos, chaque pas réveillant une douleur jamais complètement endormie.

Je me sentis partir sur le côté et retrouvai in extremis mon équilibre, m'évitant de m'étaler sur les marchandises présentes.

— ... table boucherie ! Tous de la Guilde.

Je clignai des yeux.

— Ceux qui ont fait ça doivent être dans le coin. Le Haut-Maitre risque d'offrir une généreuse récompense à quiconque lui ramènera les meurtriers de ses hommes !

Je continuai à avancer, sans m'arrêter, écoutant la rumeur se propager à toute vitesse dans le Bazar.

— Laissons ça aux Assassins, tu veux ?

Je faillis ne pas retrouver l'endroit où j'avais laissé Sekhir. Lorsque je cherchai les cheveux du regard, il n'en restait aucun des deux.

La frustration me laissa figer un instant. Même si j'arrivai à faire que Sekhir ne meurt pas dans les prochaines heures, qu'étais-je censée faire après ? Nous ne pouvions rester ici, pas quand les amis de ceux que nous avions tués viendraient.

Mais où aller ? Et... comment ?

Je n'arrivais pas à réfléchir calmement.

Aucune solution ne se laissait voir. Entrer dans Gylf ? Avec Sekhir blessé, impossible, nous serions arrêtés avant même d'avoir été dans l'ombre des hautes portes. Alors quoi ? Que devais-je faire ?

En me laissant tomber aux côtés de Sekhir, je me rappelais avoir laissé les gourdes sur les chevaux. Je n'avais pas d'eau sous la main.

Idiote.

IDIOTE !

Je n'étais qu'une bonne à rien. Incapable de se débrouiller sans Sekhir. Comment m'occuper de lui quand je ne pouvais pas m'occuper de moi-même ?

Je serrais des dents, pour ne pas craquer. Pas encore. Non, pas encore. Je devais être forte. Pour cet homme qui ne pouvait plus l'être pour nous deux.

Je le lui devais.

Des voix me parvinrent, sans que je puisse saisir le sens des phrases. Jusqu'à ce qu'un garçon ne surgisse et n'indique à un groupe d'hommes l'endroit où s'étaient trouvés les chevaux.

Pas la peine de parler la langue du coin pour saisir.

Je ma plaquai contre le mur, espérant ne pas être vue, espérant qu'ils ne chercheraient pas à s'avancer. Mais le premier s'approcha d'une démarche tranquille, dangereuse. Avant qu'il ne soit sifflé et qu'il ne fasse demi-tour, sans que je sache pourquoi.

Un soupir s'échappa d'entre mes lèvres et mes muscles se détendirent.

Mauvaise idée.

Je n'eu pas le temps de saisir ma dague pour la tirer de son fourreau qu'une main empêchait déjà mon mouvement.

Le vieil homme.

Sa poigne était ferme, mais pas douloureuse. Il se pencha pour regarder Sekhir et dû comprendre la situation.

Deux étrangers, l'un blessé, à l'article de la mort et une bande d'Assassins tuée la veille. Il lui avait fallut d'une seconde pour savoir. Pour additionner le tout.

Allait-il appeler les autorités locales ?

S'il vous plaît, implorai-je dans un souffle. Il v-va mourir. Et j-je ne-ne p-p-peux rien faire.

Il porta ses doigts à sa bouche et bientôt, un cheval apparut, tirant un chariot derrière lui. Il regarda autour de lui et malgré son âge, réussit sans mal à soulever Sekhir pour le mettre à l'arrière de l'attelage, avant de le recouvrir pour le dissimuler aux regards des plus curieux.

— Enlève ta cape et enfile celle-ci, me dit-il.

Ce que je fis, sans poser de questions, sans douter. Cette dernière était plus vive, aux couleurs de Kagy. Il me fit grimper à l'avant et attrapa les brides du cheval pour l'éloigner du Bazar et l'entrainer sur la route principale, celle menant à Gylf.

Il me rejoignit et bientôt, nous nous éloignâmes tranquillement du Bazar Azekk, sans un regard en arrière. Mes ongles s'enfonçaient dans ma paume, parce que j'ignorai ce que j'étais en train de faire.

Je confiais la vie de Sekhir à un parfait étranger. Peut-être même que je nous entraînai vers un funeste lendemain. Mais comment savoir ?

Le soleil, qui grimpait dans le ciel, brûlait la peau de ma nuque et je tanguai sur le banc, la bouche sèche, ma jambe plus lourde de minutes en minutes.

Je ne nous vis pas passer les immenses portes de Gylf, ni même pénétrer dans la Cité-Mère.

Tout n'était que douleur, que brûlure.

Que chaleur.

L'homme me parla. Ses yeux glissèrent sur mon pantalon et il vit le sang qui le tachait.

Sekhir passait avant moi.

Sekhir devait vivre. Cette fois-ci, ç'avait été à moi de le protéger.

Nessa.

Des cris résonnèrent et je me sentis partir, le sol m'ouvrant grand ses bras et m'avalant.

Il fallait que Sekhir aille mieux.

Il le fallait.

Je ne sentis plus rien.

Ni la piqûre dans mon mollet ni les rayons brûlants du soleil.

Et ça faisait du bien. 

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