Chapitre cinquante-neuf
SEKHIR
Il ne semblait pas avoir littéralement peur. Pas comme la peur qui peut vous paralyser et tout vous prendre jusqu'à vos instincts de survie les plus primaires.
Non, il semblait plutôt inquiet. Inquiet de savoir que Renfri était en danger et cela me rassurait d'une certaine façon. Parce que je savais que nous allions pouvoir la sauver. Le temps était simplement quelque chose qu'on ne pouvait pas maîtriser comme on le souhaitait.
Là, au milieu de cet endroit où Ergo répandait la mort, je pouvais sentir à quel Kezar s'inquiétait. Comme si d'une certaine façon, je partageais cette inquiétude. Bien sûr que je la partageais. Bien sûr que je savais ce dont Ergo était capable et s'il voulait soumettre Renfri, il commencerait par écraser son corps et sa psyché. Pour l'affaiblir.
Car il savait comment briser une femme.
— Que se passe-t-il ? soufflai-je à Kezar.
Il cessa de se frotter la poitrine et je tentais de lire son expression sur un visage incomplet. Je ne voyais que ses yeux, tout comme l'inverse était réciproque.
— Rien, répondit Kezar. Je ne me suis jamais senti à mon aise ici. Je suis sûr qu'Ergo se sert de cet endroit pour faire quelque chose de nos âmes une fois qu'on est mort.
Kezar frémit. Je fronçai les sourcils. Ce n'était pas une bonne nouvelle d'entendre ça de la bouche d'un potentiel dragon dormant. Les Dragons étaient les créateurs de magie dans les légendes. Si Kezar sentait quelque chose, alors il avait forcément raison : Ergo utilisait la magie. Ou quelque chose qui s'y rapportait en tout cas. Il n'y avait aucune rumeur sur le possible statut draconien d'Ergo. C'était un homme fou, qui régnait par la terreur, avec des moyens de pression énormes sur son peuple. Et c'était un guerrier sanguinaire. Mais il n'était pas un dragon. Il ne pouvait pas utiliser la magie aussi bien que d'autres l'auraient fait. Comme Kezar si Renfri avait raison à son sujet.
— Que ressens-tu quand tu trouves à côté de cette arène ? m'enquis-je à l'abri des regards des deux autres.
Sai et Avani. Elles semblaient être des personnes de confiance pour Kezar, mais je n'étais jamais assez prudent à mon goût.
— La violence et la mort, répondit Kezar, honnête. Il n'y a que ça ici de toute façon.
Je pressai son épaule pour un peu de soutien, mais il paraissait attiré par le centre de l'arène. Je finis par pincer son bras pour qu'il me regarde.
— Tu te perds dans tes pensées, Assassin ? grognai-je.
Il me contourna sans un mot de plus et je regardai à mon tour l'arène. Quelque fourmilla en moi, mais rien de plus. J'appelais ça mon instinct, mais je n'avais jamais été aussi inquiet pour Renfri qu'aujourd'hui. Alors, c'était sûrement à cause de ce fait-là. Plutôt que le fait que je me sentais proche de Kezar.
Sauf que c'était un inconnu.
Et que je me sentais rarement proche d'un inconnu.
Kezar faisait résonner des choses chez moi. Des émotions. Que seule Renfri réveillait.
Pourquoi ?
Pourquoi était-ce de plus en plus fort ?
Aurais-je ressenti la même chose si j'avais été réveillé au tout début de notre arrivée à Gylf ? Où était-ce simplement parce que Renfri appréciait Kezar que je me sentais concerné ?
Renfri voulait sauver trop de gens, alors non, ce n'était pas Renfri. Sinon, j'aurais été attaché à plein d'autres personnes.
Ce qui n'était pas le cas.
Kezar décida de retourner à la planque de Viraj.
Je le sentais ailleurs. Si c'était un assassin, il n'aurait pas dû avoir l'esprit ailleurs. Ce n'était pas bon signe.
Je m'approchai de Sai et penchai la tête pour qu'elle me regarde.
— La Foudre aurait-elle besoin de quelque chose ? grogna-t-elle.
Viraj marmonna un truc qui fit grimacer Sai. Il ne voulait pas qu'on utilise ses termes ici, en ville. Des oreilles traînaient toujours au mauvais endroit. Nous étions postés juste avant les quelques cellules bondées que Viraj et Kezar surveillaient. Je ne savais pas où était la femme nommée Avani. Pas loin, supposai-je.
— Ergo reste-t-il toujours dans son palais ? m'enquis-je.
— La plupart du temps, admit Sai.
Je sentis l'attention de Kezar. Il finit par s'approcher à son tour quand il entendit de nouveau ma voix.
— Kezar m'a dit que ceux qui allaient dans l'arène mourraient ou en ressortaient pour finir fous. C'est bien ça ?
— C'est l'idée.
— Donc Ergo fait quelque chose dans son palais qui infecte les autres, c'est ça ?
— Si on extrapole les éléments que nous avons, pourquoi pas, admit Sai. Tous les Assassins ont des endroits où ils se rendent, qui nous dit que c'est Ergo qui les infecte et pas autre chose ?
— Parce que seuls ceux de l'arène sont touchés, admit Kezar. Nous n'avons pas été touchés nous, car nous n'avons pas été dans l'arène depuis longtemps. Et Sevak était trop mal en point visiblement pour déclencher un symptôme de l'infection.
Je hochai la tête. Tous ces éléments devaient forcément se recouper à cause d'un truc qui manquait à l'appel. Les stratégies de guerre échouaient souvent parce qu'il y avait un élément central qui faisait couler le reste. Parfois, ce n'était rien. Un placement d'une escouade mal organisée. Parfois, c'était un élément dont on ignorait la présence.
— Ce Sevak ne vous a pas dit s'il avait bu quelque chose ? Mangé ? Senti ?
Sai et Kezar s'observèrent un instant avant de secouer la tête.
— Ils se rendent dans les quartiers d'Ergo où seuls les hommes sont acceptés.
— Et ses... femmes ? grognai-je.
— Elles ont leur quartier. C'est lui qui vient à elles.
Je déglutis. S'il faisait du mal à Renfri, je serais obligé de le tuer et c'était ce qui rendait tout ça agaçant. Quelqu'un savait forcément tout ça. Savait que Kezar ferait tout pour sauver Renfri qu'il avait protégé jusque-là. Et si en plus de ça, cette personne connaissait la vraie identité de Renfri, alors, il ou elle savait que je viendrais si j'étais encore en vie.
— Qui pourrait avoir besoin de deux très bons guerriers à sa guise ? grognai-je.
— Deux choix, proposa Sai. Soit une personne qui a besoin de tuer quelqu'un. Soit une personne qui veut tuer les deux guerriers en question.
— Ergo veut ma peau, remarqua Kezar. Et s'il trouvait Sekhir ici, il le tuerait.
— Parce que je suis meilleur que lui ? compris-je.
— Jamais Ergo n'accepterait un guerrier plus fort que lui, souffla Kezar.
Sai se frotta le menton.
— Il y a une autre personne qui est aussi bonne que vous deux, remarqua-t-elle. Et il ne se trouve pas ici aujourd'hui. Occupé ailleurs ?
Kezar fronça ses sourcils.
— Asome, souffla-t-il.
— Qui est Asome ?
— L'un des nôtres. Il a d'autres missions que d'être Assassin cependant, remarqua Kezar.
— A-t-il été envoyé dans l'arène ? soufflai-je.
Kezar secoua la tête.
— Pas encore.
— Où se trouve-t-il ?
— Au palais, répondit Sai immédiatement.
Je me frottai les cheveux.
Renfri embarquée par Ergo. Ergo incapable de dire si Renfri était une princesse. En revanche, quelqu'un le savait forcément. Renfri était une monnaie d'échange pour loyaux services. Ergo ne l'avait récupérée que parce qu'elle l'avait défiée, mais ça profitait forcément à quelqu'un.
Qui murmurait aux oreilles d'Ergo ?
Je grognai, incapable de recouper tous les éléments qui se jouaient dans cette histoire. Et le temps nous était compté.
— Tu crois que... commença Sai.
— Tu crois qu'Asome aurait aidé la Kyga-Ne à récupérer Renfri pour nous faire réagir ? s'affola Kezar soudain pâle.
— Après tout, il y a un prix sur sa tête. Et Ergo la veut morte. Mais elle est comme toi. Il doit détruire son image avant de la tuer. Sinon, elle deviendra l'image de la Révolte. Tout comme tu es en train de le devenir.
Kezar secoua la tête.
— La Kyga-Ne aurait poussé Ergo à récupérer Renfri ? En sachant qui elle est ? demandai-je.
— Asome n'aurait pas communiqué cette information, souffla Kezar.
— Tu es sûr de ça ? sifflai-je.
Kezar ne répondit rien et détourna le regard.
Comment attirer deux guerriers à tuer un autre ? Placer une femme à qui ils tenaient au milieu de tout ça.
Quand le soleil se mit à descendre, mon inquiétude était au-delà de toutes limites. J'étais déjà en train de construire un plan pour partir récupérer Renfri quand Kezar s'approcha de moi.
— Je sais que tu veux y aller, murmurai-je. Nous pouvons le faire. Juste toi et moi. Ne mettons personne d'autre en danger. À quoi cela servirait-il ? Votre Kyga-Ne a ce qu'elle voulait, deux hommes qui risqueraient leur vie pour Renfri.
— Comment sais-tu que je risquerais ma vie pour elle ? souffla Kezar.
Je soupirai et pivotai vers lui.
— Tu ne serais pas là si ce n'était pas le cas. Ta sœur s'y trouve aussi, c'est une autre affaire. Mais on parle de tuer le Haut-Maître. Un homme qui dirige un peuple.
— Il oppresse, il ne dirige pas.
— Alors pourquoi est-il toujours à cet endroit ? sifflai-je. Renfri n'a rien demandé de tout ce qui lui arrive. On lui a juste dit de trouver un dragon dans un monde où il n'y en a plus. Elle te rencontre et comme par hasard, tu es le dragon dormant qu'elle cherche. Quelle est cette fatalité ? Cette coïncidence ?
Kezar haussa ses épaules en silence.
— Si elle fait tout pour sauver ta famille, soufflai-je, alors tu te dois de lui rendre la pareille.
— Je ne la connaissais pas, Sekhir, chuchota Kezar. Je ne la connaissais pas et je ne voulais pas la connaître. Vous deux, chez moi, signifiait la fin du domaine.
— Qui nous a trouvés ? soufflai-je.
— Baba.
Je fermai les yeux un instant. J'entendais encore toutes ses chansons, des offrandes, ses mots murmurés dans mes oreilles. Je me rappelais la voix de Renfri.
— Est-il...
— Je le crois, admit Kezar. Et je pense qu'il savait pour moi depuis longtemps. Mais lorsque mes parents sont morts, nous avons perdu toute certitude de survivre dans ce monde. Et l'héritage familial semblait s'effriter. Alors, j'ai pris une place qui n'était pas pour moi.
Je fermai un instant les yeux avant de plonger mon regard dans celui de Kezar.
— Tu as toujours voulu partir ? murmurai-je. De chez toi ? Tu as toujours voulu trouver ce qu'il te manquait ? Ce que tu cherchais avec tant de vigueur sans jamais être vraiment satisfait ?
Kezar cligna des yeux.
— T'occuper de Renfri t'a aidé n'est-ce pas ? ajoutai-je. À combler ce vide ?
— Je crois, dit-il avec précaution.
Je hochai la tête. Parce que moi aussi, m'occuper d'elle et la rendre heureuse me permettait de me sentir complet. C'était ma destinée. Elle était ma destinée.
Et elle semblait être celle de Kezar à un niveau bien différent.
Je soupirai avant de me redresser du banc sur lequel je m'étais assis. Je pris Kezar par les épaules.
— Renfri a un destin bien plus important que le nôtre, grognai-je. Elle doit répondre à une mission qui nous dépasse, toi et moi. Peut être même plus moi que toi. Car tu sembles en faire partie. Si un jour dans ta vie, tu ne t'es pas senti à ta place dans ce que tu faisais, alors c'est le moment de te demander ce qu'il faut faire pour que ce soit le cas. Trouve ta place et prends-la, Kezar.
— Je vais la sauver, Sekhir. Tout comme je vais sauver ma sœur. Mais ma place est avec ma famille. Je vous offrirai le nécessaire pour que vous réussissiez cette quête qui est la vôtre, mais je dois m'occuper de ma famille. Ils ont besoin de moi.
Je le relâchai et hochai la tête.
Renfri était ma seule famille à présent.
Alors, c'était elle qu'il fallait que je sauve.
Et si je devais utiliser Kezar pour ça, alors soit.
— Tu m'as dit que tu avais un pouvoir, repris-je. J'ai besoin que tu l'utilises. Je ne peux pas rester assis ici une seule seconde de plus. Renfri est en danger. Et je dois la sauver. Elle est ma famille, Kezar.
Il hocha la tête. Il semblait confus après tout ce que je lui avais raconté. Et il pouvait l'être. Car je n'étais pas sûr que Renfri partirait sans lui.
— Je te l'ai dit, ce n'est pas quelque chose que je contrôle.
— Qu'est-ce qu'il se passe quand tu le fais ?
Il réfléchit un instant et me jeta un coup d'œil.
— Je suis en danger.
— Renfri est en danger, ça devrait être assez pour toi, rétorquai-je.
Il frémit.
— Et si Ergo la violait ? soufflai-je. Et s'il l'avait déjà violée ?
Je déglutis et laissai la peur me traverser un bref moment. Moment qui suffit à Kezar.
Soudain, je sentis mon corps tombé dans un trou.
Sauf qu'il y eut un sol directement après ça.
Ma joue heurta de la terre humide.
Et nauséabonde.
— C'est pas possible ! s'écria Kezar. Ça a fonctionné !
Je regardai autour de moi, les fesses à moitié dans l'eau.
— Les égouts ? crachai-je. Tu nous as envoyés dans des égouts ?
Je maugréai dans mon coin. Je savais que je ne pouvais compter que sur moi.
— Vraiment utile, grognai-je. Vraiment. En plus d'être énervé, j'ai le cul trempé maintenant !
Kezar gloussa avant de me tendre sa main. Je tapai dedans pour me redresser tout seul.
— Ce ne sont pas n'importe quels égouts, remarqua-t-il.
Il me tira jusqu'à me placer sous une petite échelle. Il pointa le soleil en haut.
— Ce sont les égouts du palais.
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