Chapitre soixante
RENFRI
Je chipotai, n'ayant absolument pas faim en cette première matinée passée dans ce palais aux allures de cage dorée. La rumeur de l'écoulement de l'eau, quelque part, me parvenait, comme une douce chanson. Une odeur d'encens flottait autour de moi et la nausée tournoyait en moi, tel un maelström de sensations.
Les doigts de Sakhi effleurèrent mon poignet et lorsque je relevai les yeux, je vis qu'on m'observait. Toutes les Kygas-Daki. Certaines avec curiosité, d'autres avec une animosité palpable. Je me retins d'ouvrir la bouche pour leur dire de s'occuper d'autre chose que de moi ; je ne voulais pas m'attirer d'ennui. D'après Maesuka, il n'y avait rien de pire que la vengeance d'une femme. Oh ça, elle le découvrirait lorsque je reviendrais à Astalos. Pour père. Pour réclamer des explications. Et faire couler le premier sang.
Par tous les Dragons, pourquoi ?
— Tu vas bien ? m'interrogea Sakhi du bout des lèvres.
Je repensai à la main d'Ergo sur mon sein. À cette promesse teintée d'horreur. Hochai la tête.
— Je n'arriverai pas à avaler quoi que ce soit, avouai-je cependant, dans le mal.
Je ne me sentais pas bien. Et j'ignorai si c'était ce qui s'était passé la veille, la réalité des cicatrices dans mon dos ou autres choses qui me faisait me sentir si nauséeuse. La vérité était que je me sentais si faible que restée assise m'offrait le loisir de ne pas m'effondrer devant tout le monde.
— Tu es un peu pâle.
— C'est le contrecoup de la visite de notre Maître, cracha Lisha. Il n'a pas dû être doux avec elle. Regardez-la ! On se demande bien ce qu'elle fait parmi nous.
Ni Sakhi ni moi ne relevâmes. Le venin de cette femme ne m'atteignait pas. J'avais d'autres Dragons à fouetter.
— Viens.
Sakhi m'aida à me relever. Elle devait sentir à quel point j'étais faible, quand bien même elle aurait pu me laisser me débrouiller. Elle ressemblait à ses frères. La gentillesse de Kuda, la ténacité de Kezar. Je retrouvai les deux garçons en elle. Une force de la nature qui devait apprendre à se courber devant Ergo.
Pour survivre.
Elle nous amena dans sa chambre à elle, un endroit qui ressemblait au mien, avec plus de décorations, plus de fioritures. Elle m'aida à m'assoir sur les nombreux coussins et je soupirai.
Elle savait qu'Ergo ne m'avait pas touchée. Du moins pas comme ça. J'avais eu de la chance, je le voyais dans ses yeux. Une autre nuit ne pouvait pas passer. Parce que cette fois, je n'étais pas sûre qu'il se tienne à sa propre parole. En fait, j'en étais même à peu près certaine. Il fallait donc que je fasse quelque chose. Qu'importe mon état ou ma peur. Ce sentiment, je pouvais l'étouffer. Je pouvais l'annihiler. Et l'effacer. Je croyais ce que je disais : Ergo n'était qu'un homme. Il n'était pas Sotev en personne, quand bien même on lui prêtait cette réputation. J'ignorai comment il parvenait encore à asseoir un tel pouvoir sur son peuple, mais ça devait forcément venir de quelque part et...
Une crampe me plia en deux et me coupa le souffle.
Un murmure chuchota à mon oreille. Mon prénom. Comme une expiration. De l'attente. De l'espoir. La même sensation que pour les Assassins malades. Ceux qui devenaient fous.
— Ren ?
J'attendis que la douleur parte, qu'elle se carapate loin de moi. Quelques minutes passèrent et je réussis à attraper mon souffle en plein vol. Je me redressai, plus pâle que jamais.
— D'après Kezar et les autres, tous les Assassins qui sont devenus... fous sont passés par ici. À Ar'Jabra.
Sakhi hocha la tête, les sourcils froncés.
— C'est la coutume, oui. Chaque combattant passe récupérer les faveurs du Haut-Maître. Tu penses que... le mal viendrait d'ici ?
Je hochai la tête, parce que Kezar aussi avait soulevé cette idée. Et si je sentais lorsqu'un Assassin était touché, pourquoi ne sentirais-je pas la source de ce mal inconnu ?
J'ignorai d'où ça me venait et pourquoi. Mais après tout, plus rien ne me surprenait. Un devoir qui m'était échu, sans que je puisse le léguer à quiconque. Autant en tirer le meilleur parti.
— Ça ressemble bien à Ergo d'empoisonner les siens.
La mort du plus fort.
Ergo régnait en maître ultime sur son Royaume. Et si quelqu'un se dressait contre lui, il le fauchait. Aussi simplement.
— Je crois que... que je suis connectée à ce mal, soufflai-je.
Et Sakhi fronça un peu plus les sourcils, pas sûre de comprendre où je voulais en venir. Connectée à quelque chose qui faisait du mal à des hommes puissants ? Comment ? Moi-même je l'ignorai alors comment l'expliquer ? Parfois, ça se passait de mots.
Parfois, les choses nous échappaient, tout simplement. Dès lors, je devais composer avec sans me demander pourquoi.
Peut-être finirais-je par l'apprendre, d'une manière ou d'une autre.
— C'est cela qui te rend malade ?
— Peut-être. Je ne...
Une autre crampe. Mon front se plissa et j'exhalai un long râle.
— Je sais où Ergo rencontre ses Assassins avant les combats. Tout doit venir de là-bas. Mais nous ne pouvons y aller en plein jour.
Je réussis à hocher la tête.
— Tu n'es pas obligée de m'aider, dis-je.
— Je sais. Mais je souhaite le faire. Qu'importe les conséquences.
— Tu es forte.
— Pas tant que ça.
Je réussis à lui attraper la main et nos yeux se rencontrèrent.
— Je n'ai eu qu'une seule amie dans ma vie et elle est morte.
Ma Luce. Elle me manquait. Son sourire, sa présence. Sa candeur. Sa langue acérée lorsqu'elle ne mâchait pas ses mots.
Je la revoyais, sur le sol d'Archdragon, mourante. Non. Morte. Aucun souffle.
— J'aimerais beaucoup devenir ton amie, dit Sakhi avec un sourire. Je ne peux pas te promettre de ne pas mourir, parce que seuls les immortels échappent au baiser de la Mort.
Les Elfes et les Elfides.
Les Dragons, avant.
Mais nous, nous pouvions mourir. Aucun sang bleu.
Juste notre mortalité. Et nos faiblesses.
Nos doigts restèrent liés un moment. Comme une promesse faite l'une à l'autre.
Je passai l'après-midi à errer entre conscience et inconscience. Quelque chose tirait sur mon énergie et m'épuisait. Tirait sur mes forces pour les aspirer. Et dans mes songes, à demi consciente, les images se succédèrent avec une précision floue, cotonneuse.
Je vis un homme avec un aigle, qui observait le ciel depuis un endroit surélevé. Je reconnus la langue qu'il parlait.
Gutturale.
Israkt.
Bientôt, le murmure de l'océan me heurta de la même manière que l'eau se fracassait contre la coque d'un bateau. Un homme hurla des ordres et je ne fis que l'effleurer de loin, sans vraiment le voir.
Olea.
Des tambours.
Ces douze ponts en honneur aux douze tresses de la Déesse Olea.
Je m'arrêtai devant un balcon, où se tenait le Roi Skeik Ournea. Je le reconnus. Le revis marcher avec moi dans les couloirs d'Archdragon. Me parler de sa Reine. De moi.
Et je fus comme aspirée. Un endroit sombre. Deux hommes qui semblaient se disputer.
Je crus reconnaître la voix de Sekhir, le grognement de Kezar.
Avant qu'une paume ne recouvre mes yeux.
Et un murmure.
Dans un timbre chantant. Ancien.
De l'elfique.
Je
Te
Connais.
— Et moi, je t'attends.
La nuit tomba sur Gylf comme un voile sur le visage d'une femme. Lent et magnifique. Mon cœur tambourinait dans ma cage thoracique et je laissai Sakhi nous conduire, familière de ses couloirs et du palais tout entier. Je tenais difficilement sur mes jambes, mais je tenais la cadence, coûte que coûte. Je talonnai Sakhi de près et nous nous faufilâmes sans un bruit, sans un mot. Nos pas heurtaient la pierre et nos ombres se glissaient parmi les ouvertures. Et plus nous avancions, plus je sentais quelque chose fourmiller en moi.
Grandir.
Se déployer.
Et la souffrance devenait à chaque pas intolérable.
Différente des coups de fouet.
Plus... paralysante d'une certaine façon.
Tout résonnait en moi. Chaque murmure, comme une vérité. Une unique vérité.
Approche, Princesse Dragnir. Approche. Viens. Viens.
Tout était flou autour de moi. Je ne percevais que Sakhi, et cet écho lointain. Un appel. Qui montait, montait,
MONTAIT.
Sakhi ouvrit une énième porte et je me retrouvai dans une salle au plafond voûté et si haut qu'un Dragon aurait pu se tenir sans gêne. Un grand bassin trônait au centre, avec une eau limpide et claire.
Pourrie d'un mal qu'on ne voyait pas, mais qui vibrait.
Je fis un pas et une pulsation secoua mon corps.
La Cicatrice du Monde.
Je clignai des yeux et je la vis, invisible à l'œil nu, mais pourtant là, juste là. Elle rougeoyait. Profonde, purulente. Et elle se jetait dans le bassin.
L'origine du Mal. L'origine du poison.
L'origine de la longévité d'Ergo ?
Je tombai à genou et je suffoquai.
Tout pulsait.
Tout.
Mes muscles. Mes os. Mes cellules.
Et je brûlai, à l'intérieur.
Je me recroquevillai sur moi-même, retenant tant bien que mal le hurlement qui montait.
La douleur me transcendait.
Boom-boom. Boom-boom.
Boom-boom.
— Ren !
Sakhi agrippa mon bras et je vis alors les ombres, qui s'avançaient.
Des Assassins, le visage caché. Nombreux. Comme si... comme si...
— Deux petits rats pris au piège.
La voix d'Ergo s'éleva. Elle rompit le voile du silence en deux. Elle le trancha dans un bruit assourdissant.
La Cicatrice hurlait à mes oreilles.
Un Mal ancien.
Celui de la Chute des Dragons.
Celui du Cœur de la Prison.
Gardeterre. Gardeterre. Gardeterre.
Boom-boom. Boom-boom. Boom-boom.
Je réussis à me remettre sur mes pieds, le corps engourdi, le souffle court. Je m'avançai. Sakhi chercha à me retenir. Ergo, quant à lui, se contenta de m'observer, de l'autre côté du bassin.
Je suivais la ligne de la Cicatrice.
Je sentais des volutes de noirceur s'accrocher à mes chevilles.
Mes tempes pulsaient. Le sang battait.
Il frappait.
Une pulsation. Une deuxième.
Et des doigts autour de mon cou qui soulevèrent mon corps du sol.
Les yeux fous d'Ergo.
Pour lui aussi les murmures chantaient à mes oreilles.
Infecté.
Infecté.
Infecté.
Sa folie.
Sa puissance.
Le cri de Sakhi.
Le manque d'oxygène.
— Petit rat... attrapé.
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😱😱😱😱
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