Chapitre quarante-six
KEZAR
Appuyé contre le battant de la porte, j'observai Renfri, dans mon lit, un linge frais encore sur le front. Sa respiration était moins hachée que la nuit dernière. Elle semblait avoir plus de moments de conscience. Baba restait auprès d'elle et il chantait d'une voix douce. Dans la langue que je ne connaissais pas. Celle d'un autre temps, d'un autre peuple. Baba sentait plus de choses que nous ici. Il savait plus d'éléments sur toute cette histoire. Surtout sur ce qu'Ergo utilisait pour rester au pouvoir.
Je fermai les yeux et écoutai la voix pleine de ronronnement de Baba. Il chantait. Encore. Ses mains volaient au-dessus du corps de Renfri. J'avais placé la jeune Princesse dans ma chambre, pour avoir un œil sur elle, certes, mais surtout pour la sentir. J'avais trop peur qu'elle meure par ma faute. Il ne fallait plus qu'elle aille trouver des Assassins infectés. Sai voulait encore l'utiliser, mais j'avais refusé. Impossible qu'elle se remette dans un état pareil pour ce genre de mission. Tout ça me faisait bien trop peur.
— Elle va mieux, souffla la voix de Baba.
J'ouvris un œil sur lui. Il était debout, le linge dans les mains. Il le déposa de nouveau sur le front rouge de Renfri et murmura un mot. Un souffle doux s'échappa de la bouche de Renfri, comme si ce mot à lui seul la rassurait.
— Il ne faut pas qu'elle recommence, murmurai-je.
— Allons, rien n'aurait pu te prévenir de tout ça. Reste à ses côtés. Elle sent la présence des autres.
J'allais lui demander quels « autres » il entendait, mais il disparut dans le couloir. Je retirai mon haut et m'étirai un instant avant de me laisser tomber sur ma couche. Renfri roula sur le côté et son nez se pressa contre mon bras. Je n'en fus pas surpris. Elle le faisait à chaque fois que je m'approchais. Baba avait sûrement raison sur plein de sujets, y compris celui-là. Renfri sentait les gens qui étaient avec elle, ce qui était rassurant dans un sens.
Je fermai mes yeux et essayai de dormir un peu, mais je fus plus concentré sur la respiration de Renfri. Elle sembla se réveiller à un moment. Appuyé sur mon coude, je l'observai lutter contre le sommeil qui l'engourdissait encore un peu.
— Bonjour Princesse, murmurai-je.
Mon doigt repoussa une mèche de cheveux qui m'empêchait de voir son visage. Elle se figea un instant avant de grogner et de rouler sur le dos.
— J'ai mal partout, grogna-t-elle.
Je m'assis dans le lit et attrapai le verre d'eau et la cruche que Baba avait laissée. J'en servis à Renfri et le lui tendis. Elle me le prit des mains immédiatement et but à grandes gorgées.
— Tu as beaucoup dormi, remarquai-je. Comment te sens-tu ?
Elle avala un autre verre d'eau et encore un, avant de m'observer de côté. Se rappelait-elle notre discussion avant tout ça ?
— Mieux, admit-elle après un bref silence.
— Tu m'en veux encore ? soufflai-je.
Elle détourna son regard. La nuit était compacte dehors. Presque aucun son ne venait à nous.
— De quoi devrais-je t'en vouloir ?
Je glissai ma main sous son menton et la fit pivoter vers moi. Son regard brillait de larmes contenues.
— Je ne ferais rien qui te mettrait en danger, Renfri. Tu dois me croire.
Elle se mordit la lèvre. J'avais besoin d'être honnête avec elle sur ce plan-là. Je ne voulais pas qu'elle vive avec cette épée au-dessus de la gorge. Que je pourrais sceller son destin à n'importe quel moment.
— Je n'ai rien de tel à te demander, rétorqua-t-elle.
Je secouai la tête et mon doigt frôla sa joue. Elle retint son souffle. Sa peau était encore chaude, mais de sommeil, et non de fièvre. Elle n'avait plus l'air malade.
— Tu dois me faire confiance, sinon ça ne pourra pas fonctionner. Après tout, je t'ai protégé jusque-là.
— Pourquoi ? souffla-t-elle, en demande. Pourquoi m'avoir protégée ? Tu n'as rien à y gagner. Tout à y perdre. Tu le fais parce que tu as peur de ce que Sekhir pourrait te faire j'en suis sûre.
Je ris et elle fronça les sourcils. Elle voulut sortir du lit quand elle se rendit compte dans quelle pièce elle se trouvait. Je la retins doucement par le poignet.
— Ren, dis-je d'une voix douce. Ne te lève pas trop vite, il faut que tu manges.
— Est-ce que c'est ta chambre ? siffla-t-elle. Qu'est-ce que tu comptais me faire ?
Je ris un peu plus fort cette fois-ci. Ce fut la petite moquerie de trop, car Renfri se libéra de ma prise, prête à se lever.
— Pardon, m'excusai-je à haute voix.
Elle s'arrêta, les pieds dans le vide. Elle tourna et ramena ses jambes sous elle.
— Pardon, insistai-je.
Elle soupira et me regarda enfin. Je ne sus lire correctement ce qu'il y avait dans ses yeux. Sûrement de la peur, de l'inquiétude. Un peu de rage aussi.
— Tu as chamboulé beaucoup de choses dans ma vie, Renfri, soufflai-je. Il faut que tu le comprennes.
— Je n'ai rien demandé, murmura-t-elle en retour. Je ne voulais pas la mort de mon père, encore moins des gens qui ont essayé de m'aider. Je ne veux pas que Sekhir meure à cause de moi. Ou pour moi.
Elle regarda mon doigt jouer avec le sien et accepta que ma main s'enroule autour.
— Je ne veux pas que tu meures à cause de moi, ajouta-t-elle.
— Je ne veux pas que tu meures à cause de moi, répétai-je, conscient de cette phrase.
De ce qu'elle cachait.
De ce que cela impliquait.
— Tu réveilles un souvenir en moi, admis-je d'une voix un peu tremblante. Ce besoin de faire quelque chose. De se rendre utile. De t'aider dans ta tâche. Je n'ai jamais... senti tout ça depuis la mort de mes parents. Et c'est pour ça que tu me fais peur, Renfri. Parce que tu me donnes envie de faire bien plus que ce que mes gens voudraient. Je ne peux pas me mettre en danger, car c'est aussi les mettre en danger.
— Je veux t'aider.
Je secouai la tête.
— Tu dois t'aider toi-même avant de vouloir aider les autres, minaudai-je. Je veux être honnête avec toi, Renfri. Je ne te donnerais pas à Ergo. Quoi qu'il arrive. Sakhi, ma sœur, a raison sur ce point. Chacun devrait être libre de choisir.
Renfri hocha la tête avec déférence. Comme si elle respectait la valeur profonde de ce que ma sœur avait dit. Et c'était sûrement le cas.
— Sekhir va se réveiller, grognai-je. Et il te dira quoi faire et où aller. Il ne faut pas que tu perdes espoir.
— Merci de nous avoir offert asile, murmura-t-elle. Ma dette sera éternelle envers toi, Kezar.
Si Asome entendait ça, il en profiterait pour utiliser Sekhir et Renfri pour détrôner Ergo. Et je ne savais pas si j'étais prêt à faire payer ce prix-là à cette Princesse.
— Survis à tout ça et cette dette sera payée, grommelai-je.
Je me levai et contournai le lit pour l'aider à en faire de même. Je la fis asseoir sur les coussins à côté de l'air frais de la nuit et lui fis manger plusieurs fruits que Baba avait coupés. Elle accepta aussi de l'eau, encore.
J'eus droit à quelques sourires et bientôt, elle alla se laver. Je l'accompagnai aux bains, vu que c'était un peu plus loin que prévu et lui laissai un peu d'intimité. Quand nous retournâmes vers les chambres, je lui fis signe de dormir dans mon lit et elle leva les yeux au ciel.
— Tu dois avoir encore un peu de fièvre, maugréai-je.
Je la poussai à s'allonger et elle retint un sourire quand je posais le linge frais sur son front. Elle s'endormit encore une fois assez vite, ce qui trahissait encore une légère faiblesse de sa part.
Au petit matin, je fus le premier debout. Je faisais mon tour des différents champs quand des sifflements me parvinrent de l'entrée du domaine. Sneezy voleta autour de ma tête et émit un petit bruit de surprise. Je lui gratouillai la patte avant de me diriger vers la provenance du bruit. Je marchai jusqu'à la muraille nord, celle qui permettait de se rendre à Gylf assez rapidement.
Je repérai avec aisance les trois enfants sur le haut de la muraille. Amaru et Tatini qui me faisaient de grands signes. Je me dépêchai pour les atteindre.
— Il arrive, Maître Kezar ! criait Amaru. Il arrive ! Il est en chemin !
Je clignai des yeux.
— De quoi parles-tu ? soufflai-je.
La peur s'entortilla sur mon corps et m'empêcha de réfléchir pendant de longues secondes.
— Le Haut-Maître. Il est en chemin. Avec elle... et les autres aussi.
Sneezy grogna, mais déjà je me mettais à courir vers la cloche d'alarme. Quelques Keneyfs se réveillaient déjà et me virent faire. Je tirai sur la cloche qui émit un bruit fort et sourd. Je le refis plusieurs fois avant de la lâcher pour me mettre à courir. Je trouvais Baba dans les cuisines.
— Ergo arrive ! criai-je.
Le regard de Baba s'écarquilla à son tour.
— Il faut faire vite, sifflai-je. Cache Sekhir en dessous.
— Il... Il sait que Renfri se trouve ici, souffla Baba.
Je le regardai un instant.
Alors, il allait falloir bien jouer la comédie.
Vêtu de mes plus beaux vêtements et entourés de nombreux de mes gens, dont mon jeune frère, j'attendais devant l'entrée de mon domaine. Tout le monde était prêt.
Prêt à subir la pire journée de toute leur vie.
Si Ergo venait ici, quel but avait-il en tête ?
Pourquoi ? Et pourquoi embarquer toutes ces femmes hein ? Sakhi n'était pas revenue ici depuis qu'il l'avait faite sienne. C'était de la torture.
Tout simplement.
De la vieille torture comme il savait si bien le faire.
Sneezy surveillait Sekhir et Baba devait s'occuper de Renfri.
Il avait raison sur un point : le passage de Renfri dans les prisons n'était pas passé inaperçu. Surtout pas à ses yeux. Il savait tout.
Entendait tout.
Comment étais-je encore vivant ? Là était sûrement la question.
Je voulais simplement que cette journée soit déjà finie.
Qu'Amaru se soit trompé.
Que la caravane qu'Ergo et sa suite formaient se dirigeait bien ailleurs.
Ailleurs qu'ici, chez moi.
Chez mes parents.
Qu'il avait tué.
Chez ma sœur.
Qu'il avait violé, frappé et forcé à se marier.
Je pris une longue inspiration quand je vis les serviteurs d'Ergo s'avancer sur la route qui s'étalait devant moi.
Puis vint la Kyga-Ne, suivie de toutes les Kygas-Daki.
La première. Et les secondes.
Je priai rapidement Sotev de me donner la force de survivre à cet entretien.
Ergo venait pour prendre quelque chose.
Il ne se déplaçait jamais pour rien.
Enfin, je l'aperçus lui, au bout de la caravane, porté par ses serviteurs sur un siège aussi lourd que lui.
Vêtu toujours à sa façon. Avec des armes sur lui.
Son torse aux yeux de tous, vestiges des différents combats qu'il avait menés.
Des gens qu'il avait tués.
Tous mes gens et moi-même nous nous inclinâmes quand la Kyga-Ne fut la première à passer l'enceinte de mon domaine.
Il y eut du mouvement pour que chaque personne de la royauté soit escortée, aidée ou guidée. Nous avions installé une immense tente du côté des jardins et bientôt, toutes les Kygas-Daki s'installèrent dans un même mouvement.
Je ne croisai pas le regard de ma sœur. J'avais trop peur qu'elle soit en larmes ou qu'elle se fasse châtier. Leurs visages étaient à moitié cachés derrière des voiles de toute façon.
La Kyga-Ne, toujours aussi radieuse, elle, avait son visage offert à tous pour de la contemplation. Car elle était la plus belle de toutes et la plus importante. Elle attendit qu'Ergo se laissa choir dans une des assises de coussins et elle s'agenouilla lentement à ses côtés, sans un seul mouvement inutile. De façon très gracieuse.
Je restai debout, appuyé contre ma canne, le corps un peu tremblant.
— Haut-Maître, Kyga-Ne, c'est un honneur que de pouvoir vous recevoir ici, sur mon domaine. Mes serviteurs sont les vôtres. N'hésitez pas à les utiliser à votre convenance.
Ergo ricana avant d'agiter sa main.
Je dus m'asseoir sur un siège plus dur que les autres, car aux yeux des autres, m'allonger ou m'affaler comme le Haut-Maître n'était pas possible étant donné ma maladie.
— Je vais y réfléchir, savoura Ergo avec un sourire mauvais.
Tout son corps respirait la violence, la brutalité et la force.
Les femmes autour de lui subissaient leur position.
Et nous ne pouvions rien faire pour les aider.
Pour l'instant.
Je pris une longue inspiration et fis un signe à Kuda.
— Vous vous souvenez de mon jeune frère, Haut-Maître.
— Un futur Menadas, Mahakuda ?
— Oui, Haut-Maître, répondit Kuda d'une voix ferme.
— Tu prendras la suite de ton frère quand il sera trop malade pour le faire ?
— Il remplit déjà quelques fonctions, n'est-ce pas ?
Je tirai sur la ceinture de mon petit frère pour qu'il arrête de dévisager Sakhi. Si moi, j'avais pu voir ma sœur, Kuda ne l'avait pas vu depuis qu'Ergo l'avait prise. Trop de lunes étaient passées. Trop de larmes avaient coulé, car elle nous manquait.
— Ou... oui.
— Sakhi, siffla Ergo. Je crois que ton frère a besoin de voir ton visage. Ne vas-tu donc pas le saluer ?
Notali, la Kyga-Ne, se figea un instant. Tout comme moi.
À quoi jouait-il bon sang ?
Ma sœur se redressa, aussi crispée que la Kyga-Ne, et détacha son voile du côté droit de son visage. Je me retins de vomir en voyant les horribles marques de main sur son menton et les marques rouges sur ses joues. Signe qu'on l'avait frappé. Fort. Récemment. Sa lèvre était encore gonflée et brillait de sang.
Mon torse se souleva de rage.
— Ergo, souffla la Kyga-Ne.
Je pouvais sentir le mal-être de ma sœur dans chaque membre de mon corps.
J'aurais voulu crier, me débattre et frapper pour elle.
La Kyga-Ne soupira et se leva. Elle cacha de nouveau le visage de Sakhi derrière son voile et la força à se rasseoir.
— Fais en sorte qu'elle soit sous leur plus beau jour pour les montrer aux autres, époux, souffla Notali.
— J'avais oublié, soupira Ergo.
La Kyga-Ne ne dit rien de plus et se réinstalla au pied de son maître.
Mes oreilles sifflaient.
La colère faisait bouillir mon sang.
Mes doigts blanchissaient sur ma canne.
Kuda ne bougeait plus. Je doutais même qu'il respire encore.
— Je me dois de vous le demander, Haut-Maître, soufflai-je. Qu'est-ce qu'une humble famille comme la nôtre peut vous offrir aujourd'hui ?
Ergo pencha doucement la tête sur le côté.
— Sakhi, ici, ordonna-t-il d'un claquement de doigts.
Ma sœur agit immédiatement. Aussi bien dressé qu'un animal. Conditionnée. Elle s'agenouilla et fit en sorte d'être plus basse que Notali pour lui laisser le dessus. Ergo posa sa main sur sa tête et elle se laissa faire.
— C'est vrai que cette famille m'a déjà beaucoup offert, souffla Ergo pensif. Mais des rumeurs m'ont fait douter de votre honneur.
Je le regardai, sans rien laisser transparaître.
Il n'aurait rien de plus de cette famille.
— Caches-tu quelque chose à ton Haut-Maître, Menadas ?
Il n'aurait plus rien de cette famille.
Et si nous devions tous mourir pour ça. Alors, soit.
Je ne serais pas celui qui donnerait la Princesse Dragnir à cet homme.
Et je ferais pour l'emmener dans la tombe avec moi si je venais à mourir.
Que ce soit de ses mains ou d'autres.
Ergo paierait pour tous ses crimes.
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