Chapitre quarante

RENFRI

Mes doigts effleurèrent le front de Sekhir et je soupirai devant son absence de réaction. Il dormait depuis trop longtemps et je détestai son absence. Ne plus entendre sa voix ni ses moqueries. Il demeurait immobile et même si d'après Baba, il allait mieux, tant qu'il n'ouvrirait pas les yeux, ce poids dans ma poitrine ne disparaitrait pas. Je gardais en mémoire les paroles de père. Je ne pouvais me fier qu'à Sekhir.

Vraiment ?

— Il faut que tu te réveilles, soufflai-je. S'il te plaît, Sek. J'ai besoin de toi.

Parce que dans ce Royaume loin de chez moi, j'étais une étrangère et ailleurs, on me recherchait. On nous traquait. Je savais que nous ne pourrions rester ici trop longtemps, mais quand bien même la sentence se rapprochait, je devais trouver ce pour quoi j'étais ici. Mes doigts caressèrent la marque qui me permettrait de me déplacer dans la Cité-Mère sans risque. Ou presque. Je devais rester prudente. Je devais faire attention et ne pas tomber sur les mauvaises personnes.

Je me penchai vers mon ami, mon visage tout près du sien. Je voulais qu'il ouvre les yeux. Je voulais voir un sourire, entendre un grognement. N'importe quoi. Mais rien.

Il restait immobile et seuls son torse et son ventre se soulevaient, preuve qu'il était en vie. Mon cœur pulsait au rythme de mon désir.

Sekhir. Sekhir. Sekhir.

Réveille-toi.

Je me sentais à nue sans loin. À découvert.

Combien de temps avant qu'on sache que la Princesse Dragnir se trouvait en Kagy ? Combien de temps avant que Maesuka...

Je fermai les yeux. Et repoussai l'image de ma sœur.

Parce que ça faisait trop mal. Parce que la douleur me consumait tout autant que la colère. Qu'une haine viscérale. Si je m'y intéressais de trop près, ça reviendrait à souffler sur les braises d'un désir ardent. Celui de rendre justice.

Celui de faire mal.

Mais je ne pouvais rien faire. Pas ici. Pas quand Sekhir dormait. Je n'étais pas sûre que Sekhir aurait aimé Gylf et cette atmosphère étouffante due à l'emprise du Haut-Maître. Une sorte de puanteur de puissance. Pourtant, la Cité-Mère restait splendide. Un véritable bijou. Mais jamais nous ne serions restés très longtemps, même alors que je me devais de trouver l'Écho qui se cachait ici.

Je frottai mes paumes contre le sarouel que je portai et avec un ultime soupir, me redressai. Je ne pouvais pas rester ici à attendre. Je ne pouvais qu'espérer être là lorsque Sekhir ouvrirait les yeux pour de bon. Jusque-là, la douleur resterait, tout comme l'espoir. Je devais mettre à profit ce temps pour chercher. Chercher encore. Jusqu'à trouver.

Je quittai la chambre et traversai le long couloir pour me retrouver à l'extérieur du domaine. À cette heure, tout le monde se trouvait dans les champs sous un soleil de plomb. Ici, tous étaient habitués.

La chaleur, l'absence de brise. La transpiration qui dégoulinait et les peaux tannées par les rayons. Je jetai un coup d'œil à mon poignet, là où se trouvait le tatouage. Rien à voir avec les véritables marques des Keneyfs, mais un trompe-l'œil convaincant. Du moins, d'après Kezar et les autres, ce serait suffisant lorsque je déciderai de retourner dans Gylf. Ce que je comptais bien faire maintenant. Rester au domaine pour aider ne me procurerait aucune réponse. Je n'espérais pas plus trouver par hasard ce que je cherchais, mais rester là finirait par avoir ma raison. Je voyais peu Kezar la journée ; oiseau de nuit qu'il était. Sûrement pour gérer ses affaires lorsqu'il devenait une autre personne et qu'il se dépouillait de son costume de Menadas. Chacun ses secrets.

Personne ne m'arrêta devant les grandes portes et comme la dernière fois, je me retrouvai bientôt au cœur de Gylf, dans un mélange de couleurs, de saveurs et de senteurs. Lorsque je passai devant les gardes, je m'arrangeai pour qu'ils puissent voir la marque et ainsi, je pus me promener sans peur, l'esprit tranquille. Koha m'avait donné une petite bourse pleine de pièces et je me doutai que son frère ne s'y était pas opposé. Kezar semblait très doué pour accomplir certaines choses à travers d'autres personnes.

Un air de musique me parvint et je vis un homme, assis sur un vieux tapis élimé, un oud entre les mains. Il s'agissait d'une sorte de Luth, un instrument de musique à cordes pincées qu'on retrouvait un peu partout dans ce Royaume. J'adorai le son produit, bien différent de celui d'un violon ou encore d'une mandole. La musique se faisait entendre un peu partout à Gylf ; aux fenêtres ouvertes, dans des établissements ou encore dans la rue, comme maintenant. Je m'arrêtai devant l'homme qui paraissait vivre à travers les sons qu'il produisait. Il attendait qu'on lui jette quelques piécettes et j'en tirai un de la bourse en cuir. Lorsqu'elle attira parmi quelques autres, il me remercia du bout des lèvres et joua avec plus de vigueur encore. La Cité-Mère se préparait à fêter Sotev, comme nous l'avions fait au domaine. Le Haut-Maître paraderait dans sa Cité et les festivités dureraient des jours et des nuits. J'ignorai si je pourrais y faire un tour, surtout en sachant Ergo en-dehors de son palais. Si je ne demandais pas, je ne le saurais pas.

Lorsque le morceau prit fin, j'applaudis avec les autres curieux. L'homme ne tarda pas à entamer un nouvel air et ça me ramena à Archdragon. Et à père, sur son trône, ses doigts qui suivaient le rythme, un sourire de bienheureux collé sur son visage. Enfant, je dansais souvent. Avec Maesuka, avec quiconque voulait bien se ridiculiser.

Je me rappelais Swain. Et Sekhir. Toujours Sekhir. Même père. Qui me soulevait et alors, mes pieds décollaient du sol. Et je riais, riais et riais encore.

Pendant un instant, la douleur me terrassa. Parce que je savais que plus jamais je ne goûterais à ce bonheur. Que plus jamais je ne rêverais père, ni n'entendrais sa voix. Et cette réalité me coupait le souffle.

Elle me jetait à terre et alors, je n'arrivais plus à penser à autre chose.

Père.

Maesuka.

Archdragon.

Tout me manquait.

Absolument tout. Mais je ne pouvais pas y retourner.

Je ne pouvais pas. Alors que c'était chez moi. Chez nous. Et que tout le monde me manquait au-delà des mots.

Je me détournai du musicien et m'éloignai, le cœur lourd. Je suivis les badauds, passai d'étal en étal et de nouveau, de la musique. Cette fois, une femme chantait. Sa voix, splendide, traversait la rumeur du marché et des marchands qui hurlaient à quiconque de venir voir leurs marchandises. Je caressai des étoles, je reniflai nombre de poudres et d'herbes et achetai de quoi manger. Mes doigts gras et plein de sucre, je crus apercevoir la petite Tatini, qui se faufilait à toutes vitesses entre les jambes des adultes.

Je voulus l'appeler, mais préférai me lancer à sa poursuite. Un moment, je crus la perdre de vue, mais avisai sa chevelure disparaître dans une ruelle.

— Hey ! criai-je.

Je m'extirpai de la foule et faillis m'étaler de tout mon long. Une petite main se posa sur mes doigts et Tatini m'offrit un sourire de fillette heureuse. Le même que je devais avoir à son âge, ou presque. Parce que moi, je n'avais jamais vécu dans la rue ni connu la faim. Ni quoi que ce soit d'ailleurs.

— Tiens, dis-je et je lui tendis le reste de mon repas.

L'enfant rougit, mais accepta. Elle attrapa ma main pour me tirer à sa suite et je me laissai faire. J'ignorai pourquoi son sort me touchait autant. Ici, la pauvreté semblait se mêler à la richesse. Aucune frontière, un moment vous trouviez les plus beaux apparats et l'instant d'après des gens dormaient au sol. Je savais qu'à Losar aussi tout le monde ne vivait pas bien, mais à ce point ?

— Ah, te revoilà, toi, souffla Amaru, le petit chef.

Il sauta de son perchoir et attrapa vivement mon poignet pour guetter ma marque. Il grimaça avant de hausser les épaules.

— Ça devrait faire l'affaire, lâcha-t-il.

Derrière lui, un autre gamin ne cessait de jeter une pomme en l'air et de la rattraper. Il me jeta un coup d'œil dédaigneux et fronça du nez. Je ne semblais pas faire l'unanimité parmi cette petite bande. Le fameux gang des Dix Doigts. Parce que malgré qu'ils soient des voleurs, personne n'arrivait à les attraper pour les punir et donc pour leur couper une phalange.

— Pourquoi tu traînes comme ça ? m'interrogea leur petit chef.

— Je ne traîne pas, répondis-je. Je me balade.

— On ne se balade pas dans Gylf, cracha l'autre gamin. Tu devrais savoir ça, Ksari !

— La... laisse la tr... tra... tran...quille ! marmonna Tatini.

Elle mordit avec appétit et Amaru se frotta le bout du nez.

— Tu devrais faire plus attention à toi.

— Tu t'inquiètes pour moi ? répliquai-je.

Il rougit violemment avant d'attaquer :

— Pas du tout !

Il leva les yeux pour aviser le soleil dans le ciel et se tourna vers son camarade pour lui faire signe d'y aller. Le gamin me fusilla du regard avant de détaler.

Une brise brûlante se leva soudainement et un lent frisson courut le long de mon échine. Un murmure traînait dans l'air. Une sorte de chuchotis. Une voix qui ressemblait à un secret.

Lorsqu'Amaru sembla prêt à partir, ma main s'abattit sur son épaule. Je le sentis se crisper, de tout son long.

— Quoi ? cracha-t-il.

Mais je ne savais pas quoi lui dire. Parce que j'ignorai ce qui venait de se passer. Un mauvais pressentiment. Une peur injustifiée.

Ce doute, au creux de moi.

— Est-ce que... je peux venir avec vous ?

Il me jaugea du regard, pas vraiment mauvais, juste curieux. D'habitude, on fuyait ce genre d'enfant pour tout un tas de raisons sûrement évidentes pour les gens d'ici. Je trouvai triste qu'on laisse des enfants se débrouiller pour se nourrir et pour vivre, tout simplement.

— Si tu veux, gronda-t-il. Mais lâche-moi.

Je retirai mes doigts et sa réponse sembla elle-même le surprendre. Il détala et je le suivis, la main de Tatini dans la mienne. Amaru nous emmena dans un dédale de rues et je perdis vite la notion du temps et de l'espace surtout. J'aurais été incapable de retrouver le domaine à partir d'ici. Plus nous nous enfoncions dans la Cité, plus je découvris une tout autre facette. Là où la loi du plus fort régnait. Là où la pauvreté transformait les gens en des monstres. Mais personne ne semblait prêt à braver un gamin, ce qui m'étonna. Mais comme je ne voulais pas l'agacer, je ne dis rien. Nous marchâmes un moment, mais ici, l'ombre empêchait le soleil de brûler. Il ne faisait pas bon pour autant, mais toujours aussi étouffant.

Des voix me parvinrent et nous retrouvâmes le gamin parti avant nous. Il observait quelque chose un peu plus loin et de nouveau, la sensation se logea dans tout mon corps. Je lâchai Tatini pour m'avancer et découvris deux hommes.

— Ils sont de la Guilde, souffla Amaru. Les Assassins du Haut-Maître.

L'un d'eux semblait étrange. Pas malade ; physiquement, rien ne dénotait quelque chose en particulier. Mais au fond de moi, je sentais un danger.

— C'est le moment, murmura Amaru à l'autre garçon.

Mais déjà, ma main empêchait l'enfant de bouger.

— Hé ! cracha-t-il, lâche-moi !

Je fixai Amaru.

— C'est dangereux, dis-je.

— On a l'habitude, Ksari. Tu t'inquiètes tr...

Je secouai la tête.

Non, non, il ne s'agissait pas de ça. J'entendais encore ce murmure. Et cette impression fuligineuse. Si ce garçon y allait...

— L'homme à gauche, murmurai-je, il est malade.

Amaru fronça les sourcils et jeta un coup d'œil :

— Il a l'air bien. Qu'est-ce que tu racontes ?

Il s'agaçait. Parce qu'il ne comprenait pas. Et moi non plus. Mais la sensation ne me lâchait pas. Elle me tiraillait de l'intérieur. Et ce murmure, ce murmure...

Comment l'expliquer ?

J'ouvris la bouche, prête à défendre mon point de vue, mais l'homme s'en chargea pour moi. Il s'avança vers son camarade et sans rien dire, lui enfonça une dague en plein cœur.

Les deux gamins écarquillèrent les yeux et je plaquai une main sur ma bouche, de peur de prononcer un son et d'attirer l'attention de l'assassin sur nous. Tatini se cacha derrière mes jambes. Le corps du mort s'effondra par terre et l'autre sauta sur un toit avant de disparaître. Et seulement là, le murmure s'arrêta.

Nous observâmes un moment le cadavre, avant qu'Amaru s'en approche. Je lui emboitai le pas.

— C'est pas normal, ça, dit-il. Les membres de la Guilde ne peuvent s'entretuer que dans l'Arène. En dehors... ça n'arrive jamais.

Je ne m'interrogeai pas sur le fait qu'il soit si bien renseigné. Les gosses d'ici apprenaient à survivre et pour ça, collectaient un maximum d'informations.

Je l'aidai à retourner le corps. Du sang partout.

— Comment tu savais ?

Amaru me fixa de longues secondes, suspicieux maintenant. Je ne savais pas quoi répondre, parce que j'ignorais comment j'avais su. Parfois, il n'existait pas de réponses, mais ici, je n'étais pas sûre que ça suffise.

— Je n'en sais rien, avouai-je alors.

J'ignorai s'il me crut ou pas. Il se contenta de hocher la tête avant de faire les poches au cadavre. Et moi, je ne bougeai pas. Et j'écoutai, j'écoutai, mais je n'entendis plus rien. Hormis la rumeur du marché plus loin. Plus de murmure. Et pas même une impression. Le silence. Et rien d'autre. 

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top