Chapitre quatorze

RENFRI

Territoire du Clan Pheiros,

Astalos.

— Rends-là moi ! C'est à moi ! cria la fillette, les joues rougies sous le coup de la colère, des larmes plein les yeux.

— Viens la chercher, répliqua le garçon qui faisait au moins deux fois sa taille.

Il avait cet air de petite frappe, ces garçons trop confiants, trop sûrs d'eux, prêts à brutaliser les plus faibles, qu'ils soient filles ou garçons.

L'enfant serra des poings, sachant pertinemment qu'elle ne pouvait rien contre cette petite brute. Je détestai ça. La force ne faisait pas tout, mais ici, dans ce petit village au cœur du territoire d'une des Tribus Unies, tout le monde préférait détourner les yeux et laisser les poings parler. Ce garçon n'allait rien faire de cette poupée éliminée qui ne ressemblait plus à rien. Il voulait juste assoir son autorité et brutaliser la fillette face à lui.

Pour se sentir plus fort.

— Va pleurer dans les jupes de ta mère, Reyna. Je vais garder ça pour me torcher le... hé !

Le garçon me jeta un coup d'œil assassin quand je récupérai la poupée sans mal. Lorsqu'il croisa mon regard, je vis sa surprise. On ne cessait de me répéter depuis enfant que mes yeux étaient exceptionnels. Rares. Ils n'avaient rien de naturel et dans certaines régions d'Astalos, les superstitions pourraient nous causer des soucis.

Le garçon cracha par terre et s'éloigna en courant. Je m'agenouillai devant la fillette édentée aux boucles brunes et au visage recouvert de crasse.

Je voyais le Royaume d'un tout nouvel œil depuis notre fuite, me demandant jusqu'à quel point s'étendait la pauvreté de mon peuple.

Le village de Kai abritait des marchands nomades allants et venants, quittant leur foyer et laissant les femmes gérer les foyers presque sans un sou. Difficile d'éviter la pauvreté quand elle s'étalait partout sous mes yeux.

— Tiens, dis-je.

La fillette, suspicieuse, me retourna une œillade peu amène, m'arracha la poupée des mains et sans un remerciement, disparut. Je soupirai en me redressant. Je fis jouer mes orteils dans mes bottes, la douleur, familière, remontant jusqu'à ma cheville. Marcher sur de longues distances usait mes chausses et avait rendu mes pieds particulièrement sensibles. Par ma faute, nos haltes se faisaient plus fréquentes, ne nous éloignant pas encore assez de Losar. Nous risquions à chaque instant de croiser des membres du Clan et même si Sekhir ne paradait pas avec sa lance, son visage restait connu par tous ; surtout dans les Tribus Unies. Nous devions être prudents, mais en passant de village en village, nous nous mettions en danger inutilement.

Encore ma faute. Mon corps, bien qu'entraîner et rompu à certains arts depuis mon enfance, ne rivalisait pas avec l'endurance de Sekhir. Je faisais pâle figure à ses côtés et je ne cessai de me demander quand il comptait m'abandonner pour sauver sa peau et seulement la sienne.

Jetant un rapide coup d'œil autour de moi, j'emboitai le pas à un groupe de femmes qui marchait en direction du petit marché couvert de Kai. Rien à voir avec l'opulence qu'on pouvait trouver à Losar ; c'était même risible à côté, mais ici, les gens se contentaient de ça pour vivre.

Non, pour survivre.

Je ne pouvais pas me blâmer inutilement. N'ayant jamais quitté la Cité-Mère, hormis pour Zamarat, j'avais été ignorante de ce qui se passait au-delà des murs de notre belle Losar.

Maesuka l'avait-elle su ?

Penser à ma sœur me figea, tendant mon corps à l'extrême. Mon souffle essaya de s'extirper de ma gorge, en vain.

Nous avions fui bien des jours plus tôt, devant quitter mon chez-moi, le seul endroit que j'avais vraiment connu de toute mon existence.

Et depuis, Maesuka était devenue Reine. La nouvelle Reine Dragnir. Siégeait-elle déjà sur le trône de notre père ?

Une épaule me heurta sous douceur, me projetant en avant. Je faillis m'étaler au sol et retrouvai mon équilibre de justesse.

J'étais épuisée. J'ignorai comment je parvenais à encore tenir debout. Mes rêves se muaient invariablement en cauchemars dès que je m'endormais et les journées n'étaient qu'une succession de distance.

Sekhir ne faiblissait pas. Il continuait et si j'avais été plus forte, peut-être auraient nous déjà atteint la Forêt des Souffles et Murmures.

Mais aux heures les plus chaudes, lorsque le soleil dardait tous ses rayons sur moi, je suffoquai et toute volonté s'échappait par volutes.

Chaque pas m'éloignait de Losar, d'Archdragon.

Chaque pas m'éloignait de mon père. De Maesuka.

Et je me retrouvais tiraillé. Entre deux volontés.

Celle de mon esprit et celle de mon cœur.

— Ne reste pas planté là ! cracha quelqu'un et mes fesses heurtèrent le sol rugueux.

Un bras surgit pour empoigner l'homme et ce dernier rentra sa tête dans ses épaules en avisant Sekhir, ombre immense drapée de noir. Il faisait souvent cet effet, sa simple présence suffisant à effrayer, à faire ployer.

— Ne la touche pas, grommela-t-il, la voix dure.

— Désolé, mon gars ! S'vait pas elle avait un gard'corps !

Sa façon de parler me paraissait étrange. Sekhir le relâcha d'un brusque mouvement et s'accroupit devant moi.

— Je t'avais demandé de m'attendre, dit-il.

Ce que j'avais fait. Jusqu'à ce que j'entende les suppliques de la fillette et que je ne m'éloigne que de quelques pas. Suffisamment pour qu'il me perde de vue un court instant.

Je ne m'excusai pas ; parce que je ne faisais que ça depuis notre départ forcé. Et j'en avais assez. Je ne voulais pas être un poids mort pour Sekhir. Et pourtant...

— Il faut que tu manges, Ren, me souffla-t-il avec tendresse. Tu es trop pâle.

Il m'aida à me relever et me tira à sa suite, calant son rythme sur le mien ; deux petits vieux en train de marcher alors que tout un Royaume se voulait à nos trousses.

Il nous fit passer quelques ruelles et nous éloigna du cœur du village, loin de l'agitation fébrile des habitants. Je me contentai de le suivre, docilement, ne sachant même pas ce que j'aurais fait sans lui. Attendre dans un coin ? Oui, mais attendre quoi ?

Si Maesuka avait tué notre père, pourquoi vouloir que je rentre ? Pourquoi mettre la tête de Sekhir à prix pour un enlèvement factice ? Son visage, placardé. Les Dragans sillonnant tout Astalos.

Oncle Layre faisait-il partie de tout ça ?

Mes pensées s'éparpillaient en tout sens, m'empêchant de focaliser mon attention sur une information ou un événement précis. Je me laissais porter, trop consciente de mon état, tirée à bout de bras par Sekhir, incapable de réfléchir par moi-même, incapable de savoir quoi faire et comment. Indépendamment des paroles de père, j'aurais suivi Sekhir, qu'importe le lieu, qu'importe les derniers jours.

Mes pieds heurtèrent un caillou et je me cognai contre le dos de Sekhir, un soupir s'échappant d'entre mes lèvres.

Pouvait-on se sentir plus épuisé que ça ? Mes membres étaient plongés dans une boue compacte et je ne cherchais même pas à m'en extraire, quand bien même ma volonté me criait de bouger.

— Je suis fatiguée, soufflai-je, mes paupières si lourdes !

— Je sais, répondit Sek. Mais on ne peut pas rester ici plus longtemps, Ren. Nous sommes talonnés de trop près.

Je voulais fermer les yeux et dormir. Dormir profondément, d'un sommeil réparateur et paisible. Mais tout était hanté. Ravagé par le spectre vorace de l'incertitude et du doute.

Sekhir ne me mentait pas, mais je voulais entendre cette vérité de la bouche de Maesuka.

Pourquoi... pourquoi ?

Sekhir se retourna et leva un bras, entraînant le pan de sa cape dans son geste pour venir m'en draper en plus de la mienne.

— Repose-toi.

Ce n'était ni lieu ni l'endroit, pourtant, il m'offrait une porte de sortie. Il m'offrait un répit. Pour quelque temps, jusqu'à ce que la réalité ne nous rattrape, ne nous frappe tel un revers bien placé.

Je me laissai aller contre lui et dès que mes paupières furent closes, tout disparut.

Le soleil perçait à peine. Les branches bruissaient et quelque part, un ruisseau s'écoulait avec lenteur, presque avec paresse. L'herbe sous mes pieds nus caressait ma voute plantaire et je recroquevillai mes orteils pour en savourer la sensation. Un mouvement attira mon attention et je vis un Elfe s'avancer droit devant lui, sa tunique, une touche colorée dans toute cette verdure. Son sourire fut sincère, du moins il me sembla et lorsqu'il me fit signe de le suivre, je n'hésitai pas.

Je voulais juste dormir. Je voulais juste m'allonger et ne plus penser. Ne plus revoir le visage de Luce, ne plus lire l'inquiétude sur les traits de Sekhir.

Je voulais trouver un sommeil paisible et calme.

Les arbres laissèrent place à une structure de pierre qui se mêlait à la perfection à la végétation, chaque ouverture donnant une perspective différente. Il y avait des coussins de mille et une couleurs et des Elfes se prélassant sans un bruit, presque sans un geste. Je crus entendre quelqu'un chanter, ou alors comme un fredonnement. Une musique qui restait, qui vous remplissait pour ne plus vous quitter.

Je suivis l'Elfe, ses longs cheveux cendrés noués en catogan.

Il m'offrait un large dos, des épaules carrées et une ligne svelte. Il tourna à gauche, nous éloignant des autres et remonta un long couloir.

Les senteurs se firent plus prononcées, moins boisées. J'inspirai profondément et j'eus alors l'impression de traverser un nuage, pour peu que je susse à quoi cela pouvait bien ressembler. Je me sentis plus... légère, moins inquiétée. J'aurais pu fermer les yeux et ne plus bouger, mais je sentais que ce n'était pas encore le moment pour moi de simplement dormir. Alors je marchai dans les pas de l'Elfe, ne doutant pas une seule seconde, n'éprouvant aucune peur. La brise portait en son sein des pétales qui tourbillonnaient, dansant à mes côtés avant d'être emportés plus loin.

Renfri.

Je cherchai l'origine de l'appel. L'Elfe s'arrêta alors et se tourna vers moi. Il pencha la tête sur le côté et d'un regard, me fit comprendre que je devais continuer seule. Je passai devant lui et entrai dans une pièce ouverte de tous les côtés sur la forêt. Des branches avaient glissé dans les ouvertures et des feuilles recouvraient le plafond de pierre, le camouflant. Des oiseaux virevoltaient et des papillons aux formes étranges se pavanaient sur quelques bourgeons.

L'harmonie.

Au centre de la pièce, une estrade où se trouvait une immense banquette où des coussins et des jetés avaient été disposés, presque négligemment. Pourtant ça ne faisait pas désordonner ; ça habillait la pièce, la rendant plus vivante, plus chaleureuse.

Dans des tasses en verre transparent, un liquide semblait attendre d'être bu.

On dégrafa ma cape qui tomba avec légèreté sur le sol de pierre. Une main se posa dans le creux de mes reins et sans résister, je me laissai conduire droit devant moi. J'abandonnai mes bottes et grimpai sur ce lit trop grand pour être réel. Les coussins, moelleux, amortirent ma chute et tout de suite, je me mis en position fœtale. Je fermai les yeux et exhalai un long et lent soupir. Une main repoussa les quelques mèches de cheveux de mon front avant de glisser sur ma joue.

Une peau douce, loin de la rugosité de Sekhir. Un épiderme aux senteurs de la nature.

— Il faut dormir maintenant.

C'est tout ce que je voulais. Mon esprit, vidé, ne me retint pas. Je perdis le fil de l'endroit, trouvant un certain réconfort à cette présence dans mon dos.

Un souffle ne cessait de chatouiller le bout de mon nez. Lorsque mes paupières se soulevèrent difficilement, j'eus l'impression d'avoir dormi des jours entiers, mon corps plus alangui que jamais.

Des bras m'entouraient et une main se trouvait sur mon coude lorsque l'autre reposait sur ma tête. L'odeur de Sekhir me semblait être partout, remplaçant des effluves de sève et de fleurs. Je me trouvai contre son torse, telle une enfant dans le giron de sa mère.

Combien de temps avais-je dormi ?

Depuis combien de temps Sekhir me tenait-il ainsi ? Et étions-nous encore à Kai ? Lorsque je relevai la tête pour le regarder, je vis qu'il s'était lui-même assoupi. Ses cheveux humides témoignaient d'une averse pas si lointaine que ça. Malgré la présence de ma propre cape, il avait jugé opportun de me revêtir aussi de la sienne. Je levai une main pour venir toucher sa joue, voir à quel point il pouvait avoir froid. Il ne cilla pas, ne sembla pas même se réveiller.

Où qu'il nous ait amenés, je n'entendais rien ni personne. Nous n'étions que lui et moi. Et ça risquait de rester ainsi pour les temps à venir.

J'ignorai où il nous amenait, mais lui faisait confiance. J'aurais pu le suivre les yeux fermés.

Je vins appuyer mon front contre la ligne de sa mâchoire et lui laissait ce répit bien mérité, ne voulais pas le réveiller.

Pas encore.

Je voulais que lui aussi puisse se reposer. Ne serait-ce que pour un instant.

Si court soit-il. 

**

Et un bon week-end ❤️

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