Chapitre dix-neuf


MAESUKA

Je me redressai, mes cheveux glissant sur mon épaule et se déployant sur ma poitrine. Pieds par terre, le froid de la pierre s'engouffra sous mon épiderme et me fit frissonner un instant. Tête penchée en avant, je chassai les dernières brumes du cauchemar ; le même depuis mon enfance. J'avais cru, peut-être un peu naïvement, qu'il se muerait en autre chose une fois ma décision prise, mais pas du tout, et je devais faire face à cette réalité.

La fatigue me terrassait, quand bien même je venais de me réveiller d'un long sommeil. À cette heure, Archdragon dormait profondément et hormis la Dragan, personne ne venait déranger une telle quiétude.

Je me levai et enfilai mes chausses avant de quitter ma chambre pour remonter le long couloir, prenant la direction du bureau de père, là où il s'enfermait des heures, camouflant ses secrets et les vérités que je brûlai de connaître, encore aujourd'hui.

Je repoussai les battants des deux mains et me figeai sur le seuil.

J'avais pris la vie du Roi ici même et ses paroles tournoyaient en moi comme le rapace avant de fondre sur sa proie.

Plus aucune trace de sang cependant, juste des dalles propres, qui ne gardaient aucun écho de l'horreur perpétré.

Je m'avançai et fis courir mes doigts sur le bois du bureau. Des papiers portant le sceau royal, des missives venues d'autres Royaumes et là, la plume reposant à côté de l'encrier, comme en attente. Il ne manquait plus que père.

Dans un coin de la pièce, sa carafe d'alcool ambrée. Si je guettai bien, verrai-je l'ombre de Sekhir écoutant les secrets du Roi ? Son existence revêtait un danger et le fait qu'il coure dans la nature encore plus. Aussi déplaisante que soit l'idée, il avait plus d'alliés que moi, surtout en dehors d'Astalos. Il n'aurait qu'à murmurer la vérité et alors...

Je devais être prudente et ne pas montrer à mes ennemis à quel point mettre la main sur Sekhir m'importait. Avoir pu le faire passer pour le kidnappeur de Renfri servait nos intérêts. Je devais me montrer patiente.

« — Retiens ça, enfant : avec de la patience et de l'expérience, tout est possible. »

Peut-être fallait-il que je fasse venir Alyus à la cour, mais pas sûre que ça plaise à Vrak ; après tout il s'agissait d'un mécréant et d'un voleur. On racontait qu'il s'était enfui de Gylf et de la Guilde d'Assassins, faisant de lui un traître et donc une personne activement recherchée.

J'attrapai mes cheveux et les nattai, perdue dans mes pensées.

Je devais commencer à m'entourer de personnes de confiance pour pouvoir faire face aux Tribus Unies et à la guerre qui couvait depuis Israkt. Je pouvais déjà compter sur Vrak et une grande partie de la Dragan, toujours fidèle au Régnant sur le trône. Mais pour le reste... la méfiance demeurait une amie précieuse. On doutait de moi. Et lorsque Layre finirait par arriver ici, jamais il ne croirait aux mensonges franchissant mes lèvres. Je ne pouvais pas me débarrasser de lui, je ne pouvais pas me priver de lui.

Père avait été avisé de mettre son frère à la tête de la plus grande faction de la Dragan, faisant ainsi de lui un allié de poids qu'il ne valait mieux pas se mettre à dos. Autant dire que je partais sur des bases bancales et dangereuses. Layre avait formé Sekhir. Il l'avait aimé comme son fils et je ne parlais même pas de Renfri...

Si Layre décidait de ne pas poser un genou à terre devant moi, alors les murs d'Archdragon se teinteraient de sang ; le sien ou le mien. Et je ne voulais pas ça. J'avais choisi une voie sanguinaire, manquant de temps.

La patience, hein ? J'en manquais cruellement, ce qui constituait un obstacle à ce stade. Et pour ce qui était de l'expérience...

Une ombre au niveau de l'encadrement.

— Majesté, me salua le Dragan. Le forgeron est là.

Je remerciai l'homme d'un mouvement de tête avant de contourner le bureau pour venir m'y assoir, savourant l'assise et l'impression de grandeur.

Père semblait partout dans cette pièce, dans chaque détail. Et cette odeur qui flottait partout... Dans une boîte, les herbes qu'il fourrait dans sa pipe s'y trouvaient, un mélange odorant, mais pas désagréable. Aucune ne poussait en Astalos. Dans le Reinaume d'Etela peut-être ? Père tenait une correspondance avec la Reine Lorelei, une Elfide qu'on disait vieille comme le monde. La distinction entre un Elfe et un Elfide se voulait de taille et d'âge surtout. La magie courrait en eux comme elle gorgeait la terre de notre Continent.

De puissants ennemis s'ils en étaient et de précieux alliés s'ils le voulaient bien.

La nouvelle de la mort de Melkyal Dragnir avait traversé le Continent.

De Raktu, Cité-Mère d'Israkt, à Etyl, Cité-Mère d'Etela. De Gylf, Cité-Mère de Kagy, à Oleania, Cité-Mère d'Olea. Et peut-être même jusqu'aux portes closes de Nefertis, Cité-Mère de Nefen.

Un autre Dragnir rejoignant les Dragons, son peuple protégé et protecteur. Et voilà que la treizième génération pouvait commencer. Voilà qu'un vent nouveau commençait à souffler, écartant tout sur son passage et prêt à détruire s'il le fallait.

Je me relevai, consciente que rien ne bougerait tant que je n'aurais pris aucune décision. Même mère ne viendrait pas. Concernant Liretis...

Deux gardes m'emboîtèrent le pas et nous nous enfonçâmes dans l'une des ailes d'Archdragon la moins fréquentée. Ici, les torches vacillaient sous la force d'un murmure tenace. Je dévalai une tripotée de marches, m'enfonçant profondément dans les entrailles de la terre. Vrak m'attendait au bas des escaliers.

Il me tendit sa main et mes yeux glissèrent sur la blessure à sa joue. Une marque qu'il arborerait à vie dorénavant, rappel constant de ce que nous avions dû sacrifier, lui comme moi.

L'autre homme présent me tournait le dos, observant avec attention l'immense porte face à lui ; un monstre de plusieurs mètres de hauteur, courant jusqu'au plafond. Une porte qu'on aurait dit façonner pour laisser passer un Dragon.

Cette porte et ces battants représentaient à eux seuls un travail titanesque.

L'homme marmonna quelques mots inintelligibles avant de se tourner vers moi. Il s'agissait de Zebus, forgeron le plus habile de tout Astalos, si ce n'est du Continent. Maître dans son art.

Vrak le soupçonnait vivement d'avoir aidé Sekhir et Renfri à quitter Losar, mais sans preuve... Je ne le soupçonnais pas ; je savais qu'il l'avait fait.

L'homme s'inclina un peu maladroitement, sans jamais me quitter des yeux :

— Majesté. C'est un honneur pour moi que d'être sorti du lit pour répondre à l'appel de ma Reine.

Vrak se retint de le rabrouer. Pour ma part, je me contentai d'un sourire.

— J'espère ne pas avoir incommodé votre femme, mais il est vrai que je ne pouvais attendre que le soleil soit haut dans le ciel pour vous faire quérir. Surtout que j'ai ouï dire que vous songeriez peut-être à retourner parmi les vôtres, à Gylf.

— Cette idée ne me quitte jamais vraiment, Votre Majesté. Mais le Roi Melkyal parvenait toujours à me détourner de cette pensée pour me faire rester.

— Tentons donc de faire la même chose, dis-je avec un sourire prudent, mais factice.

Il plissa les yeux, juste un instant.

— Pas sûr que vous ayez l'dernier mot 'vec ma femme. L'appel de la patrie résonne parfois sourdement en nous.

Son regard se voila et j'eu l'impression qu'il n'était plus là, avec nous. Je m'avançai jusqu'à le dépasser et mes doigts touchèrent les gravures sur le battant.

Une histoire. Faite de Dragons, d'Envols et d'horreurs.

— J'suis forgeron, moi, pas ouvreur de portes, dit-il.

— S'il suffisait de pousser les battants, je l'aurais fait. Votre réputation vous précède sur tout le Continent, Zebus. Que ça vous prenne un an ou une vie, je m'en fiche. J'ai besoin que cette porte soit ouverte.

— Lorsqu'on condamne un lieu, Majesté, c'est toujours pour une bonne raison, vous ne croyez pas ? Ce qui se trouve sous Archdragon...

— Des légendes auxquelles plus personne ne croit.

— Votre sœur, si. Et vous aussi, si vous tenez tant a déterré ces secrets.

Je le regardai dans les yeux et y virent toutes ses connaissances. Toutes ses vies. Il n'était pas Homme.

— Je ne prête aucune foi au Cœur de la Prison, forgeron. Tout ce que je sais, c'est que de l'autre côté se cachent des connaissances et des savoirs insoupçonnés.

— Et cachés à dessein.

— Pourquoi faire une porte que l'on peut ouvrir dans ce cas ?

Nous nous observâmes pour mieux nous jauger, pour mieux déceler la faiblesse chez l'autre.

— N'allez pas titiller ce qui sommeille, Majesté. Personne n'est prêt pour un autre Grand Tremblement. Ni vous, ni...

Renfri.

— Mettez-vous au travail, forgeron.

* * *

La jeune servante se tordit les mains en essayant de m'empêcher de passer :

— Je vous assure que ce n'est pas la peine que Votre Majesté se–

Je contins difficilement un soupir et la contournai pour entrer dans les appartements de mère. Les lourds rideaux empêchaient toute lumière de passer et derrière les drapés du baldaquin, je pouvais entrevoir le dessin de ma mère, allongée, encore vêtue pour dormir alors que le soleil était déjà haut dans le ciel.

— Mère, tonnai-je en repoussant les voilages et en observant cette dernière qui ne fit pas mine de broncher en m'entendant. Ses longs cheveux semblables aux miens couvraient son oreiller et sa chemise de nuit dévoilait une épaule nue.

— Si la reine douairière vous découvre ainsi, marmonnai-je en imaginant déjà la scène entre Liretis et Chasan Dragnir.

Deux femmes au caractère vif et trempé, qui ne souffraient pas de courber l'échine devant l'autre. Autant dire qu'elles s'évitaient comme la peste, et ce, depuis toujours. Rares étaient les moments passés en famille : père, mère, Liretis, Vrak, Layre, Renfri et moi. Même dans les boudoirs, même pendant les repas ; tout avait toujours été de la politique à peine voilée.

Mère ne faisait alors confiance qu'à Vrak, son frère et bien que père n'en ait jamais vraiment rien montré, il avait écarté petit à petit Vrak de toute position enviable. À ceci près qu'il lui avait tout de même donné la possibilité de posséder son propre bastion dans la Dragan. Concernant Layre ; il était vu comme le guerrier prodige du peuple. Un Dragnir aimé et aimant.

— Je me fiche de cette sorcière, maugréa mère en se redressant enfin.

Ainsi vêtue, elle ne ressemblait en rien à une reine, elle ne représentait qu'une pâle copie de Chasan Dragnir née fille Corindis. La mort de son époux avait causé un chagrin irrémédiable et une colère brute, à l'image de son joyau de naissance.

Depuis enfant, elle me répétait à moi et à moi seule que je possédais la force des femmes de son Clan. Que j'étais une pierre précieuse que personne, hormis moi-même, ne pourrait tailler.

— Vous ne pouvez rester là toute la journée.

Elle soupira et se leva, ses hanches se balançant dans un mouvement charnel impétueux. Elle laissa tomber son vêtement au sol et je détournai la tête, me sentant enfant dans cet espace qui lui appartenait, et non Reine.

— Ton père mort, je ne sers plus à rien. Voilà le fardeau qui lie le partenaire d'un Dragnir, ma fille. Peuple des Dragons... Ils sont morts depuis longtemps, alors à quoi bon continuer ces simagrées ? Retrouve ta sœur et tue-la, elle aussi. Que tout ça finisse.

Je restai figée, incapable de respirer. Lorsque je relevai les yeux, mère se tenait devant son miroir, dos à moi.

Perdait-elle la tête ?

Des ouvertures donnant sur l'extérieur, les airains résonnèrent dans toute la Cité-Mère.

— Voici venir le guerrier du peuple, dit mère avec un rire mauvais.

Layre était donc enfin rentré.

J'eus à peine le temps d'atteindre la salle du trône, attrapant Vrak en chemin ainsi qu'une partie de la Dragan que Layre Dragnir, Maître d'armes de la Dragan et Chef de guerre Dragnir surgit avec son cercle rapproché ; trois Dragans puissants et fidèles à un seul homme.

Il retira son casque et dévoila un visage aux traits durs, mais à l'expression tendre. Cheveux d'un blond foncé et barbe taillée, il arborait trois griffures, deux au-dessus de son œil et la troisième sur sa pommette, courant jusqu'à sa tempe. Une blessure d'un combat qui datait d'avant ma naissance et dont il ne parlait pas. Il lança ses affaires à sa seconde, Alsira, une étrange femme aux cheveux blancs et aux yeux d'or.

— J'ai entendu les cloches, souffla Layre, les yeux écarquillés. Melkyal est–

— Mort, dit Vrak. La maladie a finalement eu raison de lui.

Layre tourna un regard acéré sur ce dernier et se contenta de le fixer un long moment. Il avait les mêmes yeux que père. Cette même façon de sonder quelqu'un en un coup d'œil. Que percevait-il ?

— Des Dragans parcourent tout Astalos de long en large et tout ton bastion semble avoir investi la ville, une raison à ça ?

Rien ne lui échappait. Il avait eu à peine le temps de traverser la Cité-Mère pour parvenir jusqu'ici qu'il savait déjà tout. Ou presque.

Vrak se tendit, mais ne répliqua rien, ni même ne fit un geste. La tension dans l'air devenait palpable et lourde. Layre fronça les sourcils et regarda autour de lui.

— Où est Ren ?

Elle était la première à accourir lorsque les trompettes résonnaient pour annoncer le retour de notre oncle.

— Nous devons parler, dis-je alors.

— Je le pense, en effet, répliqua Layre, le visage froid et le regard ô combien profond et calculateur.

Je n'arriverais pas à faire ployer un tel homme devant moi. Pourtant, je devais essayer. Et y parvenir.  

**

C'est parti ❤️

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