Chapitre quarante-trois
MAESUKA
Au loin s'étendait l'immense chaîne de montagnes d'Aragod. Elle offrait une frontière naturelle entre ce qui se trouvait de ce côté d'Israkt et ce qu'on ne pouvait percevoir à l'œil nu. Le tout ressemblait à un mirage et même en tendant la main, j'aurais été incapable d'effleurer cette force de la nature. Israkt était un Royaume désolé, quoique magnifique. Il existait peu de grandes villes et ainsi on croisait plus de Nomades que d'habitants. Ces derniers, facilement reconnaissables, se déplaçaient de camp en camp, arborant fièrement les couleurs des Cités où ils étaient nés.
Partout ailleurs, on parlait d'Israkt comme la Cité-Mort. D'aussi loin que je me souvienne, rares étaient les étrangers à avoir pu entrer dans la Cité-Mère. Ville à flanc de montagne, la Cité-Mère se perdait dans les entrailles du Mont Runiade, la plus grosse montagne de tout Israkt. Il fallait être fou pour vouloir se rendre là-bas. Fou ou désespéré. Ce Royaume restait celui avec lequel nous nous entendions le moins, d'où des frontières surveillées et gardées. D'où des attaques aussi vives que mortelles. Gharma ne possédait pas assez d'hommes pour protéger les siens et cela était inacceptable. Que père ait laissé cela arriver me dépassait, comme bien des décisions. Mais aujourd'hui j'étais Reine et c'était à moi de régler les problèmes. Il m'incombait de rallier les Tribus Unies et de n'en faire qu'une seule et même entité. Je devais me montrer intraitable. Sans ça, je risquais de me faire marcher dessus. Et je ne m'étais pas hissée jusque là pour rien. Je voulais rendre sa splendeur à Astalos. Je voulais étouffer les querelles et créer un Continent puissant. Parce qu'au-delà de nos mers et océans, nous ignorions tout du reste du monde.
— Majesté.
Un soldat dans mon dos. Je me tournai vers lui et cherchai mon champion des yeux. Aucune trace du Général Kahdiehv. L'attaque remontait à la veille. Et je n'aimais pas les rumeurs qui semblaient courir dans tout Damane et ses alentours.
Le garde ouvrit la marche et je le suivis. Nous marchâmes un certain temps avant d'arriver devant une bâtisse commode et un peu branlante. La porte s'ouvrit et je descendis une volée de marches. L'obscurité m'avala tout entière et l'espace d'un instant, je paniquai. Je me rappelais ce passage, enfant, où je m'étais perdue plusieurs heures.
Les souvenirs se dispersèrent et des torches éclairèrent enfin mon cheminement. J'arrivai dans une salle où au centre, reposait une table de pierre avec un cadavre dessus. L'homme tué. Aux murs courraient des pots en terre et je ne voulais pas savoir ce qui se trouvait à l'intérieur. Des organes ? Ou pire ?
Un homme à l'aspect maigre et ascétique surgit de l'obscurité et sa tête de fouine ne m'inspira pas confiance. Il puait la mort.
Il puait le mensonge et les non-dits.
Tout ce que je détestai. Mais ici, il faisait office de garde-mort. Alors je ne pouvais pas juste le renvoyer.
— Majesté, me salua-t-il de sa voix d'outre-tombe.
Il m'offrit un sourire édenté. Il se plaça derrière la table et le corps me sembla un rempart bien peu suffisant entre lui et moi.
— Qu'avez-vous trouvé ? l'interrogeai-je.
Je m'avançai et je fus attirée par la marque de l'homme. Seule une poignée d'Israkite la portait. Il s'agissait de l'Ordre.
— La marque des prêtres, Majesté.
On racontait qu'ils étaient aussi dangereux que les Assassins de Kagy. J'ignorai quelle part de vérité contenait ces histoires. Je n'aimais pas l'Ordre de Raktu. Des hommes et des femmes qui ne reconnaissaient pas l'autorité de leur souverain ne pouvaient pas apporter la paix. Bien au contraire. À quel point leur Derkhsa détournait-il le regard des atrocités perpétrées au nom de leur religion ?
— Quoi d'autre ?
— J'ai vu nombre de cadavres Israkite durant ma longue existence ; je connais ces gens mieux que beaucoup d'autres. Cet homme ne fait pas partie de l'élite. Il n'est pas un Kirgyzh.
Un guerrier Israkite.
— Un Damaj ?
Le garde-mort secoua la tête.
— C'est un pur produit de l'Ordre, Votre Grâce. Cette marque est ancrée dans sa chair depuis longtemps. Aucun doute.
Je n'aimais pas cette nouvelle. Parce que je n'aimais pas ce qu'elle sous-entendait. Qu'on attaque mon Royaume en se faisant passer pour un autre... trop d'implications. Un sombre jeu de pouvoir et de politique.
Le garde-mort contourna alors la table et s'avança vers moi. Je ne bougeai pas, l'observai venir sans un mot. Un sourire perfide étirait une bouche grimaçante. L'odeur fut plus terrible encore.
J'ignorai ce qu'il comptait faire, mais attendis de voir. Ne jamais agir avant de savoir. Ne jamais agir pour commettre une erreur. Aussi regrettable soit-elle.
Il leva le bras, mais une main lui attrapa le poignet et le força à s'agenouiller à mes pieds. Je ressentis la présence de l'homme à mes côtés avec une acuité... surprenante.
— Général, soufflai-je, ne soyez pas si dur.
Mon sourire joua sur mes lèvres, sans un jeu d'ombre.
Swain reposa sa main sur le pommeau de sa lame et retroussa son nez. L'odeur semblait l'indisposer.
— Cette fouine ne devrait pas s'approcher avec autant de nonchalance, rétorqua-t-il.
J'observai le garde-mort.
— Parle librement.
— Votre Majesté est trop bonne. Merci.
Son fiel ne m'échappa pas. J'étais préparée à ce qu'on me méprise, qu'on me juge. Sur mon physique, sur le fait que je n'étais qu'une femme. Mais jamais je ne laisserai personne médire sur mon rang.
J'étais Reine d'un tout nouveau Reinaume.
— J'ai certaines... habiletés qui pourraient vous servir. Je suis le meilleur dans mon domaine.
En même temps, il restait peu de garde-mort. En Astalos, il faisait partie d'une poignée d'entre eux. J'ignorai grand nombre de leur capacité. Renfri aurait su, elle, parce qu'elle aimait tout savoir, tout connaître. Quand bien même un garde-mort n'était rien d'autre qu'un renifleur à cadavres.
— Je vous serais très utile, à Archdragon.
— Crois-tu ? soufflai-je. Les gens de ton espèce désespèrent d'attendre la mort. Vous l'appelez. Elle vous attire.
— C'est ce que nous sommes, Majesté. Tout ce que nous sommes.
Je ne lui répondis pas et quittai cette sombre cave pour retrouver la lumière naturelle et l'air surtout.
— Il s'agissait bien d'un homme des prêtres. Peut-être pas un prêtre lui-même, mais c'est du pareil au même à ce stade.
Je me mordillai le bout du pouce.
— Rentrons à Damane.
Je ne souhaitai pas que Gharma croie que les Israkites étaient impliqués. Lui aussi n'attendait qu'un coup de pouce pour se lancer dans une guerre qui nous coûterait trop. Nous n'étions pas prêts, même si la guerre finissait par arriver.
Avant que j'aie retrouvé Renfri ? Elle était la clef d'une alliance qui la dépassait.
Mais avant, avant, je devais savoir à qui père l'avait promise.
Les Oléens ou les Elfides ?
Swain m'aida à monter sur ma monture et bientôt, nous retrouvâmes le palais du Général. Là-bas, Gharma me reçut avec quelques Adamiens les plus puissants du Clan. J'invitai Swain à s'asseoir à mes côtés. Après tout, il était le Général de son propre Clan dorénavant et nous attendions les hommes de Zamarat dans la journée.
— Avez-vous trouvé ce que vous cherchiez, Majesté ? m'interrogea Gharma.
Je hochai la tête. Je sentais son empressement, son désir de guerroyer, quand bien même il n'en avait pas les moyens.
— Les prêtres sont en cause, répondis-je.
— Ils sont Israkites comme les autres, cracha le Général.
— Si un fermier vous vendait de la mauvaise marchandise, vous remettriez en cause tous les autres fermiers, Général ? soufflai-je.
Il étrécit le regard et ne rétorqua rien.
— Les prêtes sont les seuls impliqués. Ne faisons pas de conjectures douteuses, voulez-vous.
— Vous ignorez ce qui couve dans ce désert, ma Reine, grogna Gharma. Depuis des années, les Clans guerriers d'Israkt complotent contre nous et trouvent des alliés un peu partout sur le continent. Nous ne pouvons pas ignorer cela !
Père l'avait fait. Des années durant, pensant que le conflit se réglerait de lui-même. Comment ?
— Le chef de guerre passe beaucoup de temps en Israkt, Général.
— Layre n'est pas votre sujet, Majesté. Peut-être garde-t-il certaines... informations pour lui.
— Vous parlez d'un crime de lèse-majesté, Gharma, attention à vos paroles. Layre a toujours été fidèle à feu mon père. Je sais très bien ce qui couve dans le désert et bien au-delà. Ne me prenez pas pour une ignorante.
Gharma ne se laissa pas démonter.
— Ce n'était pas mon intention. Mon Clan vit au plus près du Royaume d'Israkt et j'ai vu, au fil des années, la mésentente entre eux et nous grossir, jusqu'à devenir poison. Faire venir des guerriers Zamarate ne changera rien à cette situation.
— En effet, mais nous ferons passer un message, dit alors Swain. Tes frontières sont depuis trop longtemps à découvert. Faire venir du monde leur montrera que nous savons protéger notre Reinaume.
Gharma renifla avec dédain.
— J'ai toujours eu beaucoup de respect pour Sekhir. Lui c'était un guerrier. Une véritable machine à tuer. Et toi, petit, qu'est-ce que tu vaux ?
— Je crois que vous en avez eu un aperçu lors de son combat, dis-je, mielleuse.
— Nous avons besoin d'un chef de guerre, Majesté. Qui remplacera Layre ? On ne trouve pas un homme tel que lui deux fois.
Comme si je l'ignorais.
— Vous aurez votre chef de guerre, Général, ne vous inquiétez pas pour cela.
— Qui ?
— Khosa Ikaros.
Une lueur d'intérêt brilla dans le regard de Gharma. Un sourire étira sa bouche.
— Il est étrange, ma Reine, que vous vous entouriez d'autant d'hommes qui ont été fidèles à la Foudre. Lorsque le moment fatidique arrivera, à qui ira leur loyauté ?
Je me servis un verre et le bus presque d'une traite, bien trop agacée par cette conversation. Gharma savait trouver les mots pour titiller ma rancœur.
Sekhir.
Swain.
Khosa.
Je passai une main dans mes cheveux et secouai la tête.
Devrais-je consulter les Oradrags ? Qu'auraient-elles à m'appendre ? Je devais composer avec des hommes dont la loyauté ne m'était pas acquise. Je gardais un œil sur Swain et bientôt, bientôt...
— Des nouvelles d'Olea ? interrogeai-je le messager envoyé par Vrak depuis Archdragon.
— Non, Majesté. Quant à l'émissaire venu d'Etela, il a dû repartir le jour du...
Une autre gorgée.
Sekhir savait lui. Père l'avait mis dans la confidence en ce qui concernait Renfri.
Olea ou Etela ?
Le Roi ou le prince Elfide ?
Aurais-je dû être plus attentive ?
Je savais que la rumeur du kidnapping de la Princesse d'Astalos avait dû se répandre telle une trainée de poudre, que ce soit aux oreilles du Roi Skeik ou à celles de Meltheas Shaarj. Si la lettre cachetée de père était arrivée dans l'une des deux contrées, le Roi ou le prince aurait tous les droits de venir récupérer Renfri. Une aide inattendue ? J'en savais peu ou prou sur Meltheas. Quant à Skeik... J'ignorais quoi penser d'un homme qui était marchand avant d'être souverain.
Les immenses portes de ma suite furent repoussées et Swain observa le messager une courte seconde avant de glisser son regard sur moi.
— Des guerriers de Zamarat sont là, ma Reine.
Je congédiai le messager d'un geste de la tête et Swain se décala pour le laisser sortir.
— De mauvaises nouvelles ?
— Ça ne te concerne pas.
Je le vis sourire et ce simple geste m'agaça bien plus qu'il n'aurait dû. Supporter Swain était une chose, mais Khosa ?
— Montre moi ta blessure, dis-je.
— Comme il vous plaira.
Il s'avança et déposa ses armes. J'observai la blessure, la marque laissée par la flèche qui s'était fichée là. Swain avait à peine bronché. Trop guerrier pour ça.
— Qu'allons-nous faire pour les prêtres ? demanda-t-il.
— J'y réfléchis.
— Et pour Renfri ?
Mon pouce passa sur la trace. Je reposai mon verre et tournai ainsi le dos à Swain.
— À qui va ta loyauté ?
Je lui fis face de nouveau. Ses yeux me fixèrent, sans plus me lâcher.
— À qui la mérite, ma Reine.
Je fus devant lui, ma poitrine presque contre son torse.
— Je mérite ta loyauté, Général ?
Nous nous jaugeâmes un long moment, dans un silence de plomb, mais pas dérangeant. Le regard de Swain se voulait franc. Indéchiffrable. Il observait quiconque comme une proie. Ou un ennemi à abattre. Comme un danger.
— Je l'ignore.
Au moins, il était honnête. Mais cela ne faisait que me conforter : je devais me méfier. Lui tourner le dos serait du suicide. Mais aussi étrange que cela puisse paraître, je n'arrivais pas à le considérer comme un ennemi.
Et j'avais peur qu'il le sache. Et qu'il en use à sa convenance.
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