Chapitre quarante-deux
RENFRI
— Il n'a pas explicitement dit non, marmonna Kuda, un voile entre les doigts, une moue plaquée sur son visage encore quelque peu enfantin.
— Il n'a pas dit oui non plus, soufflai-je.
Et avec Kezar, une absence de réponse précise valait un refus catégorique, ou presque. Kuda haussa les épaules et me tendit le fameux voile, d'une couleur assez sombre pour un endroit comme celui-ci.
Ne risquai-je pas d'attirer encore plus l'attention ? Déjà, à l'extérieur, nous entendions la rumeur des festivités qui battaient leur plein. Je voulais découvrir Gylf sous un autre jour, où les gens dansaient, chantaient et s'amusaient. Oui, il risquait aussi d'y avoir pas mal d'étrangers. Devais-je prendre ce risque ?
Après tout, avec tout le monde qu'il y aurait dans les rues, risquais-je vraiment quoi que ce soit ? Impossible à dire. Mais l'empressement de Kuda à me faire découvrir le culte de Sotev me donnait des ailes. Je voulais le découvrir de mes propres yeux. Est-ce que ça ressemblait au Jour du Dragon à Losar ?
Tout de suite, cette simple pensée me ramena dans de sombres tergiversations.
Maesuka.
Oncle Layre.
Père.
Je me rembrunis et Ipsa repoussa la porte avec une étoffe d'un orange très doux.
— J'ai trouvé cela, dit-elle.
— C'est mieux, oui, dit Kuda en se grattant la joue, un peu gêné.
Je passai le voile et le monde s'en trouva changé. Il était suffisamment opaque pour me cacher, mais j'y voyais quand même assez pour me déplacer.
— Il fera l'affaire, décrétai-je.
Il se mariait bien avec la robe safran que je portai. Pas de caftan aujourd'hui, il faisait bien trop chaud. Le voile risquait déjà de me peser, alors je voulais être aussi libre que possible pour le reste. Ipsa m'aida à ajuster le vêtement et hocha la tête, satisfaite. Elle venait avec nous. Ainsi qu'un ou deux gardes du domaine. Kuda ne pouvait pas se permettre de sortir seulement avec des Keneyfs.
— Kuda-sar, souffla Ipsa et elle lui tendit un rida qu'il plaça au-dessus de sa tunique.
Il ne tira pas sur le capuchon. Nous quittâmes la pièce pour nous retrouver dehors, où les sons semblaient amplifiés.
— Tu verras, c'est incroyable, s'exclama Kuda, excité. J'adore cette fête. Les gens ont l'air plus... heureux.
— Nous avons une fête similaire, dis-je. Enfin, je pense.
— Vous aussi vous fêtez une divinité en particulier ?
Je secouai la tête.
— Nous ne vénérons que les Dragons en Astalos. Et crois-moi, c'est déjà suffisant !
Il sourit et m'offrit son bras. J'aimais les manières de Kuda. On sentait l'emprise bénéfique de Baba sur lui, mais aussi de son aîné. Je ne parlais pas de leur sœur, surtout pas devant Kuda qui semblait particulièrement touché par son absence dans sa vie.
Les portes du domaine s'ouvrirent et deux hommes nous emboitèrent le pas. Ipsa avait revêtu une sorte de châle très léger, qui encadrait son visage et cachait sa chevelure. Nous nous mêlâmes très vite à la foule et l'effervescence de cette journée me heurta.
Les gens riaient, ils s'échangeaient de la nourriture et parlaient fort. Les enfants couraient dans tous les sens et impossible de distinguer ceux des rues et ceux plus chanceux. Est-ce que le gang des Dix Doigts se trouvait parmi eux ? Une sacrée aubaine pour eux ; leurs doigts devaient voler de poche en poche, de bourse en bourse.
Tout Gylf avait revêtu les couleurs du Haut-Maître et donc de Sotev. Kuda me parla de ce dernier. Chaque année, il réclamait un unique sacrifice ; la mort du plus fort. Ainsi, Ergo tuait de ses mains l'assassin qui prétendait l'être. Je trouvais ça barbare et un peu injuste, mais on m'avait appris à ne jamais juger une religion, quand bien même elle choquait. Certains Kagyls pensaient qu'Ergo était la réincarnation de leur Dieu, parce qu'il paraissait immortel.
L'était-il vraiment ?
Ergo possédait son propre harem. Il régnait au côté de sa Kyga-Ne, sa première femme. Les cinq autres servaient d'apparat en quelque sorte. Je le comprenais. Il n'était pas rare de voir des harems en Kagy, tout comme en Israkt. Une sorte de tradition chez les nomades.
— Elles seront toutes là ? lui demandai-je en parlant des Kygas-Daki.
Et je pensai à leur sœur, à Kezar et lui.
— Non. Le Haut-Maître ne parade qu'avec la Kyga-Ne. C'est une tradition. Viens, ça va bientôt commencer !
Je le laissai m'entraîner, un sourire immense aux lèvres. Toute cette énergie me donnait envie de danser, de m'amuser.
D'oublier.
Que Sekhir dormait.
Et que dorénavant, Astalos était un Reinaume. Ma sœur siégeait sur le trône de père. Mère dans son ombre ? Probablement.
Kuda lâcha ma main et sauta sur de grosses caisses en bois. Il me tendit sa main et Ipsa préféra rester en bas, avec les deux hommes. Mon voile ondulait sous une légère brise et bientôt, nous nous retrouvâmes sur le toit d'une masure. D'ici, nous avions une jolie vue sur Gylf et je pouvais même apercevoir le domaine, plus loin. Et au-delà, le désert. Je me tournai pour apercevoir le palais d'Ar'Jabra. J'aurais aimé découvrir l'intérieur ou en tout cas ses abords. Un véritable bijou.
La rumeur d'une musique me parvint et Kuda sautilla sur place. La parade commençait. J'ignorai à quoi ressemblait Ergo et ce serait donc un bon moyen de le découvrir. Tout comme sa Kyge-Ne, la femme censée être la plus puissante de toute la Cité-Mère, de tout le Royaume. Ressemblait-elle à une Reine ? Possédait-elle la même force que Maesuka ? La même froideur ?
Mère avait toujours été une femme d'un extrême détachement, comme si rien ne l'atteignait, pas même l'amour de ses filles. Encore moins le mien. Mais jamais je ne lui en avais tenu rigueur. Chasan Dragnir n'avait jamais montré aucune tendresse, trop rigoureuse pour cela. Et Maesuka lui ressemblait bien plus que moi.
Aurais-je été capable de tuer père ?
Je clignai des paupières et serrai mes bras autour de mon ventre.
Je voulais cesser de penser à tout ça.
Repousser le souvenir de Maesuka et d'Archdragon. Je levai la tête vers le ciel, avant que Kuda ne tire sur ma manche. Je vis le palanquin en premier, porté par des hommes élégamment vêtus. Chacun portait un foulard enroulé autour de leur tête, maintenu par un Agal. Ils marchaient fièrement, leur Kyga-Ne assise en tailleur sur une foultitude de coussins colorés.
De là où je me trouvai, je ne pouvais qu'apercevoir un foulard qui semblait si léger et qui encadrait un visage qui devait être splendide. Un bijou en or, semblable à une tiare, ceignait son crâne et maintenait le vêtement en place.
Les Gyliens se mirent à scander son nom et jetèrent des pétales sur son passage. Mon cœur loupa quelques battements.
On hurlait son prénom, on la vénérait. Comme le faisaient les Losariens en ce moment même avec Suka ?
Mes doigts agrippèrent mon haut au niveau de mon cœur et je le froissai entre ma prise.
Et là, apparut le Haut-Maître, chevauchant un animal majestueux, une bête de terreur. Il ne portait aucun apparat, mais une tenue de guerrier, qui dévoilait un torse et un abdomen taillés dans du roc. Des bras énormes, capables de broyer n'importe quoi. Une immense épée recourbée trônait dans son dos, maintenu par des sangles qui se croisaient sur son torse. Il portait des bijoux ainsi qu'une sorte de couronne très fine autour de son front. Une partie de son crâne était rasé et dévoilait des symboles tatoués. Il en avait d'autres sur le corps.
Ce qui se dégageait de lui...
Oppressant.
Les murmures jaillirent à ce moment précis. Comme appelés par milliers, tous convergeant dans ma direction.
Des souffles.
Spasmodiques.
Des cris chuchotés.
Ergo leva le poing en l'air et la foule entra en liesse. Mais derrière cette folie, je vis autre chose. De la rancœur, une colère grondante. Camouflée derrière le fast de cette célébration. Lorsque je regardai Kuda, je le vis figé, attentif.
Cet homme lui avait pris sa sœur. On n'oubliait pas ça.
Tout comme je n'oublierai jamais l'acte commis par Maesuka.
Jamais.
— Comment avez-vous trouvé les festivités, Princesse ? se moqua Kezar, son épaule appuyée contre le mur.
Il s'apprêtait à sortir et à passer la nuit en dehors du domaine. Son torse portait encore de drôle de marques. Les mêmes que Sekhir lorsqu'il s'entraînait un peu trop vivement. J'avais l'impression qu'il m'évitait. Consciemment ou non, je l'ignorais.
— J'ai pu voir la Kyga-Ne. Et Ergo. Je ne l'imaginais pas comme ça.
Ce n'était pas un Roi, bien qu'il dirige ce Royaume. Il agissait comme un guerrier, non comme un souverain et je n'étais pas habituée à ça.
— Combien de Rois as-tu déjà rencontrés ? m'interrogea Kezar.
— Sans compter mon père ? Un seul. Celui d'Olea.
— On dit que les Ournea sont avant tout des marchands.
Je repensai au Roi Skeik. Et de sa demande en mariage. Père avait-il accepté ? Est-ce que ça avait encore de l'importance de toute façon ?
— C'est vrai, mais leur peuple adore leur souverain. Ils le vénèrent.
— Ce sont bien les Oléens qui jettent leurs enfants à l'eau pour vénérer leurs divinités ?
Je fis la moue. Exactement la même façon de penser que Sekhir. Pourquoi n'étais-je pas surprise ?
— Chaque Royaume a quelques coutumes barbares, dis-je.
— Astalos aussi ?
— Du genre princesse qui assassine le Roi ?
J'eus du mal à déglutir. Je détournai le regard, les lèvres pincées, une douleur au creux de moi. Kezar ne dit rien de longues secondes. Je sentais le poids de son regard sur moi. De son attention tout entière.
— Je suis fatiguée, soufflai-je et je me redressai.
Kezar s'avança alors, son drôle de petit animal sur l'épaule. Il se planta devant moi.
— À quel point tes nuits sont-elles hantées, Renfri ? murmura-t-il.
Sa main sur ma joue. Avant qu'il ne s'éloigne. Et ne me laisse seule.
Je tombai presque par hasard sur Amaru. Il fouillait un sac. Certainement volé durant les festivités. Il leva la tête vers moi avant de se remettre au travail.
— Tu te balades encore ?
— Tu me manquais, dis-je.
Et le voir rougir me donna envie de rire. On s'attachait facilement aux enfants comme Amaru, qui s'échinaient à repousser tout et tout le monde et qui ne savaient comment réagir à un peu de gentillesse. Alors j'en abusais, juste pour l'asticoter un peu. Sekhir aurait adoré Amaru lui aussi.
Amaru fourra ce qui l'intéressait dans ses poches et balança le sac un peu plus loin.
— Le Maître te surveille pas ?
— Kezar ? Je n'ai pas besoin qu'on me surveille.
— T'es une Ksari, tu as besoin qu'on te guette.
Je pinçai mes lèvres entre elles.
— Si tu le dis.
Je fourrai mes mains dans mes poches et Amaru renifla, le visage sale et les cheveux en bataille sur le sommet de son crâne.
— Est-ce qu'il y a un endroit où on peut se rapprocher du palais ? demandai-je.
— Tu veux y faire quoi ?
— Rien, juste voir.
Et j'étais honnête. Je ne connaissais qu'Archdragon et rien d'autre. Amaru se frotta la nuque.
— OK, si tu veux. Viens.
Il se mit à courir et je le suivis. Il était rapide comme un singe et j'eus du mal à ne pas le perdre de vue. Nous nous éloignâmes du cœur de la Cité-Mère et Amaru nous fit emprunter de nombreux passages. Il grimpa à toute vitesse sur la façade d'une jolie maison et je soupirai. Je manquai de pratique depuis mon arrivée ici, mais ça ne voulait pas dire que j'avais tout oublié. Au contraire.
Je mis du temps, mais éventuellement, je me retrouvai aux côtés du gamin.
D'ici, je vis le palais et ses alentours verdurés. Comme si l'eau y était plus abondante. Je compris alors que la plupart des canalisations arrivaient ici et non pas dans le reste de la ville. Privait-on les habitants d'eau juste pour que les arbres poussent et que l'herbe soit verte à Ar'Jabra ? J'eus l'impression de ne plus être dans le désert, parce qu'ici, l'air lui-même paraissait plus doux, plus frais surtout.
Amaru me dit quelque chose, mais mes oreilles bourdonnèrent et les murmures m'assaillirent, de la même manière que lorsque j'avais vu Ergo pour la première fois.
Les mêmes murmures qu'au moment où l'assassin avait tué son camarade.
— Il faut partir, dis-je.
— Quoi ? Tu voulais pas voir le palais ? grognassa l'enfant.
Je secouai la tête et reculai. Je n'attendis pas de voir si Amaru me suivait ou non, mais bientôt, je me retrouvai sur la terre ferme.
— Hé !
Je m'éloignai à grandes enjambées et autour de moi, les voix.
Ce chuchotis.
Encore. Encore.
Sans fin. En boucle.
— Hé !
Amaru jura et me rejoignit, prêt à m'arrêter en m'attrapant le poignet, mais il se figea en même temps que moi.
Deux hommes se tenaient au bout de la rue dans laquelle nous nous trouvions. Et vu leur accoutrement, il s'agissait bel et bien d'Assassins.
Dans mon dos, un autre chuchotement s'éleva.
Ils étaient trois en tout. Deux devant nous et un autre qui s'avançait sans faire de bruit.
Les murmures s'amplifièrent.
De plus en plus fort.
Mes tempes pulsèrent.
Tout sembla se figer au moment où ils s'élancèrent pour nous attaquer. Mes bras autour d'Amaru, je me courbai au-dessus de lui pour le protéger de mon corps.
J'attendis.
Mais rien ne vit.
Il y eut du bruit. Celui d'un combat. Celui de corps qui touchaient le sol. Et lorsque je me redressai je vis Sai, l'une des acolytes de Kezar. Elle tira une corde de sa ceinture et les plaça tous dos à dos pour les entraver.
— C'est quoi vot' problème en ce moment ? grommela Amaru. Vous êtes pas censés vous entretuer dans les rues, merde ! Il shoota dans un caillou et Sai m'observa ; elle étrécit le regard, suspicieuse.
— Tu les sens, dit-elle.
— Quoi ? soufflai-je.
— Eux. Elle tapa dans un des Assassins du bout de sa botte. Ceux qui sont fous.
Ils l'étaient ?
Un sourire fendilla son masque de tueuse.
— Ça devient intéressant.
J'observai les trois hommes inconscients. Les chuchotis se firent moins fort, mais ne disparurent pas pour autant.
Ils demeurèrent.
— Kezar risque de ne pas trop aimer ça, ajouta Sai.
Des voix. Encore.
Qui neme lâchait pas.
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