Chapitre cinquante-quatre
RENFRI
— Et celui-ci, comment il me va ? demandai-je en paradant devant la fillette qui ne cessait de rire d'une joie pleine de candeur.
Même le marchand, derrière son étal, semblait trouver très drôle notre petit jeu. J'essayai les vêtements les plus colorés, ceux qui n'allaient pas du tout ensemble et depuis le début, j'avais attiré pas mal de regards curieux sur moi.
Et des enfants des rues. Surtout des fillettes, qui se tenaient toutes à côté de Tatini. Cette dernière portait un foulard que j'avais tenu à lui offrir, pour le nouer dans ses cheveux et faire ressortir la couleur de ses yeux. Je savais qu'avec un bon bain et des soins, chacune de ses filles serait toute plus mignonne les unes que les autres. Mais ici, on les ignorait. On préférait faire comme si ces enfants n'existaient pas, quitte à retrouver un ou deux cadavres parfois. Tatini m'avait dit qu'ils s'entraidaient. Comme ça, personne ne mourrait plus. Et même s'ils ne mangeaient pas à leur faim et ne dormaient pas dans des lits, au moins, ils arrivaient à survivre.
Je n'arrivai pas à me souvenir si j'avais déjà vu pareils enfants à Losar. Pourtant, j'y avais passé énormément de temps. Peut-être se cachaient-ils et tentaient-ils de...
Les fillettes tapèrent dans leurs mains pour me pousser à continuer et même certains adultes patientaient. Je constituai un bon spectacle. Certains marchands m'aidèrent à m'habiller de la façon la plus ridicule possible et des musiciens des rues vinrent me donner le rythme. Jamais je n'avais vu autant d'enfants d'un seul coup et je crus même apercevoir Amaru. Mais ce filou n'approcherait jamais. Pour lui, je devais me tourner en ridicule. Et là était le but. Donner un peu de joie à des enfants qui en manquaient cruellement. Les sortir un instant de tout ce qu'ils devaient endurer pour grandir. Partiraient-ils une fois adultes ? Pour aller où ? Dans une autre Cité-Mère ?
Voir l'océan à Oleania ?
Observer les montagnes en Israkt ?
Découvrir des Elfes à Etyl ?
Tenteraient-ils de percer les secrets pour parvenir jusqu'à Nefertis, belle Cité-Mère de Nefen ? Où aimeraient-ils se promener dans les rues de Losar ?
Quelque chose me disait que ces gamins des rues ne quitteraient jamais Gylf. Pour une raison ou pour une autre. Comme la plupart des habitants d'ailleurs. Lorsqu'on connaissait quelque chose, on avait du mal à vouloir partir. Je le comprenais. Mais ça ne m'empêchait pas d'être en colère. Il s'agissait de son peuple et Ergo ne faisait rien, hormis s'occuper de sa guilde. Comment les gens pouvaient-ils accepter ça ? Comment faisaient-ils pour ne pas s'insurger ? L'oppression semblait réussir au Haut-Maître. D'une façon ou d'une autre, les gens le respectaient, mais le craignaient bien plus encore. Et la peur l'emportait toujours.
On me tendit de l'eau que je bus goulûment et des jeunes filles vinrent me rejoindre. Leurs visages étaient sales et plus pâles que la moyenne, mais là aussi je voyais leur beauté, tout ce qu'elles auraient eu à offrir dans une autre vie, dans d'autres conditions surtout.
Les tambours résonnèrent dans tout Gylf. Des gens dansèrent et chantèrent. Les enfants se virent offrir de la nourriture par quelques marchands et la joie se répandit telle une traînée de poudre. Elle délia les langues, effaça l'inquiétude des visages et sembla réunir toutes les castes, dans une certaine mesure.
Comme un jour de fête.
Comme si le bonheur se trouvait dans l'eau que tout le monde buvait, dans l'air que tout le monde respirait et dans le ciel que tout le monde observait.
Je me rappelais le Jour Dragon. Les œufs ramenés par les Tribus Unies. Les Losariens. Père.
« Notre pays est vaste, mais notre cœur l'est bien plus encore. »
Je me mis un peu en retrait et les rues de Gylf se transformèrent en celles de Losar. Ces habitants devinrent des visages que je connaissais, que j'affectionnais.
Le peuple aimait-il Maesuka ?
De sa tour d'Ivoire, que connaissait-elle de Losar ? Lorsque je partais parcourir les rues, elle restait derrière les hautes portes, sa curiosité étouffée par son devoir.
Celui d'être Reine.
Et maintenant qu'elle l'était, s'en trouvait-elle comblée ?
« Notre pays est vaste, mais notre cœur l'est bien plus encore. »
Bientôt, une délégation qui venait tout droit d'Ar'jabra fit son apparition et je reconnus une Kyga-Daki. Elle portait un sarouel coloré et un haut qui dévoilait sa poitrine et le grain de sa peau. Un voile recouvrait le bas de son visage et laissait apercevoir des yeux semblables à ceux de Kezar et Kuda.
Sakhi.
Je savais que les Kygas-Daki, tout comme la Kyga-Ne avait le droit de parcourir librement Gylf. Mais c'était néanmoins la première fois que je pouvais le voir de mes propres yeux. Une escorte l'accompagnait, composée de quelques soldats ainsi que de deux servantes, au vu de leurs vêtements et de leur façon de se tenir derrière l'une des femmes d'Ergo.
Je comprenais bien des choses. La magie, les histoires de Dragon, la douleur et l'amour, mais le fait qu'un souverain ait besoin de plusieurs femmes ? Cela m'échappait. Et je savais qu'il ne s'agissait pas d'amour. Ergo n'éprouvait rien. Ou en tout cas, pas ce genre de sentiment. Les monstres éprouvaient autrement.
À partir de là, les marchands se plièrent en quatre pour contenter la Kyga-Daki. Ils ne lésinèrent pas sur les efforts et elle passa devant eux, s'arrêtant à peine. Tatini se hissa sur le banc à mes côtés, de la nourriture plein la bouche et plein les doigts aussi.
— T-t-tu v-v-v-eux g-gou-g-gou-gouter ?
— Avec plaisir.
Je me penchai et croquai. Les saveurs explosèrent sur ma langue et contre mon palais. Lorsque je retournai mon attention sur la Kyga-Daki, je ne le trouvais plus.
Où était-elle...
— Tu fais partie des Keneyfs de mon frère, n'est-ce pas ?
Tatini en lâcha sa nourriture de surprise et sous nos yeux, Sakhi se pencha pour la ramasser et la tendre à la petite fille qui en rougit.
— M-m-mer-me-ci.
Elle me jeta un coup d'œil avant de filer sans attendre. J'allais me lever, mais Sakhi sembla préférer s'installer à mes côtés. Tout de suite une immense feuille d'arbre se retrouva au-dessus de nos têtes pour de l'ombre.
— J'appartiens au Menadas, en effet, soufflai-je.
Sakhi tourna son visage vers le mien.
— Mon frère aime croire qu'il peut sauver tout le monde. Et s'il le pouvait, toute la cité.
Je sais.
— Mais face à Ergo, personne ne peut rien faire. Et Kezar devrait se faire discret plutôt que d'aider une Princesse d'un autre Royaume. Ergo finis toujours par tout savoir. Toujours, tout le temps.
Elle s'inquiétait. Pour Kuda. Pour Kezar. Forcément. Ils étaient sa famille. On protégeait sa famille.
On ne tuait pas les siens.
On ne...
— Je ne compte pas rester, dis-je. Je vais aider Kezar et ensuite je partirais.
— Pourquoi ? Tu n'es qu'une Ksari ici. Qu'est-ce qui te pousserait à venir en aide à mes frères ?
— Faut-il une raison ?
Ma réponse sembla la surprendre. La prendre de court.
— Baba m'a sauvée, murmurai-je. Avait-il une raison de le faire ? Kezar a décidé de m'aider en me cachant aux yeux de tous. Avait-il une raison de le faire ? Parfois... parfois on agit parce qu'on pense que c'est juste. Qu'il faut le faire. Sans se poser de questions.
— Tu ne crains donc pas d'échouer ?
— Si. Mais la peur ne me retiendra pas. Si on n'essaye pas, on ne peut qu'imaginer ce qui se passera. Et vivre sans agir, ce n'est pas vivre.
Je me levai et Sakhi fronça les sourcils.
— Vous avez tous peur d'Ergo. Mais qu'est-il, hormis un homme ? Est-il un Dieu ? Est-il Sotev en personne ? Quel Dieu traiterait son peuple de cette façon ? Aucun. Car pour exister, un Dieu à besoin de l'amour de ses fidèles, pas de leur crainte.
Des voix éclatèrent un peu plus loin. Sakhi se releva au moment où je me glissai parmi la foule pour découvrir un petit garçon pris la main dans le sac en train de voler pour un peu de nourriture. Le marchand qui le tenait n'avait pas un visage facile.
— Lâchez-le, dis-je.
Des visages se tournèrent vers moi.
— C'est un voleur. Il me doit une phalange.
— Il ne vous doit rien du tout.
Je m'avançai, attrapai le coude du garçon et tirai. Le marchand, surpris par mon audace, lâcha le petit. Et là, il se mit à hurler dans sa langue. Je baissai ma tête vers l'enfant.
— Court. Ne t'arrête surtout pas. D'accord ?
Et il fila. Plus vite que le vent, aucune main capable de le saisir.
Des doigts agrippèrent mon bras, presque trop fort, et je découvris un garde, alerté par les hurlements du marchand.
Je me souvenais.
On coupait une phalange au voleur.
Et on fouettait ceux qui leur venaient en aide, d'une façon ou d'une autre. D'autres gardes surgirent et on attacha mes poignets entre eux.
Tout se passa presque trop vite. Je compris à peine. Et je sus enfin à quoi servait cette immense colonne en pierre en retrait du marché.
On y attachait ceux qui seraient punis. Le garde attrapa une chaine et l'accrocha à mes entraves. Il me frappa à l'arrière des jambes et je m'effondrai sur les genoux, le souffle coupé.
— Quatre coups de fouet pour avoir aidé un petit voleur ! tonna l'homme.
La foula s'amassa, murmura.
Et puis soudain s'écarta pour laisser passer Ergo en personne. Sakhi se trouvait derrière lui. Il grimpa les quelques marches pour arriver à notre niveau, quand la Kyga-Daki resta en bas, les yeux écarquillés.
— Tiens, tiens, tiens. Ne serait-ce pas la petite Keneyf de ce cher Kezar ?
Ergo me contourna et s'accroupit pour attraper mon menton.
— Un Menadas qui cumule les erreurs ne peut rien m'apporter de bon, qu'est-ce que tu en penses, petite fille ?
— Il n'a rien à voir avec ça !
Je parlais trop vite. Et le coup partit tout aussi rapidement. Je crus qu'il m'avait déboité la mâchoire. Des larmes noyèrent mon regard. La poigne d'Ergo tira sur mon haut, jusqu'à me l'arracher.
Je me retrouvai nue, exposée, devant tout le monde.
Le Haut-Maître arracha le fouet au garde et fit rouler ses épaules.
— Ceci est un message pour tous ceux qui pensent pouvoir agir impunément. Le vol est punissable, mais aider un voleur... oh, venir en aide à une petite merde de ce genre, non. Non. Quatre coups de fouet pour cette Keneyf.
Il se pencha sur moi et son souffle agrippa ma peau.
— Je serais ton bourreau, petite fille.
Il disparut de mon champ de vision et je n'entendis plus que mon cœur.
Qui hurlait. Qui cognait.
La peur. La peur.
L'attente d'une douleur dont j'ignorais tout.
On ne fouettait pas à Losar, on ne...
Le fouet claqua derrière moi et je sursautai. Mon souffle sifflait dans mes oreilles et la panique me donnait l'impression de manquer d'air.
Je ne voulais pas.
Je ne voulais pas.
Je ne...
Le coup fut aussi inattendu que brutal.
D'abord, une sorte de sensation diffuse.
Une brûlure. Presque comme une gifle. Mes yeux s'écarquillèrent.
— Un.
Mes ongles dans ma chair.
Le deuxième coup me fit crier. La brûlure céda la place à la douleur. Lancinante. Quelque chose coula dans mon dos.
Chaud.
Humide.
Du sang.
— Deux.
La rumeur de la foule me parvenait de très loin. Je flottai dans un espace-temps différent. Je voulais me détacher de la réalité, parcourir les prairies verdoyantes elfique, mais rien, absolument rien ne semblait en mesure de me venir en aide.
Le troisième coup me projeta contre la colonne de pierre. Ma bouche grande ouverte, je me trouvai dans l'incapacité de crier.
De hurler.
De supplier.
Tu es une Dragnir.
Tu es une Dragnir.
Ne ploie pas.
Ne...
— TROIS ! hurla Ergo, habité.
Un cri s'éleva quelque part.
Le dernier coup lacéra ma peau. Mes larmes passaient entre les craquelures de mes lèvres.
Mal.
Mal.
Mal.
J'ai... mal.
— QUATRE !
On agrippa mes cheveux et mes yeux plongèrent dans ceux d'Ergo.
Je ne me soumettrais pas. Quand bien même la douleur m'annihilait. Quand bien même je me terrais en moi-même pour oublier. Pour effacer.
Il plongea dans mes yeux et je lui fis une promesse.
Son joug barbare prendrait fin.
Peut-être pas de ma main, mais je serais là pour le voir tomber.
Une promesse.
La mienne.
Il me relâcha et on me força à me relever. On me plaqua contre la colonne et on tira sur mes chaines pour que je tienne la position.
Le cinquième coup précéda le sixième.
La foule commença à crier.
Les gens commencèrent à hurler.
Je perdis connaissance. Un moment. Un instant où je ne sentis plus rien. Où j'oubliais les lambeaux de peau.
La morsure du fouet.
Qui attaquait.
Qui marquait.
Qui tailladait.
— SEPT !
— Arrêter !
— Haut-Maître ! Haut-Maître !
— Ce n'est qu'une Keneyf !
— Faites-le arrêter !
Ma peau.
Mon dos.
Douleur.
À vif.
Offerte.
Ma peau. Ma peau.
— HUIT !
Ergo hurla et balança le fouet sur son peuple. Des gouttes de sang furent projetées partout. Et un profond silence résonna dans tout Gylf.
Ma tête roula sur mes épaules.
Le soleil heurtait ma tête et brûlait mon dos.
Je voguai.
Entre ici et nulle part.
Je perdis pied.
Mon d... do... mon dos...
Soudain, je glissai par terre. Plus de chaîne. Plus d'entrave.
Juste le sang qui coulait sur ma peau indemne.
— Laisse-moi t'aider.
La voix me parvint, comme de très loin. Trop loin.
Sakhi.
Je vis sa main s'approcher.
Mais je hurlai. Je hurlai et cherchai à m'échapper. Je ne voulais pas... elle ne pouvait pas...
Sekhir.
Sekhir.
Où était... Sek... hir...
— Ne me touchez pas. Ne me touchez pas. Nemetouchezpas.
Une litanie. Au bout de mes lèvres, sur la bordure de mes lambeaux de peau.
— Sekhir. Sekhir. Sekhir.
Où
Était
Sekhir ?
— S'il te plaît, murmura Sakhi. Je t'en prie. Sinon, tu risques d'en mourir.
Elle tendit le bras et ma poigne attrapa son poignet. Je me redressai. Je voyais flou. Je parvenais à peine à respirer.
— Ne me... to... tou... che... p... pas !
Je m'effondrai.
Respire.
Respire.
Respire.
Trop mal. Trop mal. Trop mal.
Ren. Ren.
REN !
Je sanglotai. Incapable d'en supporter plus.
Je pleurais.
Et dans mon dos, je sentais la brise sur ma chair à vif.
Il y eut du bruit. De la colère qui couvait.
— Ren.
Une canne roula sur l'estrade et glissa sur le sable. Kezar se laissa tomber à mes côtés et me tira à lui, sans toucher mon dos. Il me hissa et recouvrit ma poitrine dénudée.
Mes mains cherchèrent une prise. Je me cramponnai.
Et je pleurai.
Je sanglotai et à l'intérieur, à l'intérieur
Je
Hurlai.
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