Chapitre trois


RENFRI

— Te voilà enfin ! m'exclamai-je, laissant Luce me délester de mes vêtements pour mieux m'immerger dans l'immense bassin d'eau chaude.

Nous étions sous terre, presque sous Archdragon, dans une vaste salle faite de roches et de pierres précieuses incrustées à même les murs, ces dernières brasillant faiblement. Des cascades d'eau dévalaient des pans entiers pour disparaître plus bas encore. De nombreux bassins venaient remplir l'endroit, tous fumant à la surface, preuve de la fiabilité et de l'utilité de la géothermie. Il s'agissait en fait de la chaleur naturelle de la terre, faisant des pierres du charbon ardent, nous permettant de prendre des bains à une température plus qu'agréable, surtout en hiver, bien qu'en Astalos ces derniers ne soient pas particulièrement rudes.

J'immergeai mes orteils et entrai dans l'eau, n'éprouvant aucune pudeur à me montrer ainsi devant ma sœur, déjà dans l'eau, s'y prélassant avec la grâce qui la caractérisait à chaque instant. Maesuka ne baissait que très rarement sa garde, se devant d'être irréprochable à bien des niveaux, ne souhaitant en aucun cas faire un seul faux pas. Il ne s'agissait pas tant de son honneur que de son égo.

En cet instant, elle aurait pu paraître Naïade tant elle était belle et intemporelle, ses cheveux du soleil relevés sur le haut de son crâne en une couronne naturelle. Visage pâle et yeux moirés, Suka se voyait considérer comme un précieux joyau dans tout Astalos, la rendant aussi désirable qu'intouchable. Enfin, depuis la veille, il n'était plus question de ça. Dix neuf années, la rapprochant un peu plus du trône et de ses devoirs. Ce soir, les prétendants viendraient de tout le continent pour la voir, pour demander sa main et commencer à la couvrir de cadeaux. Rien d'exceptionnel en somme.

— Où voulais-tu que je sois ? répliqua-t-elle, yeux mi-clos, un air contenté lissant les traits de son faciès. Luce s'éloigna, nous laissant seules. Le bassin comportait plusieurs niveaux ; en son centre, vous n'aviez plus pied, ainsi je m'installai sur l'une des nombreuses marches immergées et observai le haut plafond au-dessus de nos têtes. L'endroit avait un air de grotte et bien que tout paraissait grossièrement taillé, tout avait été pensé pour répondre à un besoin.

Archdragon regorgeait de trésors et de lieux insolites, cachés aux yeux de quiconque ne pouvait arpenter ses couloirs et coursives.

— Père a fait venir un barde pour la soirée ! dis-je, plus enjouée qu'à l'ordinaire, surtout lorsqu'il s'agissait d'homme et femme venus d'ailleurs pour chanter ou conter.

— Nombre d'Elfes sont déjà ici, dit Suka, un sourire équivoque aux lèvres. Tu sais ce que ça signifie ?

Je fis la moue, préférant de loin discuter du barde sur lequel je ne tarderai pas à jeter mon dévolu pour entendre toutes ses histoires, qu'elles soient vraies ou non. Devant mon empressement, ceux de cette espèce me fuyaient très vite. Ce qui me dépassait et qui faisait rire Sekhir à n'en plus finir.

— Que j'ai une chance d'avoir un prétendant Elfe qui plaira à Père ! Imagine ; je pourrais partir quelques années au Reinaume d'Etela !

Je grimaçai et haussai les épaules devant tant de rêveries de la part de Suka. D'habitude elle était bien plus pondérée, plus dans la réserve, sans jamais laisser chapitre à ses envies et ses désirs. On aurait pu croire qu'elle n'en possédât aucun, mais bien qu'elle soit appelée à régner un jour, elle restait un être avec un cœur.

Le Reinaume d'Etela se situait au sud-est du continent et ne possédait aucune frontière commune avec les autres Royaumes, ce qui en faisait le lieu le plus éloigné. Les Elfes se voulaient chaleureux, rêveurs et très secrets. D'une beauté subliminale, ils vivaient des siècles, si ce n'est des millénaires pour certains, comme la Reine Lorelei d'après les dires. Leur Cité-Mère se voulait être la plus belle et la mieux dissimulée au sein du continent, mais c'était sans compter d'autres lieux bien plus secrets, bien moins visibles.

— Au moins tu auras des bébés magnifiques, avec de petites oreilles pointues et une propension à connaître le nom de toutes les plantes de notre monde.

Suka m'envoya de l'eau et je gloussai. Son sourire fut sincère, mais son regard resta plus sombre.

Ces derniers temps, toute candeur semblait s'être volatilisée chez elle, laissant place à un objectif de longue date ; répondre aux attentes de notre père et de tout notre peuple. Appelée à régner, elle ne pouvait pas choisir par dépit. Lorsqu'elle se marierait, son époux se tiendrait fièrement à ses côtés et bien que portant le titre de Roi, il n'aurait aucun droit sur la couronne ou sur Astalos. Il s'agissait plutôt de lier des alliances et de faire fructifier des familles. Rien de plus. Ainsi, notre mère ne faisait office que d'apparat. Un triste sort qui ne l'était pas tant que ça avec notre père ; mais tout dépendait du souverain alors. Je me demandais comment Maesuka voyait l'avenir, comment elle se voyait régner ; main dans la main avec son Roi ou préférant un modèle étrenner depuis des générations ? Déjà, tout semblait différent ; mère venait du Clan Corindis et considérée comme la plus belle femme de toutes les Tribus Unies, les demandes avaient plu sur sa famille jusqu'à ce que Melkyal Dragnir lui-même ne demande sa main. Une histoire à se pâmer, si tant est que vous soyez suffisamment fleur bleue pour ça. Mais je savais d'avance que Maesuka ne voudrait jamais épouser un guerrier des Tribus. Elle visait plus haut, plus loin, toujours plus loin... Pour atteindre quoi ? Nous étions nées dans la plus puissante famille du continent et cela nous donnait des prérogatives et des droits sur les autres, mais moi, je trouvais ça injuste. Un point de vue que Suka ne partageait pas du tout. Nous étions nées dans un but précis d'après elle, mais lequel ? Seules les Oradrags détenaient cette réponse.

— Je veux voir d'autres horizons, souffla Suka, pensive. Découvrir d'autres peuples et libérer le nôtre.

Je fronçai les sourcils. Libérer notre peuple ? Quelles chaînes retenaient donc les Losariens ? Quel funeste sort pesait sur leurs épaules ? Depuis aussi loin que l'Histoire en fasse mention, Astalos était prospère et bénit des Dragons. Jamais nous n'avions manqué de quoi que ce soit, jamais notre peuple n'avait souffert. Mais comment pouvais-je en être sûre, moi qui ne pouvais quitter l'enceinte d'Archdragon ? Moi qui n'étais jamais allé plus loin que les remparts de Losar ?

— Tu as préparé ta tenue ? demandai-je, ramenant l'attention de Suka sur moi. J'ai hâte que nous dansions encore toutes les deux !

— Nous sommes trop vieilles pour ça dorénavant, Renfri, cingla Suka avec un naturel désarmant qui me pris de court.

— Nous n'avons qu'un an de plus, tentai-je. Je ne vois pas ce qui diffère de–

— Des hommes de tout Zharroh vont venir pour nous observer, petite sœur. Pour nous jauger avant de demander nos mains. Ma main ; celle de la future Reine d'Astalos. Ce n'est plus l'heure des danses de petites filles naïves et stupides.

Elle se redressa et remonta les quelques marches avant qu'une servante n'apparaisse pour envelopper son corps et le soustraire à nos yeux. Maesuka, de dos, me jeta un coup d'œil :

— Fais attention où tu seras incapable de me rattraper.

Son clin d'œil me fit lever les yeux au ciel :

— Ça, ça ne risque pas d'arriver !

L'écho de ma voix s'estompa en même temps que la présence de Suka. J'écoutai le silence, le trouvant parfois si assourdissant que ça m'effrayait. Suka changeait. Petit à petit. Elle s'éloignait, empruntant un chemin qui me laissait à la traîne, et de loin ! Je fixai son dos, n'arrivant pas à l'attraper pour lui dire de m'attendre. Le voulais-je ? Cette voie toute tracée pour elle... n'était pas la même pour moi. Oui, à un moment, nous serions trop loin l'une de l'autre pour ne serait-ce qu'apercevoir l'ombre de l'autre. Qu'elle parte pour Etela ou ailleurs, où irais-je alors ? Serais-je autorisée à partir moi aussi ? Et quelle destinée m'attendrait alors ?

— Il ne faut pas traîner, souffla Luce, me faisant sursauter comme un beau diable.

— Bon sang, Luce ! Ne me refais plus ça, veux-tu ?

Cette dernière roula des yeux.

— Il faut encore te préparer et à cette allure, je ne risque pas de pouvoir faire beaucoup. Dois-je changer la robe pour la danse ?

Je hochai la tête et elle me laissa un linge pour lorsque je sortirai de l'eau avant de s'éloigner pour retourner à mes appartements.

Pas une seule fois je n'avais jugé que notre danse soit infantile ou que sais-je encore. Mais comme d'habitude, Suka passait de l'écaille à la griffe sans me laisser le temps de me stabiliser. Le gouffre s'élargissait, encore et encore.

Et voilà que maintenant il fallait que je pense à une danse... Tout le monde venait pour Maesuka, bien qu'il soit question de notre anniversaire à toutes les deux, mais cette année, tout était différent. N'est-ce pas ? Quelle prestation allait-elle nous offrir ?

Je fis claquer mes mains contre mes joues, histoire de me recentrer. Il fallait que je pense à moi. Je passerais en deuxième, alors quoi que je fasse, ce serait dérisoire en comparaison. Je savonnai mon corps et me badigeonnai de quelques huiles essentielles avant de quitter la tiédeur et la quiétude du bassin. Je nouai la ceinture en tissu à ma taille et m'avançai vers la sortie lorsque mes orteils quittèrent la pierre pour une prairie de verdure.

Je baissai les yeux pour voir que je portai une robe d'un bleu turquoise très foncé ; une couleur qui devait forcément porter un nom bien précis, mais que je ne connaissais pas.

Bustier et cintrée au niveau de la taille, elle s'évasait plus bas, cascadant jusqu'au sol, cachant mes pieds.

Les manches, ainsi qu'un tour de cou, se trouvaient reliés au reste par de fines coutures décorées d'un liseré gris rappelant des feuilles et des bourgeons, courant sur mes côtes, enveloppant ma taille, glissant sur le devant de l'étoffe. Les manches bouffantes dénudaient mes épaules et ceignaient mes poignets. Jamais je n'avais porté pareille matière, la trouvant douce et d'une légèreté qui me donnait l'impression, la sensation même d'être complètement nue.

Une légère brise roula sur ma peau, me faisant frissonner.

Les rayons d'un soleil timide perçaient au travers d'un épais feuillage, cachant ciel et cimes. Les branches frémissaient, les feuilles bruissaient et au loin, une voix entonnait une douce mélopée, si lointaine qu'il me semblait l'imaginer.

Je levai un bras, paume en avant, lorsqu'une autre paume se plaça devant la mienne, sans me toucher. L'Elfe en face de moi cachait son visage derrière un masque ouvragé, dévoilant le bas d'un faciès très doux, aux traits finement sculptés. Des marques entaillaient sa peau au niveau du menton, descendant le long de son cou, disparaissant sous son vêtement. Il portait une tunique d'un blanc éclatant et un châle de la même couleur de ma robe venait entourer ses épaules. Sur le devant de son buste, un bijou d'or, aussi étincelant que le reste de sa personne. Sa chevelure, sous ce rayon solaire, paraissant aussi blanche que sa tunique. Un côté semblait plus long que l'autre et il avait natté les mèches trop longues.

Je te connais, eusses-je envie de dire, mais déjà, mon corps se mouvait au rythme du sien, en une danse inconnue, mais si maitrisée.

Nous étions partenaires, mais à aucun moment nos corps ne se touchèrent. Sa main venait à la rencontre de la mienne, je tournoyai, comme enveloppée dans ses bras et la nature elle-même semblait vivre au rythme de nous mouvements. Je savais quoi faire, quand le faire.

Aucune question, aucun doute.

Je me laissai porter, transporter, comme toutes les autres fois.

Je te connais. Je te... connais.

Soudain le décor changea à nouveau, mais ce fut moins subtil, plus visible et effrayant. Des escarbilles chutaient d'un ciel opaque et triste et d'immenses flammes léchaient Archdragon, s'en gavant, me laissant figer devant ce spectacle. Des chevaux hennissaient et des hommes hurlaient. Sous mes pieds, des racines pulsaient, pareilles à des veines gorgées ; engorgées. Elles pourrissaient, s'échappant sous terre.

Sekhir. Il fallait que je trouve Sekhir.

— Soyez prudente, princesse.

Je sursautai.

La voix de l'Elfe s'insinua en moi en même temps qu'il saisissait enfin ma main. La prairie, à nouveau.

Sekhir, il me fallait...

Je du lever la tête pour pouvoir le regarder. Une voix résonna alors. Pas de ce côté-ci. Pas ce ce...

— Renfri ?

L'Elfe me relâcha trop vite. Je glissai, sur l'herbe humide, sur la pierre glissante. Ma tête heurta le sol sans douceur et je couinai, me recroquevillant sur moi-même.

Soyez prudente. Prudente.

Princesse.

Soyez prudente.

Soyez

Prudente.

Je te

Connais ?

Princesse. Princesse.

— Ren.

Une main glissa contre ma nuque. Paume chaude, rugueuse. Je clignai des yeux, si... fatiguée. M'étais-je assoupie en sortant du bain ? La pulpe d'un pouce contre ma peau. Je papillonnai des cils, de l'air s'engouffrant dans ma gorge, coulant dans mes poumons, soulevant ma poitrine.

— Tu es tombée, gronda la voix de Sekhir.

Il me tenait, mon dos contre la pierre froide.

— Je ne suis pas toute nue, hein ? glapis-je.

— Il n'y a rien à regarder, bougonna Sekhir, sa voix au diapason total avec son expression.

De l'inquiétude, une peur tapie dans ses yeux. Une lueur chimérique.

— Luce est venue me chercher avant d'aller prévenir le Roi.

Mes doigts glissèrent contre sa paume et il m'aida à me redresser. Le monde tournoya un peu, mais ancre à Sekhir, tout se stabilisa.

— Avoue que tu as fait exprès de glisser pour être dispensée de ta danse.

— Je suis percée à jour, incroyable.

Il ne sourit pas et je le sentais terriblement tendu contre moi, comme si j'avais été victime d'une attaque et que le coupable avait réussi à fuir le lieu du méfait. Je baissai le regard sur mes jambes étendues.

— Je crois qu'il s'agissait d'une sorte de... transe, mais... mais je ne m'en souviens plus.

Je voyais une robe derrière mes paupières, une tunique et des flammes. Et mon cœur battant au rythme du prénom de l'homme me tenant avec fermeté.

Sekhir ne cilla pas face à mon désarroi, habitué à me récupérer après chaque crise. Si Suka savait quoi que ce soit de tout ça, jamais elle n'avait fait mine de s'en inquiéter, tout comme notre mère, ce qui me poussait à croire qu'aucune des deux ne savait. Une demande de père ? Ainsi donc seuls Sekhir et lui se trouvaient être au courant. Avec Luce, bien entendu.

— Je vais t'aider.

Il se releva en premier et me tira sans brusquerie, pour me laisser le temps de reprendre le contrôle et de m'éloigner de ce qui m'habitait.

— Je pense que tu as loupé ta vocation, grommelai-je.

— Ce n'est plus à prouver ; je dois m'occuper d'un oisillon incapable de tenir sur ses pattes sans aide.

— Tu préférerais t'occuper de tes devoirs conjugaux avec ta fiancée ?

Il garda le silence et je m'en voulus pour cette pique mesquine. Je n'avais rien contre Dhugaa ; elle se montrait gentille, douce et forte. Belle surtout. Un autre joyau en Astalos. Me tenant fermement à Sekhir, il me ramena à mes appartements. Sur mon lit, une belle boîte attendait. Un cadeau ?

— Si Maesuka apprend ça, elle va être verte de jalousie, ricana Sekhir.

Je levai les yeux au ciel :

— Tu parles ; ses dames de compagnie ne savent plus quoi faire des présents venus de tout le continent.

Il marmonna et me lâcha une fois certain que je ne m'effondrerais pas. Je m'arrêtai devant ma literie et retirai le haut de la boite avec déférence presque. Aucune carte n'indiquait la provenance, mais la vision du présent me glaça, rappel de ma condition.

Une robe. D'un bleu turquoise sombre, splendide. Je la saisis pour la sortir de la boite et en caressai l'étoffe.

— C'est la même, soufflai-je pour moi-même, oubliant jusqu'à la présence de Sekhir.

Un signe quelconque ? Comment interpréter ça ? Je ne me rappelais pas bien. La clairière et la robe, oui, mais le reste ? Je n'y voyais aucun sens. J'appuyai mon poing contre ma tempe, lèvres pincées.

— La même que quoi ?

Je secouai la tête. Je ne voulais pas inquiéter Sekhir outre mesure. Je lui donnais assez de fil à retordre pour en rajouter encore une couche, si superficielle soit-elle.

Peut-être que cette robe signifiait le début d'une réponse, quelle qu'elle soit. Il me fallait attendre les signes et voir où ils m'entraineraient.

L'écho du tambourin emplissait l'air et à chaque à coup, le corps de Maesuka bougeait, entraîné par la musique et le murmure d'une musique ancienne, oubliée. Une musique qui venait en dehors de notre territoire, d'un désert aride où une Cité-Mère se perdait dans les versants d'une montagne. Ses cheveux semblaient voler autour d'elle, envelopper son être tout entier, l'habillant, la faisant paraître pour un esprit insaisissable. Je l'observai, parce qu'en cet instant, je ne pouvais détourner les yeux, comme toute l'assemblée. Elle courrait un instant, se jetait sur le sol et ondulait.

Son corps apparaissait alors comme celui d'une femme et non plus comme celui d'une enfant. Elle virevoltait, à l'aise avec elle-même, dévoilant des carrés entiers de peau, l'exposant, attirant toutes les convoitises.

Subjuguée, je me sentais happée. Impossible de voir plus loin que son évanescence, que sa pureté princière. Royale.

Femme du peuple, mais bien plus encore Reine de droit.

Notre mère souriait devant ce spectacle, aussi belle que Suka avec ses longs cheveux dorés et son port altier. Son cou, immense, ajoutait à cette impression de force, de puissance, d'une femme dure et droite, inflexible, mais si aimante. À côté du Roi, elle faisait chétive, mais elle se tenait fièrement, ne se courbant devant quiconque. L'assise de Maesuka se trouvait du côté de la Reine quand moi je me tenais aux côtés de notre père. Ce dernier semblait pensif et ses doigts tapotaient son accoudoir. Les banquets se succédaient, tous semblables à ses yeux. Plus rien ne pouvait le tirer de son état, celui d'un homme abusé par le pouvoir, y trouvant des repères pourtant inestimables. Il manquait Grand-Ma ; peut-être viendrait-elle un peu plus tard.

Je me penchai à l'oreille de père :

— On raconte que des singes dansent à la Cour de Gylf. Peut-être pourrions-nous en faire venir quelques-uns.

— Idée tentante, vile enfant. Que nous réserves-tu ce soir ?

Je pris mon air le plus innocent possible, dupant à dessein un père qui se laissait prendre au jeu, accoutumé.

— Corsons un peu les hostilités, tu veux ?

Son sourire derrière une barbe bien fournie. Il laissa son regard coulé sur l'assemblée ; des invités venus de tout le Continent aux Clans.

— Un partenaire. Qui refuserait de danser avec une princesse ?

Je hochai la tête.

— Mais ni ce pauvre barde ni Sekhir.

Je fis la moue.

— Tu n'es pas drôle.

— Je tâche de t'instruire. À toi de voir quel sens tu donneras à ce petit jeu.

— Ce n'est qu'une danse, dis-je avec un haussement d'épaules.

— Et parfois un partenaire peut s'avérer être bien plus que ça.

À mon tour d'observer la foule. La salle, plus longue que large, offrait beaucoup de place, que ce soit pour un banquet ou pour une soirée moins conventionnelle. Père recevait le peuple ici même et bien souvent les Généraux des différents Clans défilaient aussi, ensemble ou séparément.

— Comme un prétendant, tu veux dire ?

Il rit sous cape avant de revêtir son masque d'impassibilité. Aucun étendard visible ou blason ; juste des couleurs et des motifs. Des détails.

Les derniers échos du tambourin et le souffle haché de Maesuka. Des applaudissements et un sourire éclatant. Elle redressa le haut de son corps et marcha jusqu'à nous, les joues rouges, les yeux brillants, pleins de vie. Notre mère la félicita avec chaleur et ce fut à moi d'entrer en scène.

Je cherchai Sekhir du regard, pour me rassurer, mais ne le vit nulle part. Le bougre devait être caché quelque part, loin de tout ça, préférant une vue imprenable qu'une conversation imposée. Enfants, nous finissions par danser ensemble, faisant rire les adultes et glousser même les plus grands, père y compris. La candeur de deux enfants. Parfois, Suka se joignait à nous, mais ce fut alors si rare que je n'en gardais que peu de souvenirs. Jupons relevés, je ne m'attardai pas sur les quelques Elfes dont j'avais une vision directe.

Tous portaient des tuniques qui auraient pu être des secondes peaux tant elles étaient ajustées. Je passai devant des guerriers Israkite ainsi que des nobles d'Oleania et de Kagy, portant les couleurs chaudes de Gylf, leur Cité-Mère. Il y avait là des hommes forts de nos Tribus, tous arborant fièrement la marque de leur Clan. Je m'arrêtai alors et revins quelques pas en arrière.

Un regard attentif, un air mutin et amusé. Des cheveux d'un roux tendre, comme trop exposé au soleil, les dorant plus que nécessaire. Des yeux de la même teinte et visage imberbe, détrompant sur l'âge de l'homme. Pas si jeune que ça. Entre deux âges. Entre deux vies. Son expression impavide frisait l'arrogance et une confiance en soi exacerbée.

Je me tournai complètement pour lui faire face et m'inclinai devant lui.

— Me feriez-vous l'honneur ?

Ses vêtements ne dénotaient d'aucune appartenance, en fait, il paraissait quelconque, mais terriblement distingué. Une ambivalence voulue. Un jeu de dupe.

Un sourire impétrant étirant une bouche au tracé presque trop parfait.

Arrogant.

— L'honneur est pour moi, princesse Renfri.

Les hommes et femmes autour de lui s'écartèrent pour lui laisser tout le loisir de s'avancer. Il saisit ma main pour nous ramener au centre de l'attention. Je préférai ne pas jeter un coup d'œil en direction de père pour voir si mon choix lui convenait.

— Connaissez-vous l'Hymnadir ? m'enquis-je.

Il n'hésita pas une seule seconde et leva la main à hauteur de son visage, paume dans ma direction. Mon sourire m'échappa quelque peu et ses yeux pétillèrent de plus belle. Aucune musique ne démarra et en tournant la tête, je vis la mine déconfite des musiciens qui eux, ne devaient pas connaître l'Hymnadir. Une danse Elfique.

J'ignorai pourquoi ce choix, mais il s'était imposé à moi. Deux Elfes fendirent la foule en direction des musiciens et échangèrent quelques paroles avec eux. Bientôt, ils prirent leur place avec un naturel tout à fait désarmant et cette fois, l'air s'échappa des instruments. Ma paume vint se placer au même niveau que celle de l'homme, sans qu'elles ne se touchent. Un pas en avant pour lui, un en arrière pour moi. Et bientôt, de la fluidité, une alchimie née de deux bons danseurs. Quand les notes se faisaient plus entraînantes, la danse se faisait plus frivole, presque lascive. Et aux notes les plus douces, tout reprenait un équilibre, de l'ordre. Nous ne nous touchions pas. Nos membres s'effleuraient, nos regards se suivaient et s'accrochaient.

— Un choix intéressant, souffla mon partenaire. Je me faisais une joie de vous voir danser avec votre sœur une nouvelle fois, mais mon plaisir est d'autant plus grand que ce ne fût pas le cas finalement.

Ainsi, ce n'était pas sa première fois au sein d'Archdragon. Pourtant, je ne me souvenais pas de lui, bien qu'en général je fus plutôt dotée d'une bonne mémoire des visages et des noms.

— Mon père a tendance à penser qu'un partenaire se dévoile bien plus lors d'une danse que lors de vain discours, dis-je. Qu'en pensez-vous ?

— Que c'est un point de vue qui se défend. Nos corps s'expriment bien mieux que nous après tout. Il suffit juste d'en comprendre le langage et la portée.

Un homme intelligent. Doué d'une certaine sensibilité.

Un pas sur le côté, l'effleurement de ses doigts contre mes côtes. Un pas devant, le haut de mon corps basculant en arrière et son bras tentant de m'attraper. Une histoire.

L'Hymnadir remontait à des temps anciens et on racontait qu'il s'agissait d'une danse qui se pratiquait entre Dragons et Elfes. Des Dragons incarnés.

Une symbiose dans un rythme tendre et rempli d'émotions. Les dernières notes s'envolèrent, emportées par le haut plafond et un profond silence accueillit notre prestation. L'homme attrapa mes doigts entre les siens et s'agenouilla. Il porta ma main non pas à ses lèvres, mais à son front. Il resta ainsi quelques secondes avant de se redresser.

— N'hésitez pas à revenir vers moi pour une autre danse, princesza.

Oleania ; Cité-Mère du seul Royaume en bordure de l'océan. Ainsi donc venait-il de là-bas ? Il me tourna le dos pour retourner à sa place et je rejoignis les miens.

Maesuka avait une tête d'ahurie qu'elle parvenait mal à cacher quand mon père semblait amusé. Lorsque ça me concernait, notre mère restait particulièrement stoïque. Quand je repris place, père se pencha :

— Vile enfant, sais-tu qui est cet homme ?

— Pas un Roi j'espère, ricanai-je.

Les festivités commencèrent vraiment à partir de ce moment et nos parents se mêlèrent aux invités avec une aisance née de l'habitude. Maesuka se prit au jeu aussi, mais à sa façon, laissant les gens venir à elle et choisissant avec soin ceux avec qui elle échangerait un court moment. Une ombre vint s'appuyer nonchalamment contre mon assise, bras croisés, air blasé.

— J'étais comment ? soufflai-je, me retenant de battre des jambes sous ma robe.

— Quoi, tu as déjà dansée ? Je regardai ailleurs, se moqua-t-il.

Je fis la moue, boudeuse.

— Je suis sûre que tu n'as pas pu détourner le regard.

Sekhir secoua la tête, jetant un coup d'œil à ce qui se passait devant nous. Il restait attentif, surtout avec tous ses inconnus, tous des facteurs de danger potentiel à ses yeux. Il semblait si... tendu !

Je ricanai et sans lui laisser le temps de réagir, l'entraînai à ma suite. Il n'eut d'autre choix que de m'attraper par la taille, son éternel air bougon au visage. Je savais qu'il aurait préféré rester dans l'ombre, se contentant d'être éloigné, mais suffisamment proche pour agir. Mais moi, je ne l'entendais pas de cette oreille. Je voulais danser avec lui.

— J'ai vu Crius, soufflai-je. Tu crois qu'il va se positionner en tant que prétendant ?

Nous bougions sans faire grand cas de la musique.

— Il est aussi allergique à Maesuka que moi (je lui écrasai le pied, il ne broncha même pas). En revanche, il a le béguin pour toi, alors...

Je levai les yeux au ciel. Crius se trouvait être le fils du Général du Clan Corindis, celui-là même qui avait vu naître mère.

— Je ne sais pas trop quelle va être la démarche de père, surtout concernant Suka. Pour ma part, je ne me fais pas trop de soucis ; je ne suis que la deuxième.

Le regard de Sekhir s'attarda dans mes cheveux, là où se trouvait la broche qu'il avait déposée sur le banc peu après m'avoir offert ma dague. Ornée d'un dragon, Luce s'était amusée à la mettre en valeur, la trouvant splendide.

La voix de père résonna et Sekhir s'écarta. J'inspirai, pas vraiment prête pour ce qui suivait. Nous reprîmes place et le défilé des prétendants commença.

Chacun se présentait, indiquant d'où il venait et à quel point sa personne pouvait être prestigieuse. Il ne s'agissait pas tant de nous éblouir nous, mais de se faire valoir devant le Roi. Les premiers revendiquèrent la main de Maesuka et lorsque les Elfes apparurent, je la vis se tendre, les doigts crispés.

Qui donc trouverait grâce aux yeux de père ? Qu'attendait-il du futur Roi d'Astalos ? Un homme s'avança et s'inclina :

— Le Roi Skeik Ournea d'Oleania.

Du Royaume d'Olea donc. Je retins un juron en voyant Sa Majesté s'avancer. Il s'agissait de mon partenaire durant la danse ! Mes yeux devinrent des soucoupes et je me tournai vers mon père.

Il ne portait aucune couronne ! Rien qui le désignait comme souverain au même titre que père. Je comprenais mieux l'expression de Maesuka. Un Roi venu pour demander sa main, ce n'était pas rien tout de même. Et moi qui avais dansé avec lui sans m'apercevoir de rien. Idiote !

— C'est un plaisir de vous avoir à notre cour, dit père.

— Astalos est un Royaume splendide et je me languissais d'Archdragon au-delà des mots.

— Pourtant Ocea reste un trésor de beauté, répliqua père en parlant du palais Royal d'Oleania, Cité-Mère.

— Il est vrai, concéda le Roi Skeik. Bien qu'éloignés, nos deux Royaumes se sont toujours très bien entendus et j'aimerais que cela perdure à l'avenir et une alliance scellerait notre vision d'un continent prospère.

Sa faconde pouvait être applaudie. Il avait l'art de converser et de tourner les choses à son avantage.

— Ainsi donc vous venez ici en ce jour pour demander la main de l'une de mes filles.

L'air marin réussirait-il à Suka ? Toute cette étendue d'eau, tout ce vaste monde à portée de voiles... Skeik fit un signe et une femme s'approcha, un écrin dans les mains. Maesuka se redressa un peu plus encore, si c'était possible, si droite qu'elle fût déjà ! Mais la femme ne se tourna pas vers elle, mais bien vers moi.

Que...

— Nous avons pour tradition de n'ignorer aucun trésor en Olea. Chaque créature, chaque algue, chaque pierre est précieuse. Ne se focaliser que sur le diamant brut est une erreur que je ne commettrais pas. Je souhaite épouser la princesse Renfri et faire d'elle ma Reine.

Au cœur de l'écrin, une paire de boucles taillées dans une pierre si sombre qu'elle paraissait noire. Je relevai vivement mon visage vers le Roi Skeik. Son sourire équivoque me hérissa les poils ; il était pour le moment le seul prétendant à mon actif, ce qui maximisait ses chances.

Mon univers tangua quelque peu. Je n'entendis pas les paroles de père, fus incapable d'écouter la suite.

Naïve, j'avais cru que je repartirais de cette soirée comme j'étais arrivée. Mais loin de là. Voilà qu'un Roi voulait m'épouser. Pourquoi ? Politiquement, je ne valais pas grand-chose ; je n'étais que la deuxième née.

Le repas fut servi et ce moment se déroula dans une brume épaisse. Père me parla, mais je n'écoutai pas.

Allais-je partir ? Et Sekhir, viendrait-il avec moi ?

Les danses reprirent de plus belle et même père et mère se laissèrent porter. J'en oubliai le barde, même alors que sa voix résonnait, portée par les musiciens.

Je vis Sekhir et Dhugaa plus loin, sa main à elle sur son bras. Je croisai le regard du Roi Skeik et il leva un verre en mon honneur.

— Renfri.

Maesuka me secoua un peu. Je clignai des yeux, prête à lui dire que je voulais retourner à mes appartements, fatigués, mais les grandes portes de la salle s'ouvrir. Il ne s'agissait pas d'une délégation tardive, mais d'un seul Elfe. Ce dernier traversa l'assemblée d'un pas assuré, forçant tout le monde à le détailler. Un visage anguleux d'une parfaite symétrie encadré d'une chevelure aux ondulations noires et floues. Une peau aussi pâle que lisse, des pommettes hautes et saillantes, des joues creuses et un menton pointu qui lui donnait un air délicat sans être androgyne. Il se dégageait de son allure un côté très noble, très chevaleresque, presque désuet.

— Sire Dragnir, veuillez pardonner mon intrusion tardive, dit-il d'une voix chantante. Je suis Zeno, de la cour d'Etyl.

— Eh bien, Zeno de la cour d'Etyl, bienvenue en Astalos.

— Je vous remercie, Majesté. Je suis porteur d'un message vous étant adressé.

— Parle librement, Zeno.

L'Elfe s'inclina tout en penchant la tête.

— Je suis l'émissaire du Prince Meltheas Shaarj, Elfide de rang et de naissance. Je parlerais donc en son nom ; notre Prince souhaite obtenir la main de votre très estimée fille.

— Et quel présent offre-t-il à cet égard ? demanda la Reine, aux côtés de son époux.

Zeno me fixa de longues secondes et une lueur de malice s'insinua au plus profond de ses yeux.

— Une robe d'une rare manufacture, Votre Grâce. Qu'elle porte en ce moment même.

Tous les visages se tournèrent dans ma direction, observant ma robe. Mère sembla choquée. Je n'osai regarder Maesuka.

En fait, je n'osai plus bouger, ne serait-ce qu'un orteil.

Je me détestai. À cette seconde précise, je m'en voulais. Deux prétendants qui volaient la vedette à tous ceux de Suka. Un Roi et un Prince Elfe.

J'aurais tout donné pour que ce ne fût pas le cas, mais nous n'étions pas maitres de notre destinée. Peut-être les Oradrag savaient-elles vu cela venir, mais pas moi. Oh non, pas moi. 

**

Un bon week-end à toutes et à tous ❤️

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