Chapitre cinquante-cinq


KEZAR

Quelque chose grognait en moi. Comme une colère sourde qui ne cessait de prendre de l'ampleur.

Les cris de Renfri dans mes oreilles faisaient flamboyer ma haine pour Ergo.

Toujours plus.

Encore. Plus.

Le sang coulait le long de son dos et des morceaux de peaux pendaient ça et là. Il fallait une bonne maîtrise du fouet et une lanière épaisse pour faire des dégâts pareils. Ergo possédait les deux.

Je relevai mon regard sur le peuple devant moi.

Tous étaient silencieux.

Ne régnaient que les sanglots et les cris de Renfri.

Si seulement, ils savaient tous qui elle était.

Si seulement, je pouvais leur dire.

Mais ce n'était pas une Princesse Dragnir qui venait de se faire fouetter sur une place publique.

C'était une Keneyfs. L'une des miennes.

— Vous pensez que ce n'est qu'une de plus parmi tant d'autres ! criai-je devant leurs regards écarquillés. Mais bientôt, ça pourrait être vous ! Pour aucune raison !

Des murmures.

La main d'Asome sur mon épaule.

Je le repoussai avec violence et pressai Renfri contre moi sans lui faire mal au dos. Du sang sur mes mains et mes bras. Le corps tremblant de Ren.

Toute cette violence.

Dans ce simple geste.

— Ça pourrait être vous ! hurlai-je. N'allons-nous rien faire ?

— Kezar, souffla Asome. Il faut partir. Il faut soigner Renfri.

Je commençai à me lever avec Renfri contre moi, mais Asome se racla la gorge. Il me tendit la canne et il prit Renfri contre son torse, ses bras sous les cuisses de la jeune femme avachie contre lui.

— N'allez-vous donc rien dire ? grondai-je.

Plusieurs personnes voulurent s'avancer, mais des sifflements de la garde d'Ergo commencèrent à retentir pour disperser la foule. Je ne vis pas Sakhi, mais j'aperçus une de ses servantes qui disparut à son tour. Sai me tira à sa suite pour aller plus vite et bientôt, nous repartîmes vers le domaine sur des montures ou tout simplement dans une petite calèche ouverte. Renfri y était allongée et frissonnait avec des sanglots longs et tranchés. Mon visage n'était qu'à quelques centimètres du sien et elle s'agrippait à ma main.

— Je suis là. Tout ira bien.

Je caressai ses cheveux poisseux et tentai de respirer. Mes mains tremblaient. Tout mon corps voulait se venger de tout ça. Je regardai le dos de la Princesse Dragnir. La Foudre me pendrait immédiatement quand il apprendrait ça.

— Je... Je voulais... voula... simple... simplement ai... aider, sanglota Renfri.

Je déposai un baiser sur sa joue et elle se remit à pleurer.

— Je sais, Ren. Je sais. Je suis désolé... Je suis tellement désolé. J'aurais dû arriver plus tôt. J'aurais dû être avec toi.

Ses yeux se révulsèrent soudain et elle fut toute molle sous ma prise.

— Plus vite ! criai-je à Asome.

Nous arrivâmes enfin au Domaine et je balançai ma canne plus loin pour prendre moi-même Renfri contre moi. Tous ses vêtements étaient trempés de sang et des cris résonnèrent dans le domaine quand les autres aperçurent l'état du dos de Renfri.

— BABA ! hurlai-je, la voix tremblante. BABA ! Il me faut de la draxyl et de la liqueur de pavot.

Il me regarda avec des yeux écarquillés. Kuda cria de terreur quand il vit le dos de Renfri.

— Emmenez-le ! sifflai-je.

Asome m'ouvrit plusieurs portes avant qu'on ne débarque dans ma chambre. J'assis Renfri sur le lit avant de la faire rouler sur le ventre. J'attendis qu'Asome aille chercher des affaires pour retirer le vêtement plein de sang de Renfri. Je remontai le drap sur ses fesses nues et me forçai à compter jusqu'à quatre avant de continuer. Je relevai ses cheveux au-delà de sa nuque qui avait été touchée par un coup de fouet plus haut.

Baba pénétra dans la chambre avec plein d'affaires dans les bras. Sai et Avani firent de la place pour pouvoir atteindre les blessures de Renfri. Tout le monde s'agita autour tandis que ma main ne voulait pas lâcher celle de Renfri. L'une des balafres dans son dos, celle avec un morceau de chair qui pendait, semblait bien plus profonde que les autres.

Baba se pencha sur le dos de Renfri et déglutit.

— Les autres se refermeront, murmura-t-il, mais celle-ci pourrait s'infecter si nous ne faisons pas quelque chose.

— Comme quoi ? grognai-je, le corps douloureux.

Mes muscles tendus me faisaient mal. J'avais l'impression que j'allais exploser d'un instant à l'autre. Comme si tout pouvait éclater là, maintenant. Comme si je ne contrôlais plus rien du tout.

— Il faut la cautériser, souffla Avani. Sinon, la brûlure prendra le dessus et l'infection plongera dans son corps.

Je sentis mon estomac se soulever. Encore une marque ? Encore une ? Une autre brûlure ? Une autre cicatrice ?

— Il faut le faire tant qu'elle est évanouie, ordonna Baba. Nous n'avons pas le choix. Je n'ai pas les remèdes nécessaires pour la protéger des infections, Kezar. Hâtons-nous.

Tout le monde bougea.

Sauf moi.

Inhérent à ma place, à cet endroit, à ses côtés.

Comment était-ce possible ?

Comment avais-je pu être si idiot ? Si déconcentré ?

Jamais tout ça n'aurait dû se produire.

J'étais un idiot, faible et incapable de prendre soin de la seule personne qui le méritait ici.

Renfri ne bougea même pas quand Baba imposa le fer brûlant sur son dos, le long de la plus profonde des entailles. Il lui glissa quand même du lait de pavot dans le fond de la gorge à l'aide d'un petit tuyau qui la fit tousser, mais qui l'empêcha de s'étouffer. Ainsi, elle reste inconsciente.

J'étais agenouillé à côté du lit de Renfri, sa main entre les miennes quand les doigts de Baba se posèrent sur mon épaule. La douleur dans mon corps n'était que secondaire. Je ne voulais pas penser à tout ça.

Je voulais simplement que Renfri guérisse.

Je voulais simplement qu'elle aille mieux.

Son dos luisait du baume qu'on lui avait mis. Et il faudrait changer les quelques bandages imbibés d'un onguent de Baba d'ici peu. Nous avions un sablier pour compter.

— Kezar. Il faut manger.

— Je n'ai pas faim, rétorquai-je. Laisse-moi.

— La Princesse ne voudrait pas que vous vous laissiez dépérir.

Je ne répondis rien et continuai de regarder Renfri qui respirait de façon très superficielle, mais au moins elle vivait. À quel prix ? Là était toute la question.

Il fallait que je tue Ergo.

Il fallait que j'aille le tuer de mes propres mains.

Mettre un terme à son existence.

En finir une bonne fois pour toutes avec ses agissements.

Je ne supportai pas l'idée qu'il puisse poser la main sur Renfri encore une fois.

Ce n'était pas imaginable.

Mes compagnons revinrent, à défaut d'Asome qui avait disparu. Tous tentèrent de me faire bouger, mais je restais là. Je restais là, car si Renfri se réveillait et que je n'étais pas là, alors je m'en voudrais toute ma vie.

Une pression sur mes doigts me fit relever brusquement la tête. Les paupières de Renfri papillonnèrent un instant et son regard croisa le mien. Tout son corps se tendit et elle prit une brusque inspiration qui la fit frémir. Un cri traversa ses lèvres.

— Ne bouge pas, murmurai-je.

— Kezar ? haleta-t-elle.

Je me penchai pour qu'elle puisse me voir sans tourner la tête.

— Je suis là. C'est moi.

Je caressai sa joue et une larme coula de son œil.

— Je peux te donner plus de pavot pour que tu ne sentes rien.

Elle secoua la tête et ses poings se refermèrent sur le drap.

— Je suis désolé, murmurai-je. J'aurais dû être là, avec toi.

— Ce n'est pas ta faute, Kezar, souffla-t-elle. Ça n'a jamais été la tienne. Jamais. Tu entends ?

— Je vais le tuer. Je te promets que je vais le tuer.

— Ne fais pas n'importe quoi, Kez. Ne pars pas là-bas tout seul.

— Je ne peux pas accepter ton aide. Je ne peux pas te laisser retourner devant lui, Ren. Je ne le laisserais plus jamais te toucher. Tu m'entends ?

Elle voulut parler, mais de nouveau ses nerfs à vif la firent trembler. Comme si elle avait froid. Je pris le verre avec le lait de pavot et la fit boire plusieurs gorgées. Elle se rendormit sans un mot de plus.

Je me levai et changeai ses bandes. Je finis avec les mains grasses de l'onguent et allai les nettoyer.

— Tu ne peux pas aller là-bas tout seul, murmura Sai depuis la fenêtre. Tu devrais l'écouter. Tu ne t'en sortiras pas tout seul.

— Je le tuerais, même si pour ça, je dois le suivre dans la tombe.

— Ne dis pas de sottises, souffla Viraj.

Il referma lentement la porte derrière lui, suivi de près par Avani. Sevak était encore en train de guérir et tout le monde avait peur qu'il pète un câble à cause de l'infection. Donc, il était enfermé avec les autres. Pour lui permettre de guérir, mais surtout de ne tuer personne.

— Si ce n'est pas moi, alors qui ? chuchotai-je. Je peux l'abattre. Je peux le blesser assez sérieusement, pour l'abattre immédiatement.

— Pas seul, insista Sai.

— Si, contrai-je. Je ne le laisserai pas vivre un jour de plus avec ce qu'il a fait à Renfri sur la conscience.

— Arrête de te penser responsable de tout ça, Kezar, grogna Viraj. Elle était au marché. Ce n'était qu'une situation comme une autre. Elle n'aurait pas dû se trouver là, mais c'est comme ça.

Je secouai la tête.

— Je vais le tuer. Dès que Renfri ira mieux, ou que la Foudre se réveillera, j'irais le tuer.

Un long silence dans la chambre.

Je retournai m'installer vers Renfri. Les autres s'en allèrent au fur et à mesure que la nuit tombait et s'épaississait. Renfri se réveilla à un moment et couina pour faire pipi. Elle avait très (trop) envie pour se retenir plus longtemps. Avec quelques cris, des larmes et un peu de contorsion, elle put se soulager sans que je la soutienne. Cependant, je l'aidais à revenir s'allonger. Elle voulut se rendormir, mais je la forçai à grignoter un ou deux fruits qu'elle aimait bien. Elle se rendormit, non sans m'avoir dit de ne rien faire.

Elle appelait quelquefois la Foudre dans son sommeil.

Tout comme elle l'avait appelé pour qu'il vienne la sauver.

Mais il n'était pas venu.

J'étais venu, parce qu'il n'avait pas pu être là.

Je me devais de protéger Renfri et voilà ce qu'il se passait.

Elle n'allait pas vivre une longue vie heureuse si la seule chose que je pouvais faire c'était de la soigner après ces blessures.

Quand le soleil se leva, elle se tenait assise dans le lit, le dos en boule. Son corps frémissait de douleur. Elle portait un haut qui s'attachait en haut de sa nuque et en bas de son dos pour protéger ses seins. Elle haletait beaucoup et mangeait peu. Elle ne cessait de me faire répéter que je devais rester ici et que je ne devais pas faire le malin.

Quand Baba m'appela à l'entrée de la chambre, je ne compris pas bien son visage. Renfri tira sur ma main et j'embrassai ses doigts.

— Je reviens tout de suite. Mange encore un fruit et après tu retournes sur le ventre, Ren.

Je me levai et sortis de la chambre pour découvrir un monde fou dans le couloir de mon domaine. Plusieurs gardes d'Ergo et les servantes d'une Kyga-Daki. Ma sœur. Qui se trouvait au milieu du couloir avec Asome à ses côtés.

Son visage à lui était pâle et le sien à elle ressemblait vaguement à celui d'un cadavre. Ses joues creuses, ses cernes. Les marques jaunes des abus qu'elle subissait.

— Que se passe-t-il ? soufflai-je.

— Nous sommes mandés par le Haut-Maître pour récupérer sa future promise, déblatéra Asome d'une voix neutre.

Sakhi semblait à deux doigts de vomir.

Tout comme moi à vrai dire.

— Qu'est-ce que vous racontez ? bafouillai-je.

L'un des Gardes m'amena un parchemin que j'ouvris moi-même pour découvrir que je devais lui donner la Keneyf qui avait été fouettée sur la place publique.

Qu'elle deviendrait une de ses nouvelles femmes.

Qu'il était le Haut-Maître et qu'il en ferait ce qu'il voudrait.

Que ça paierait ma dette.

Je balançai le parchemin aux pieds d'Asome et de Sakhi.

— Vous devez me passer sur le corps, murmurai-je.

— Le Haut-Maître sait que tu fais du bon commerce, Kezar, reprit Sakhi cette fois-ci. Alors, il ne souhaite pas perdre son alliance avec toi. Tout comme si tu veux survivre, ici, tu te dois de te plier aux règles.

— Cette femme n'est pas en état de bouger ! criai-je.

— Tu n'as pas le choix que de nous la remettre, insista Sakhi.

Allais-je donc encore une fois subir les agissements d'Ergo ?

— Ne fais pas n'importe quoi, souffla Asome.

N'importe quoi ?

N'importe quoi ?

Je voulus me jeter sur lui, mais deux gardes me saisirent par les bras et j'aperçus Baba dans le coin, tenir ma canne.

Sous cette image, je ne pouvais pas me battre.

L'un des gardes m'agrippa et me jeta par terre.

J'y restai.

— De la déférence pour le Menadas, cracha Sakhi. Il fournit le Haut-Maître. Montrez-vous respectueux.

Baba s'agenouilla à côté de moi, le regard sombre.

— Nous allons récolter la marchandise du Haut-Maître maintenant, souffla Sakhi. Et si tu tiens à la vie, alors tu ne t'imposeras pas entre lui et son achat. 

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