Chapitre trente-deux

RENFRI

— C'est le moment parfait si tu veux te dégoter la nourriture la plus chaude et croustillante avant tous les autres, souffla Kuda à mon oreille, son grand sourire rendant son visage magnifique, tout en lui laissant la candeur d'un jeune garçon.

Il était le frère de Kezar, le jeune maître. Kuda n'était que le diminutif de Mahakuda, son véritable prénom que personne, absolument personne, n'utilisait dans cette immense demeure. Nous étions loin d'Archdragon et pourtant, tout me semblait parfaitement incroyable dans ce domaine vaste et peuplé de vie. Les gardes se mêlaient aux travailleurs et aidaient parfois lorsqu'un problème technique survenait et que des bras en plus n'étaient pas négligeables.

Kuda ressemblait à son frère, si on omettait les cheveux blancs et les yeux improbables. Mais on ressentait le lien dans les traits du visage et dans la façon même de se déplacer. Kuda aurait tout aussi bien pu être un petit singe, allant et venant à sa façon, se déplaçant avec une telle agilité que j'en restais souvent comme deux ronds de flancs. Il était celui avec qui je passais le plus de temps depuis mon arrivée et depuis que j'avais été apte à me déplacer suite à ma blessure. J'en garderai une cicatrice, mais la douleur n'était plus qu'un lointain souvenir et je remerciai les soins prodigués à mon encontre.

Une bonne odeur vint titiller mes narines et Kuda me fit signe de le suivre dans ce long couloir menant tout droit à la cuisine. Nous croisâmes plusieurs Keneyf, terme utilisé pour désigner les servants et la main-d'œuvre locale.

Kuda m'avait expliqué qu'en dehors de leur domaine, les Keneyf étaient des moins que rien, traités durement, mettant de côté l'humain pour faire d'eux des animaux. Toutes les grandes familles et tous les riches de Gylf possédaient leurs propres troupeaux de Keneyf. Lorsqu'on naissait d'une famille de Keneyf, on ne pouvait prétendre à rien d'autre et souvent, les enfants devenaient des voleurs et se faisaient couper des phalanges pour ça. À chaque fois que j'y pensais, mes yeux glissaient sur mes propres mains, imaginant la douleur infligée à des gosses qui cherchaient à s'en sortir. J'ignorai à quel point la vie pouvait être rude, moi qui avais vécu dans un palais, bien protégé et choyé durant toute mon existence. Mais dans la Cité-Mère de Gylf, la mort côtoyait de très près la vie et la pauvreté ne faisait que chatouiller les pieds des plus riches, ceux se gargarisant dans leur belle maison.

J'avais vite compris qu'être un Keneyf ici relevait d'une chance. Tout le monde traitait les uns et les autres avec respect, formant ce qui se rapprochait le plus d'une grande famille. Il y avait même une vieille femme qui adorait lever son bâton sur Kuda lorsqu'il s'apprêtait à faire une bêtise et lui, il ne faisait que rire en sautillant dans tous les sens. Et c'était une Keneyf.

J'ignorai ce que je trouverai derrière les grandes portes symbolisant la frontière entre le domaine et le reste de Gylf. De toute manière pour le moment, je ne pensais qu'avec mon estomac, ce dernier grondant face à un appétit soudain, né de cette odeur qui flottait partout autour de nous. Kuda me jeta une œillade amusée et saisit ma main entre ses doigts calleux, preuve qu'il travaillait tout autant que les autres.

Nous débarquâmes dans la grande cuisine du domaine qui ressemblait à s'y méprendre à un garde-manger géant. Face à nous, un four immense avec une marmite qui chauffait au-dessus des flammes. Devant, une première table recouverte de victuailles et de pots en terre en tout genre. Venait ensuite une table immense, où au moins vingt personnes pouvaient y prendre place. Au plafond, des tiges pendouillaient, en plein séchage, apportant une drôle d'odeur au lieu. Il régnait ici une chaleur étouffante, mais je m'en fichai bien, parce que je mourais de faim et que j'étais même prête à m'asseoir devant l'âtre si ça me permettait d'apaiser cet appétit dévorant. Ici aussi, ça grouillait dans tous les sens et je reconnus Viliane avec sa carrure puissante et son visage doux.

— Fais attention à tes mains, me prévint Kuda. Les coups de baguette pleuvent très vite ici.

Je fronçai les sourcils, pas sûre de comprendre de quoi il parlait. Ce qui changea rapidement lorsqu'il passa devant moi et commença à chiper tout ce qui passait sous ses doigts.

Il retint plusieurs fois une grimace lorsqu'il dû se brûler avec un met à peine sorti des immenses cavités de chaleur qui permettait de réchauffer et de cuir tout à la fois. Bientôt, il réussit à empiler un nombre impressionnant de nourritures contre son torse, le tout retenu par son bras. Je me demandais si je devais faire de même où s'il prenait pour nous deux.

Un géant s'avança droit sur lui, mais Kuda ne sembla pas s'en apercevoir. Il tendit le bras pour attraper une miche énorme et la petite baguette en bois siffla avant de s'abattre sur les doigts de Kuda qui jura dans leur langue, ramenant sa main vers son visage pour souffler dessus.

— Kzaa ! grommela Kuda avant d'offrir un grand sourire au géant, pas le moins du monde impressionné.

Pour ma part, je ne bougeai pas. L'homme, qui atteignait presque le plafond, ne possédait pas un visage amène ou agréable. Un amas de cicatrices et de chair brûlé et un corps enveloppé pour une épaisse couche de graisse qui pourtant, ne touchant pas ses jambes qui ressemblaient à deux fines baguettes. Plutôt solides cependant, pas juste deux brindilles sèches.

— Mauvaise pioche, Kuda-sar.

Je retins mon souffle devant la voix de ce géant. Un timbre bas, qui faisait vibrer les os et instillait une bonne dose de peur chez ses interlocuteurs. Comme moi en cet instant.

— C'est pour notre invitée, Zuké, dit Kuda en donnant un coup de tête dans ma direction.

Le géant m'observa de ses yeux porcins et je ne bronchai pas durant son inspection silencieuse tout autant que minutieuse.

— Et quoi ? Tu comptais la faire manger sur le mur avec toi ?

— Euh... oui ?

Nous nous retrouvâmes autour de l'immense table, assis l'un en face de l'autre, deux assiettes remplies devant nous et d'autres victuailles entre nous. Zuké n'avait pas laissé le choix à Kuda qui ne cessait de s'empiffrer depuis tout à l'heure. Les autres personnes faisaient comme si nous n'existions pas, continuant à vaquer à leurs occupations, allant et venant à cette heure avancé de la matinée. Kuda continuait de me faire visiter, trouvant important que je ne me perde pas, ce qui, clairement, n'était pas une mince affaire. Ce n'était pas aussi labyrinthique qu'Archdragon, mais je ne connaissais rien des demeures de ce Royaume et de la façon dont elles se constituaient. Rien d'insurmontable cela dit, surtout pas quand je pouvais compter sur Kuda comme guide.

J'ignorai ce qui nous avait poussés l'un vers l'autre, mais le fait est que nous passions beaucoup de temps ensemble.

J'avais quitté la chambre où reposait Sekhir depuis quelques jours seulement et depuis, les journées se succédaient, aucune ne ressemblant à la précédente. Ici, dès le lever du soleil, tout se mettait en branle.

Des voix résonnaient çà et là, des ordres, des demandes, des gens qui passaient avec des caisses, les gardes qui jouaient aux cartes, la cloche qui résonnait pour annoncer l'heure du repas. Et Kuda, qui m'apprenait quelques mots de leur langue tout en parlant dans la Langue Commune pour moi. Les journées au domaine Solari se voulaient remplies et éreintantes. Lorsque le soleil se couchait, des lanternes s'allumaient partout et les soirées, bien plus fraîches, apportaient leur lot de festivités. Le soir, les repas se voulaient encore plus fastes que la journée, ce qui sur le moment m'avait paru impossible. Et pourtant.

Personne ne semblait manquer de rien. Les quelques enfants présents partaient pour leur instruction dès le matin et ne revenaient qu'en milieu d'après-midi, parés de leurs livres. Ils déposaient ceux-là et commençaient à courir dans tous les sens, contents d'être de retour chez eux. Mais même ces derniers n'échappaient pas aux corvées journalières qui demandaient la participation de chaque personne peuplant le domaine.

— Où est Kezar ? Et Asome ? finis-je par demander.

Kuda essuya sa bouche d'un revers de sa manche et avala bruyamment sa bouchée.

— Même si Asome passe beaucoup de temps ici, il a sa propre maison, plus loin dans Gylf, après le marché Assar. Kezar a une santé fragile, alors il dort beaucoup pour reposer son corps. Il n'émerge qu'en fin de matinée et ensuite, il vient faire son petit roi.

Une santé fragile ? Je me rappelais sa démarche, la force de sa prise et le trait de ses muscles. Je me contentai donc de froncer les sourcils. Je ne savais rien de ce jeune homme, même si je pensais le connaître.

— Je ne sais pas s'il t'a promis quelque chose ou pas, reprit Kuda, mais Kezar est du genre à oublier. Il a beaucoup de responsabilités, alors il ne faut pas lui en vouloir.

Il haussa les épaules et j'en vins à me demander combien de fois Kezar avait fait faux bond à son frère.

— Et toi, tu as des frères et sœurs ? m'interrogea Kuda.

— J'ai une–

Je m'arrêtai en pensant à Maesuka. Chaque bruit de la pièce se mit en sourdine de lui-même et me plongea dans un drôle de silence. Je regardai le contenu de mon repas.

Que faisait-elle ?

— J'avais une sœur, soufflai-je.

— Avant, on n'était pas que Kezar et moi. On avait un grand-frère qui est mort et notre sœur est avec le Haut-Maître.

Avec Ergo ?

— Aujourd'hui, c'est comme s'il ne restait que nous. Kezar et Mahakuda.

Je ressentis sa tristesse, sans pouvoir l'expliquer. Il chercha à sourire, mais n'y parvint pas. Je tendis ma main par-dessus la table et réussis à atteindre la sienne. Il me laissa l'atteindre, chercher à l'apaiser, même si ce n'était qu'un tout petit peu. Sa perte ne ressemblait en rien à la mienne, mais notre peine nous liait.

Je ramenai ma main vers moi et Kuda plongea le nez vers son écuelle presque vide. Nous mangeâmes en silence, sans pour autant être gênés. Lorsque nous eûmes terminé ce festin, nous nous échappâmes pour nous retrouver à l'extérieur. La cour desservait les différents corps de bâtiment et j'avisai l'écurie et les nombreux chevaux à l'intérieur. Je regrettai les nôtres, me demandant encore ce qu'ils étaient advenus d'eux.

Le domaine Solari était immense. Du genre, vraiment très, très grand.

À bien y regarder, ça s'étendait à perte de vue, offrant des espaces distincts pour les plantations ou autres éléments de base pour la survie de tout le monde. Kuda m'avait expliqué que leur famille était réputée dans toute la Cité-Mère pour leur soierie. Ils proposaient les meilleures étoffes et Kezar habillait lui-même la Kyga-Ne, la première épouse d'Ergo. Ainsi donc, lorsqu'il quittait le domaine, ce n'était que pour se rendre au Palais du Haut-Maître. Et d'après Kuda, Kezar ne quittait alors jamais sa canne. Dans ma tête, ce qu'on me racontait de Kezar se superposait au peu que j'avais pu voir de lui. Depuis que je passai mon temps avec Kuda, pas une seule fois je n'avais croisé Kezar. Devais-je aller à lui ? Le trouver dans sa propre demeure et lui demander de m'aider ?

Mais comment lui expliquer ?

Comment lui dire que j'ignorai ce que je devais trouver ici. Qui, pour être plus précise. Le fait de savoir que Sekhir ne craignait rien m'aidait à me concentrer sur mon objectif, mais pour l'heure, il semblait hors de question pour moi de quitter le domaine. Si un groupe d'assassins avait réussi à nous débusquer tout en sachant qui nous étions, n'importe qui pourrait le faire.

Je devais faire attention. Jouer sur la discrétion, mais en restant ici, je ne servais à rien. Les paroles de Zexrandra hantaient mes nuits, ainsi que le visage déformé par la haine de Vrak.

Que faisait Maesuka ? Ou du moins, que comptait-elle faire en tant que Reine ? Pourquoi tuer Père pour monter plus rapidement sur le trône ?

Les pieds dans le vide, j'observai l'horizon, Kuda à mes côtés. Le soleil brûlait ma rétine et me donnait chaud. Je portais une tunique légère et ample, camouflant mon corps en dessous. Mes cheveux dansaient librement dans mon dos et de là où nous nous tenions, je pouvais apercevoir les maisons tapissant Gylf, ainsi que la foule compacte en son cœur. Nous nous trouvions sur un des murs entourant tout le domaine, bien au-dessus du sol et de la terre ferme, me donnant cette étrange sensation de n'avoir qu'à lever une main pour toucher le ciel.

Baba m'avait dit que Sekhir ne se réveillerait pas tout de suite, à cause du poison présent dans son organisme. Un poison que la Guilde Shotet employait souvent pour neutraliser une cible. Ainsi, il faudrait du temps au corps de Sek pour éjecter la substance, ce qui n'était pas plus mal compte tenu de ses blessures. Je voulais qu'il se réveille en ne souffrant plus. En attendant, il me fallait juste avancer sans lui et trouver ce que nous étions venus chercher.

Je pouvais le faire. N'est-ce pas ?

Une jeune fille passa non loin et leva la tête dans notre direction. Elle leva une main pour nous faire signe ; plus à Kuda qu'à moi cela dit et ce dernier, tout rougissant, lui rendit son geste.

— Qui est-ce ? demandai-je.

Kuda se racla la gorge et regarda ailleurs.

— Ipsa. Une Keneyf.

— Elle est jolie.

Ma remarque sembla le déstabiliser encore plus.

— Je... ouais, j'imagine, glissa-t-il.

Silhouette gracile et un cou fin et long, son visage en forme de cœur témoignait d'une douceur qu'on retrouvait dans le tracé de son faciès. Des yeux en amande, un regard viride et vif et une bouche au sourire timide, mais marquant.

Très jolie, même. J'aimais ses vêtements diaprés, qui détonnaient un peu parmi les autres Keneyf.

— Tu l'as connu bien ? Vous semblez avoir le même âge.

— On a plus ou moins grandi ensemble, répondit-il avec un haussement d'épaules.

Un léger sourire joua au coin de mes lèvres. La fameuse Ipsa disparut dans un bâtiment et Kuda sembla se détendre. Il était si empesé à sa simple vue !

— Tu l'aimes bien ?

Cette fois, la rougeur éclata partout ; sur ses joues et s'étendit jusqu'à sa nuque.

— C-ce n'est qu'u-une amie ! objecta-t-il.

Je retins un rire devant une telle candeur, comprenant qu'il était sûrement amoureux, mais qu'il était hors de question pour lui de l'avouer à haute voix, qui plus est à une étrangère comme moi.

— D'accord, capitulai-je, en lui tapotant le haut du crâne avec nonchalance.

Ce fut à ce moment-là que je le vis.

Kezar. Surgissant de la bâtisse principale, ses cheveux cachés sous une étoffe. Mais maintenant, je savais.

Blanc. Pas cassé, non, lumineux, tout aussi improbable que la couleur de ses yeux.

Mon cœur se mit à battre plus vite dans ma poitrine et je redressai le haut de mon corps pour qu'il n'échappe pas à ma vue. Il semblait attendre, chercher quelqu'un du regard et lorsqu'il leva la tête et nous avisa, je sus.

— Ah, Kezar est là ! souffla Kuda.

Lui ne venait que de l'apercevoir, moi, c'était comme si je l'avais senti, comme si un fil invisible s'était retrouvé en tension dès lors qu'il avait mis un pied dehors. Il s'avança vers nous, la nuque s'arquant à chaque pas pour ne pas me quitter des yeux. Ma bouche s'assécha et les poils de mes bras se dressèrent en une chair de poule nouvelle. Et inexplicable par une chaleur pareille.

Il n'avait rien d'égrotant pour moi. Chaque mouvement de sa part faisait jouer la puissance de ses muscles, de son corps.

Lui, malade ? Je n'y croyais pas une seule seconde. Comment aurait-il pu l'être quand tout chez lui n'était que robustesse et virilité ?

Lorsqu'il s'arrêta au pied du mur sur lequel nous nous trouvions, il parut attendre.

— Qu'est-ce que tu... !

Kuda parut vouloir me saisir, mais déjà, je poussai sur mes bras pour me laisser tomber, le sol à quelques mètres de moi. La chute aurait pu faire mal, sans être fatale. Mais les mains de Kezar m'attrapèrent avant même que je songe à mon mouvement. Avant même que j'aie peur de la chute. Mes pieds touchèrent doucement le sol. Kezar ne bougea pas, ses mains sur mes hanches. Je levai la tête pour croiser son regard.

— Je veux aller dans la Cité-Mère, soufflai-je.

— Non.

Sa réponse fut catégorique et rapide. Q... quoi ?

— Tu as dit que tu m'aiderais.

— C'est ce que je suis en train de faire. En te gardant ici, je t'aide à garder la vie sauve. Chaque assassin de la Guilde est à vos trousses au cas où tu l'ignorais. Si tu sors te balader dans Gylf, tu ne feras pas long feu, princesse.

J'aurais aimé qu'il ait tort. Mais ici, c'était chez lui et il connaissait la Guilde mieux que moi.

— Alors quoi, je vais devoir attendre que tout se calme ? Combien de temps ?

Je devais trouver cet Écho.

Dans mes veines, ce désir brûlait férocement.

— Je ne sais pas. Le temps qu'il faudra ?

Je fis la moue. Kezar recula et rompit tout contact entre nous. J'exhalai un léger soupir. Kuda arriva à ce moment-là et Kezar reporta son attention sur lui. Je regardai les Keneyf autour de moi et une idée germa.

Les assassins ignoraient qui j'étais, du moins ils ne pouvaient pas savoir que leurs camarades morts étaient tombés sur la princesse Dragnir et la Foudre. Alors si je parvenais à me faire passer pour une simple Keneyf, tout le monde n'y verrait que du feu.

Et je pourrais enfin commencer mes recherches, que Kezar me vienne en aide ou non.

Je n'allais pas attendre que le temps passe sans rien faire. 

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