Chapitre cinquante et un


MAESUKA

Je repoussai les lourdes portes de la bibliothèque d'Archdragon et Vrak releva la tête pour me regarder m'avancer. Il était courbé sur une immense carte du continent, de celles avec des pions et des informations essentielles au maintien de notre suprématie. Du moins c'était ce que j'avais toujours cru, jusqu'à ce que je voie au-delà des mensonges de père. Ne rien dire revenait à mentir. Et Melkyal Dragnir avait été un maître dans l'art de la supercherie. Mais cela, jamais Renfri ne le saurait. Parce qu'elle idéalisait notre père, tout comme Sekhir. Et il suffisait d'un seul mot de cet imbécile pour qu'elle boive à ses lèvres sans chercher ailleurs. Cette maudite excursion en Israkt avec Swain avait réveillé des souvenirs. Des souffrances.

Renfri me manquait.

Mais je ne pouvais le dire à personne. Ni à Vrak, ni à Swain et encore moins à mère. Elle attendait que j'efface la seconde Princesse Dragnir du tableau. Mais ce jour n'arriverait pas. Quand bien même Ren me détestait. Quand bien même elle voudrait se venger de mon parricide.

— J'ai besoin de savoir ce qui se trame entre Kagy et Israkt, dis-je sans attendre.

Je détestais l'idée qu'on complote contre nous. Une surprise ? Absolument pas. Mais comme si nous étions prêts pour faire face à une guerre. Je ne me leurrais pas : ces deux Royaumes nous en voulaient depuis des décennies. Mais j'escomptais encore sur le tempérament du Derkhsa pour... tempérer ses clans. Quant au Haut-Maître... Il marcherait déjà sur nos cadavres s'il lui avait été possible de nous asservir. Un vent de bataille et de sang commençait à souffler autour de nous et si père l'avait ignoré jusque-là, pas moi.

— Quelques Assassins vont et viennent entre les deux Royaumes, répondit Vrak en traçant une ligne de son doigt entre les deux Cités-Mères.

— Des messagers ?

— Il y en a. C'est anodin.

— L'Ordre de Raktu intercepte tous les messagers avant qu'ils n'arrivent à destination. C'est anodin, ça ? grondai-je.

Vrak fronça les sourcils.

— Layre serait plus à même de...

Vrak releva les yeux derrière moi et je sus que mon deuxième oncle se trouvait là. Je me tournai vers lui et ses yeux m'analysèrent, sans retenue, sans chercher à se cacher. Il me jaugeait. Comme à chaque fois. Il cherchait à trouver mes forces et mes faiblesses.

Je camouflai les deux.

— Les clans d'Israkt sont vindicatifs et assoiffés de sang, mais malheureusement pour eux, ils sont aussi loyaux envers leur Derkhsa. Cela étant dit, la loyauté, tout comme l'amour, n'a jamais empêché personne de tuer. Et de trahir.

Cette pique m'était destinée. Layre savait. Au fond de lui, il devait se douter.

Son frère n'était pas mort naturellement. Sinon pourquoi s'occuper de son corps avant le retour du Chef de guerre ? Et la Reine douairière aimait colporter ses vérités.

Je ne relevai pas. Vrak, de l'autre côté de la table, se tendit comme un arc. Layre s'avança, ses bottes battant la mesure sur le sol de pierres.

— Quant à l'Ordre, il y a une distinction à opérer au sein des leurs.

Layre avait passé des années en Israkt pour je ne sais quelle raison. Peut-être Vrak le savait-il, mais pas moi. Et je ne pouvais pas le lui demander. Ma curiosité ne ferait que l'amuser et le titiller. Il ne me devait rien, hormis un nouveau Chef de guerre. Et à ce sujet...

— Ceux qui sont loyaux à Raktu et qui continuent de remplir leur mission. Guider des étrangers ou ramener les égarés à Korgar. Et il y a ceux qui souhaitent la destitution du Derkhsa. Ils veulent que leur Haut-Prêtre devienne porte-parole de tous. Car'Enyl est un bâtard de la pire espèce. Il fera tout pour renverser Astalos. Un but qu'il partage avec Ergo. En même temps, quand on se proclame Haut quelque chose, ça ne peut rien donner de bon.

— Ergo ne possède pas les hommes suffisants pour... commença Vrak, le visage crispé.

— C'est vrai. Mais sa guilde d'Assassins est prospère est utile. C'est un meneur. Certes il le fait par la peur ou la force, mais ça fonctionne. Il tue ceux qui se dressent face à lui. Nous savons tous qu'Israkt possède les troupes nécessaires pour nous attaquer.

— Je croyais que ce n'était que des racontars.

— J'ai vu de mes propres yeux une partie de leurs forces et rassemblée, je ne suis pas sûr que nous soyons de taille à lutter. Pas même avec nos Tribus. D'où l'importance des autres Royaumes.

D'où l'importance du mariage de Renfri.

Layre se tourna vers moi.

— Je venais vous dire que je partais, Majesté.

J'étrécis le regard.

— Et où comptes-tu aller ? soufflai-je.

Une esquisse de sourire de sa part.

— Je pourrais rejoindre ma nièce, dit-il. Mais je dois me rendre en Etela.

Chez les Elfes ?

— Sur l'ordre de qui ? gronda Vrak.

Sombre idiot.

— Je ne suis plus le Chef de guerre de feu Melkyal Dragnir. Mon serment est rompu. Où que me portent mes pas dorénavant, je ne le devrais qu'à moi-même.

— Et à Astalos.

Cela m'échappa presque. Layre hocha lentement la tête.

— Ce Royaume reste le mien, en effet. Mais des affaires à régler m'attendent. Les miens sont partis en avance.

— Quelles affaires t'appellent en Etela, Layre ?

Une lueur dans son regard.

— Tu apprendras, Maesuka, que tu ne sais rien. Ou presque. Tu ignores tout de la magie qui sommeille en Zharroh. Lorsque nous sombrerons par ta faute, à quoi cela servira-t-il de sauver Astalos ?

Je tendis le bras et arrachai la chaine qui pendait au cou de Layre. Il ne fit rien pour m'en empêcher. Mes doigts se refermèrent sur un morceau de clé.

— J'en sais bien plus que tu ne sembles le croire.

— Vraiment ? Alors, crois-moi si je te dis que tu n'aurais jamais dû laisser s'enfuir Sekhir et Renfri.

Et il partit, sans un mot de plus. Je sentis le fer s'enfoncer dans ma peau et la colère ronger mes os.

Lorsque je descendis devant les portes closes, je ne trouvai pas Zebus. De toute façon tout cela était une perte de temps. Mon ombre s'étala sur les murs et un courant d'air fit danser les flammes.

Layre n'avait pas dit retrouver Renfri. Mais il avait parlé de la rejoindre.

Il savait où elle se trouvait.

Il devait le savoir depuis un moment.

L'avait-il vu ? Lui avait-il parlé ?

Le faire suivre ne servirait à rien. Il trouverait un moyen de disparaître au nez et à la barbe de ses poursuivants.

Ma main se posa sur l'un des battants et je ressentis comme une... pulsation.

— Qu'as-tu vu ?

J'avais senti une présence silencieuse dans mon dos. Une ombre. Un murmure.

Une Oradrag.

— Les Fractures saignent. Un mal ancien se répand.

— Où ?

— Kagy.

Kagy. Kagy.

Un écho.

— Où est ma sœur ?

— Renfri, Renfri. Renfri. Elle aussi, elle saigne. Pas encore, pas encore. Mais par huit fois cela va arriver. Le cuir martèle. Le cuir fend la peau.

Un fouet ?

— Rêvait-elle de voir des singes ? murmura l'Oradrag.

Elle pensait que des singes dansaient à la cour de... Gylf.

Cité-Mère de Kagy.

Se pouvait-il que...

Je me tournai vers la femme sans âge.

— Sais-tu ce qui se cache derrière cette porte ?

L'Oradrag pencha la tête sur le côté et sembla écouter. Entendre. Je l'observai. Elle m'effrayait. La magie me faisait peur, parce que je ne la comprenais pas.

— Moi, je ne le sais pas. Mais vous, oui.

Un vieux souvenir.

Un cri.

Et une voix. Une voix terrible. En moi. Qui hurlait, qui chuchotait, qui appelait.

Un... écho.

« Laisse-moi te montrer ce qui arrivera, petite-fille. »

— Il n'y a pas de Bien et de Mal, Majesté. Juste une balance entre ce qui doit être et ce qui ne doit pas être.

— Et quand est-il de Renfri et moi ?

— Des quêtes différentes. Des chemins séparés qui se recoupent. Vous la reverrez. Mais peut-être qu'elle ne vous verra pas.

Je restais seule un long moment. La clé du Layre contre ma paume, le froid de la pierre qui courrait sur ma peau.

Et le silence.

Kagy.

Kagy.

Alors, Ren, est-ce qu'il y a vraiment des singes à la cour du Haut-Maître ?

— Majesté.

Swain fit ralentir sa monture et s'arrêta à quelques mètres de moi. Il revenait tout juste du territoire de Gharma.

Des grains de poussière s'étaient faufilés dans sa chevelure.

— Es-tu apte à chevaucher ? demandai-je.

— Je le suis toujours, répliqua-t-il et il redressa les épaules.

Derrière moi, on m'amena mon propre cheval. Je me hissai sur la selle et attrapai les rênes.

— Où allons-nous ? Dans une autre Tribu ?

— Non. Nous partons pour Gylf.

Aucune surprise. Ou en tout cas, il ne le montra pas.

— Et votre escorte ?

— Douteriez-vous de la portée de votre bras, Général ?

Et je talonnai mon cheval sans attendre sa réponse. 

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