Chapitre cinquante-sept
RENFRI
De l'air frais caressait ma peau. Je pouvais presque sentir l'odeur de l'herbe, entendre le clapotis de l'eau et pendant un instant, je ne me rappelais plus où je me trouvais.
Comment pouvait-il faire si bon en Kagy ?
Comment pouvais-je apprécier la douceur de cette caresse ?
Et la douleur dans tout ça ?
Kezar ?
Un gémissement m'échappa et j'entendis une rumeur. Plus qu'un murmure.
Des présences. Un rire et un bruit qui se répercuta partout autour de moi.
— C'est ça la nouvelle Kyga-Daki ? Depuis quand Ergo choisit une simple Keneyf ?
— Tu n'es qu'une idiote, Cadhan.
— Je n'en peux plus de cette famille Solari. Les rumeurs se propagent vite, tu sais. Elle vient du domaine de Sakhi. Une petite putain sans vertu.
— Tais-toi !
Mon dos était comme endolori. Endormi, même. Une sensation étrange, mais plutôt salvatrice. On m'avait soignée. Baba ?
— Sakhi vaut bien plus que toi et cela te met en colère. Plus belle, plus douce, plus distinguée.
— Ergo s'en lassera.
— Certainement, mais tu y passeras avant.
Je me trouvais au palais. Avec les autres femmes d'Ergo. Ses Kygas-Daki. Toutes là pour le satisfaire et recevoir ses coups.
Pas moi.
J'ignorais la raison de ma présence – même si je commençais à en avoir une petite idée cela dit. Je me retrouvais donc dans le repaire des serpents. Un nid composé des pires vipères du Royaume ?
— Regardez l'état de son dos. Aucun homme ne voudrait toucher... ça.
— C'est l'œuvre d'Ergo, dit Sakhi qui venait d'arriver au bruit de ses pas sur le sol.
Il y eut du mouvement et puis le silence. Un silence qui faisait du bien. L'absence de douleur m'effrayait plus qu'elle n'aurait dû. Comme si je me retrouvai amputée d'une partie de moi-même, sans bien définir laquelle.
— Je sais que tu es réveillée.
J'ouvris les yeux et la première chose que je vis fut Sakhi. Sans voile. Sans rien pour cacher les hématomes couleur de nuit sur sa peau. Bien que son visage soit épanoui, son regard restait méfiant ; trop habitué à tout ce qu'elle voyait, endurait entre ces murs. Il subsistait néanmoins un flamboiement au creux de ses iris. Une ultime trace de sa combativité et de sa force de caractère. On n'était pas l'aînée de deux garçons sans avoir le caractère qui allait avec.
Ses joues creuses m'apprirent qu'elle endurait plus qu'elle ne pouvait l'encaisser, quand bien même elle ne lâcherait rien. Et surtout pas son envie de vivre.
Son odeur me frappa. Un mélange floral. De la fleur d'oranger avec une autre note, moins prononcée. Elle en était enveloppée, comme si elle s'était baignée dans de l'eau parfumée de longues heures durant.
— Qu'est-ce que je fais ici ?
— Tu ne le sais pas ?
— Ergo voulait mettre Kezar à terre. Alors... je suis l'une de ses Kygas-Daki ?
— Pas encore. Mais d'ici cette nuit, oui.
L'idée ne me tentait pas plus que ça. Forcément. Il fallait que je sorte d'ici, d'une manière ou d'une autre. Mais ce ne serait que repousser le problème pour un temps.
Il fallait abattre Ergo. D'une manière ou d'une autre. Impossible de partir de Gylf sinon.
— Comment Ergo a su ?
— Su quoi ?
— Qu'il atteindrait Kezar à travers moi ?
Une lueur passa dans le regard de Sakhi. Elle se leva et attendit que je fasse de même. Lorsqu'elle s'éloigna, je lui emboitai le pas. Et observai enfin mon environnement. Nous ne nous trouvions pas dans une chambre, mais plutôt dans une immense pièce qui donnait directement sur des jardins luxuriants. Un grand bassin attendait qu'on vienne s'y prélasser et des coussins jonchaient le sol de marbre, comme une invitation à prendre le soleil depuis le dessous des hautes arches de pierre. L'endroit respirait le calme et le luxe. J'avais l'impression de me trouver bien loin de Gylf et de sa pauvreté. Aucun garde, aucun Keneyf non plus. Il n'y avait que Sakhi et moi.
— Nous sommes dans l'aile réservée aux Kygas-Daki, m'apprit Sakhi. Nous y avons nos chambres et cet espace rien que pour nous. Aucun homme n'y est toléré.
Une sorte de harem donc.
— Hormis Ergo.
— Bien sûr, il est le Haut-Maître. Et notre époux.
Et par cette réponse, je compris qu'elle me faisait passer un message ; nous étions épiées.
— Pas de gardes alors ?
— Nous sommes libres de partir dès que nous le souhaitons.
Mais le prix pour cela était bien trop cher payé, sinon Sakhi serait rentrée chez elle depuis bien longtemps.
Sakhi repoussa de lourdes portes et Ar 'Jabra se dévoila à moi, dans toute sa splendeur faite de hautes colonnes et d'arches par millier. Aucune fenêtre pour arrêter l'air, car ici, le sable n'atteignait pas le sommet de Gylf. La beauté du palais ne se trouvait jamais entachée. De ce côté-ci, pas de portes non plus, mais des arcs. Lancéolés pour la plupart, avec des éléments de décors à même la pierre qui restait un véritable plaisir pour les yeux. Nous passâmes un couloir pour arriver dans une autre pièce d'une belle taille et lorsque je levais la tête, je fus subjuguée par tous les détails. Des pierres incrustées dans les murs, de différentes couleurs, mais aussi une mosaïque qui courrait sur toute une partie du mur, dans un enchainement de formes et de petits détails.
— Tu n'as vu le diwan, souffla Sakhi. C'est mon endroit préféré de tout le palais.
Et celui qui semblait lui faire le plus peur aussi.
— Par ici, tu as les hammams. Aucune Kyga-Daki ne peut y aller.
La séparation des hommes et des femmes était très forte ici. Ou juste lorsqu'il s'agissait de la propriété d'Ergo ?
Nous nous arrêtâmes devant deux hautes portes et cette fois, ce furent deux gardes qui les ouvrirent pour nous. Là aussi une pièce ouverte sur l'extérieur, avec des voilages, des fresques et des pierres. De la richesse dans les murs lorsqu'une partie du peuple mourait de faim.
Mes yeux se posèrent sur la Kyga-Ne, magnifique dans un sarouel coloré. Elle pencha la tête dans ma direction et remercia Sakhi qui nous laissa.
— Approchez donc, Princesse.
Je me retrouvai assise sur des coussins, tout près de la première femme d'Ergo qui elle, portait un voile. Elle dégageait une impression de puissance, de force tranquille.
Elle me faisait penser à Maesuka. Et une fois l'idée implantée, impossible de l'effacer.
— Vous êtes la raison de ma présence ici, n'est-ce pas ?
Elle leva une main et fit bouger ses doigts. Tout de suite, trois Keneyfs avancèrent pour nous servir du thé et de quoi grignoter.
— La magie de Sakhi a encore fait des miracles.
Je fronçai les sourcils, consciente qu'elle parlait de mon dos. Combien de temps étais-je restée inconsciente pour ne rien sentir de la sorte ?
— Sa magie ?
— Je devrais parler d'affinités. Sakhi a un don inestimable pour l'art des plantes. Elle est capable de soigner tous les maux de ce monde. Ou presque. Don qu'elle tient de sa mère, Raya.
La mère de Kezar.
— Une femme étonnante. Tout autant que l'est sa fille. Sa mort fut une grande perte pour Gylf. Pour nous tous.
— Pourquoi suis-je ici ?
— Pour forcer la main à Kezar. Il s'est attaché à toi. Entiché serait plus juste. Les hommes qui aiment sont des armes redoutables.
— Je ne comprends pas.
— Vraiment ? Vous m'avez tout l'air d'être quelqu'un de malin, Renfri. J'ai besoin que Kezar tue Ergo.
— Pourquoi ne le faites-vous pas vous-même ?
Je n'aimais pas qu'on se serve des autres. Je détestais les manigances et les tours dans le dos des gens.
— Vous êtes la Kyga-Ne. Tout Kagy vous adore et vous vénère. Un mot de vous et le peuple se dresseraient contre son souverain.
— Vous croyez ? Ergo cherche à me faire tuer. Depuis un certain temps déjà. Mais il ne peut pas le faire lui-même, sinon il perdrait tout contrôle sur son peuple. En ce point, vous avez raison, Renfri. On me vénère telle une déesse marchant aux côtés de la réincarnation de Sotev. Mais je ne suis pas toute puissante et le peu qu'il me soit donné de faire n'est pas suffisant. Ergo est mon maître. Il choisit ou non de desserrer mes entraves selon son bon plaisir.
— En quoi ma présence...
— Kezar est puissant. Il veut sauver sa sœur et maintenant, vous. Il suffit d'un seul Assassin pour créer un soulèvement, Renfri. Un seul.
— Ce n'est qu'un homme. Ergo. Ce n'est qu'un homme parmi tous les autres, murmurai-je.
— La foi, Princesse. La foi soulève des foules et aliène les esprits. Au nom de la foi, nous sommes prêts à croire tout et n'importe quoi.
— Vous auriez pu l'empoisonner.
— J'ai essayé. Il a survécu. Et bizarrement, depuis, il essaye de me rendre la pareille.
Survivre à un empoisonnement ? Comment ?
— Il y a des forces à l'œuvre dans ce palais, Princesse, qui nous échappe à tous, sauf à lui. La ruse ne nous sauvera pas.
— Mais Kezar oui ?
— Vous ici, nous pourrons aussi compter sur la Foudre, n'est-ce pas ?
— Vous me rappelez ma sœur. D'une certaine façon.
— Et j'entends dans votre voix que ceci n'est pas un compliment.
— Elle a tué notre père pour parvenir à ses fins. Alors non, ce n'en est pas un.
Notali eut un drôle de sourire.
— Je suis prête à tout pour voir Ergo à mes pieds, Renfri.
— Quitte à voir Gylf s'effondrer dans le feu et l'horreur ?
— À tout, répéta-t-elle.
Oui, elle était comme Maesuka.
La journée passa dans une brume étrange. Sakhi me souffla que ça venait de son onguent qui s'étalait sur ma peau. Une sorte d'effet secondaire.
Un état comateux.
Je fis à peine attention aux autres Kygas-Daki, au nombre de quatre. L'endroit qui leur était réservé s'appelait Al-Salaa et toutes les Keneyfs étaient bel et bien des femmes.
Sakhi me parla d'Inevera, femme aux longs cheveux de jais ; une alliée pour Sakhi.
Lisha et Cadhan étaient les deux dont il fallait le plus se méfier. Celles capables de mettre des serpents dans votre lit juste avant d'aller dormir. Quant à la dernière, Eabha, Sakhi se méfiait d'elle plus que de toutes les autres. Je me fiais à son jugement. D'une part parce qu'elle se trouvait ici depuis un certain temps et d'autre part parce qu'elle faisait partie de la famille de Kezar. Quelles raisons avais-je alors de douter de sa parole ?
— Il n'y aura pas de cérémonie cette nuit, m'apprit Sakhi, dans mon dos.
Elle coiffait mes cheveux. Nous sortions des bains et après s'être occupée de mon dos, elle m'apprêtait. Pour quelle raison ? Un nœud épais tordait mon ventre. Un mélange de peur et de doutes.
Parlait-elle de la cérémonie qui était censée me lier d'une quelconque façon à Ergo ?
— Mais il viendra quand même te voir, alors tu dois être prête pour lui.
Ma gorge s'assécha.
— Prête pour... lui ?
Je me tournai vers Sakhi et elle me fixa de longues secondes.
— Tu n'as... jamais été avec un homme ?
Je rougis violemment. J'avais embrassé Sekhir. Et Kezar aussi, mais... elle ne parlait définitivement pas de ça.
Je secouai la tête et l'expression de Sakhi se fissura. L'avait-elle été elle, avant Ergo ?
Sa main se posa sur ma joue dans un geste tendre. Comme si elle cherchait à m'apaiser, à étouffer mes peurs.
— Je suis désolée, murmura-t-elle. Je connais Ergo. Je connais ses... envies et ses besoins. La première fois, il sait se montrer très doux, presque tendre. Avec de la chance, il ne fera rien cette nuit, mais...
Elle n'y croyait pas elle-même.
Des larmes remplirent mes yeux. Parce que ce combat-là, je savais, au fond de moi, que je ne pouvais pas le mener.
— Oh, Ren !
Sakhi m'attira dans ses bras et me cajola un long moment. Mais ça ne fit pas partir la terreur.
Je fermai les yeux.
Très fort.
Le reste se passa presque sans moi. Je bougeai, je respirai, mais j'étais hors de mon propre corps. On m'habilla d'une robe légère, où chaque courbe de mon corps était exposée, de mon pubis jusqu'à ma poitrine. Aucun moyen de me cacher. Je me sentais nue, offerte.
Et je suffoquai un peu plus.
La nuit tomba. Et les heures passèrent. Dans un silence pesant. Dans un silence qui terrassait.
Dans ma chambre, je tournai en rond. Chaque bruit me faisait sursauter. Chaque pas me jetait à terre.
Je priai.
Sotev.
Je priai de toutes mes forces, quand bien même je ne croyais pas. J'aurais voulu arracher mes vêtements et m'enfuir. Mais quelque chose me disait que moi, je n'aurais pas le luxe de pouvoir passer les portes du palais sans être arrêtée.
Cette attente me tuait.
Je pensais à Sekhir.
Je pensais à Maesuka.
À père aussi.
Lorsque la porte s'ouvrit pour dévoiler une ombre immense, je me promis que je n'implorerai pas. Jamais. Surtout pas cet homme.
Une princesse Dragnir ne se mettait pas à genoux.
Elle luttait.
Elle se battait. Quand bien même tout semblait perdu d'avance.
Ergo s'avança et ses doigts agrippèrent mon menton. Il me força à le regarder.
— J'éteindrai cette lueur de défi, petite fille.
Ses yeux glissèrent sur mon corps et il se lécha la lèvre. Mon cœur s'emballa. Et la terreur rongea mes os de l'intérieur.
— Mais pas ce soir.
Je clignai des yeux lorsqu'il me relâcha.
— Pourquoi ?
La question m'échappa. Ergo me jeta un coup d'œil amusé. Il bougea si vite que j'eus à peine le temps de cligner des paupières. L'une de ses mains s'enroula autour de ma nuque quand l'autre soupesa l'un de mes seins.
Je retins un haut-le-cœur.
Respire. Respire. RESPIRE.
— Lorsque je te prendrai toute ton innocence, je veux que Kezar soit là pour m'implorer. Me supplier. Je veux qu'il rampe à mes pieds pendant que je te baiserai. Et ensuite, je lui arracherai la tête et je te couvrirai de son sang pour t'honorer.
Je m'effondrai par terre. Et lorsque la porte se referma, je vomis.
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