Chapitre cinq
RENFRI
Luce freina des quatre fers si brusquement que mon nez heurta son dos, me faisant grogner. Je me frottai ce dernier avant de me pencher pour voir ce qui avait bien pu arrêter une foulée si déterminée. Je regrettai dans l'instant ; le Roi d'Olea m'offrit un immense sourire alliciant, si spontané que je fus surprise de le lui rendre, ce dernier dénué d'autant de confiance en soi que le sien cela dit.
J'avais ouï dire que le Roi resterait quelques jours au palais, comme à son habitude lors de ses visites, qu'elles soient officielles ou officieuses.
Père semblait en bon terme avec le Royaume d'Olea, peut-être en partie parce qu'eux aussi voyaient la guerre d'un mauvais œil. Ils se contentaient de voguer sur leur océan, jetant quelques bébés à l'eau d'après les dires...
— Princesse Renfri, me salua-t-il d'une courbette.
— Roi Skeik, dis-je à mon tour, dépassant ma dame de compagnie pour m'avancer vers lui, très bien habillé en cette matinée encore peu établie.
Sa tenue se composait d'une chemise ample au niveau des bras, resserrée aux poignets, accentuant cette impression de bouffant. Son pantalon, d'un blanc immaculé, venait accompagner un bleu clair agréable, rappelant un ciel limpide, une mer calme. Ses cheveux décoiffés apportaient cette sensation de saut du lit ; comme s'il avait été surpris par les rayons du soleil venu réveillé les plus malchanceux.
— J'ai cru comprendre que vous repartiez aujourd'hui.
— En effet ; il est dur pour nous autres Oléens de rester trop longtemps éloignés de notre océan.
Je hochai la tête, comprenant en partie.
N'ayant jamais quitté Astalos, j'ignorai ce que ça faisait que d'avoir le mal du pays ; ce qu'on éprouvait en restant loin de chez soi pendant un temps. Parfois, je surprenais le regard de Sekhir dans le lointain, en direction de Zamarat, sa Tribu à lui, son chez lui. Même si les Tribus Unies entouraient tout Losar, il fallait quelques jours pour atteindre leur fief, dont Marat.
Il y avait du bon à voir d'autres horizons que ceux entraperçus toute sa vie, mais jusqu'à quel point ?
— Je voulais me rendre dans la salle des Œufs, mais j'ai bien peur de m'être égaré.
Son air contrit me fit rire. Il fallait dire qu'il était si facile de se perdre dans Archdragon ! Des couloirs en enfilade, des ailes et des passages. Il fallait y avoir vécu pour tout connaître sur le bout des doigts ; il fallait y avoir fait les plus grandes parties de cache-cache pour savoir quel passage emprunter, quelle porte éviter.
La salle des Œufs se trouvait dans une aile à l'écart, là où j'avais cessé de me rendre depuis de nombreuses années. Suka n'avait pas tort en disant que lorsqu'on grandissait, des choses perdaient de leur valeur. On changeait, immanquablement ; en mieux ou pas. Les liens changeaient eux aussi.
— Je peux vous y conduire si vous le souhaitez, m'entendis-je dire.
Ses yeux pétillèrent et il m'offrit son bras sans attendre. J'y glissai le mien et coulai un regard vers Luce pour lui faire comprendre qu'elle pouvait aller s'atteler à ses tâches de la journée. Elle hocha la tête et nous laissa partir.
Le Roi Skeik n'était pas très grand, en tout cas il l'était bien moins que Sekhir, ce qui m'évitait de devoir lever la tête pour espérer croiser son regard. Nous avançâmes tranquillement dans les coursives du palais, croisant Dragans et le petit personnel.
Des regards glissèrent sur nous ainsi que quelques commentaires ; tout le monde appréciait un peu de commérage.
— Je suis surpris que vous ne m'ayez pas encore interrogé concernant ma proposition à votre égard, finit-il par lâcher.
— D'aucuns diraient que j'aime éviter mes problèmes.
Son éclat de rire résonna dans le couloir, prenant de l'ampleur avant de s'éloigner, courant ailleurs.
— Votre spontanéité est chose rare, Renfri. J'apprécie les esprits acérés qui peuvent faire montre d'une certaine naïveté.
— Vous me trouvez donc naïve.
— Votre réaction l'autre soir l'était, répondit-il sans méchanceté aucune.
Vraiment ? Je fis la moue. Je m'étais sentie plus lâche que naïve, autant être honnête. Et depuis, je voulais que Maesuka cesse de m'ignorer comme elle le faisait, avec son flegme habituel. N'était-ce pas quelque peu injuste ?
— La famille Dragnir règne sur le Continent depuis la nuit des temps, c'est un fait qui n'échappe à personne et encore moins aux autres Royaumes et Reinaumes.
Tout ça parce que nous étions liés aux premiers Dragons. Tout ça parce que nous étions les premiers Hommes.
— Votre sœur va régner d'ici peu et son consort sera là pour l'épauler et alléger le poids constant qui va de pair avec un tel poste. On peut médire autant qu'on le souhaite sur un tel rang, mais le consort devient le partenaire d'une vie.
Rares étaient les mariages d'amour. Maesuka ne souhaitait pas ça de toute façon, mais quelque part, lors de notre cérémonie, son égo avait pris un coup.
Avait-elle compris que le rang de son futur époux comptait bien peu par rapport à son rang à elle ? Que tenir la couronne appelait à une existence plus solitaire qu'on ne voulait bien le croire ? Même avec notre mère à ses côtés, père restait seul dans l'exercice de son autorité. Je ne souhaitais pas ça ma sœur, mais au fond, c'est ce qu'elle voulait. Ardemment.
Régner. Et chérir son peuple. Elle visait un but. Elle savait où elle allait.
Et moi alors ?
Je ne serais pas seule. Parce que Sekhir serait toujours là.
Vraiment ?
— Vous me voulez donc à vos côtés pour avoir une épaule sur laquelle vous reposer ? Dit ainsi, ce serait presque réjouissant.
— Rares ont été les vrais couples régnant sur notre Continent, Renfri. L'histoire n'en fait pas mention depuis des siècles. C'est triste.
— Vous seriez prêt à laisser la moitié de votre couronne pour votre Reine ?
— Oh, mais je serais prêt à lui donner une couronne en entier.
Je levai les yeux au ciel. Nous arrivâmes enfin devant la salle des Œufs. Les battants, ouverts, nous permirent de distinguer d'emblée les quatre œufs, posés sur d'imposants coussins, ceux-ci mêmes reposant sur de hauts piliers en granit.
La pièce, immense, se trouvait éclairée grâce à d'immenses fenêtres courant du bas du mur jusqu'en haut. Un véritable travail titanesque. Des poutres blanches partaient du plafond pour venir s'apposer contre des piliers, donnant cette impression qu'ils soutenaient la pièce et que sans eux, tout se serait effondré.
Le Roi Skeik me relâcha pour venir s'arrêter devant le premier œuf.
— C'est d'une manufacture incroyable, souffla-t-il. Je ne m'en lasse pas.
Je le laissai s'extasier et mes doigts coururent sur l'œuf du Clan Corindis, là où cette vieille entaille se trouvait encore, bien des années après. C'est ainsi que j'avais découvert la vérité. On ne taillait pas un nouvel œuf à chaque fois ; on réutilisait le précédent. Ça avait brisé une partie de mon rêve et j'avais alors compris que les légendes et les traditions d'autrefois ne revêtaient plus le même poids pour notre peuple. Les Dragons s'éloignaient un peu plus de nos rêves et de nos prières, nous ramenant sur terre. Et je trouvais ça triste. Un sentiment qui m'étreignait encore maintenant sans que je puisse l'expliquer ni même véritablement le comprendre.
Ma main retomba le long de mon flanc et j'exhalai un soupir.
— Qu'est-ce que vous espériez en demandant ma main ?
Il me jeta un coup d'œil :
— Vous épouser peut-être ?
Je fis la moue, dubitative.
— Je ne suis peut-être que la deuxième princesse du Royaume, mais j'ai eu de bons précepteurs, vous savez. Et mon père aime s'étendre sur les jeux politiques.
— Vraiment ? fit-il avec innocence.
Il passa à un autre œuf tranquillement, mains dans le dos, prenant tout son temps, sentant mon regard acéré sur lui.
— Je ne suis pas né Roi, reprit-il après un long moment. Je viens d'une famille de marchands et j'ai été enfant du peuple avant de monter sur le trône.
Je savais l'histoire de la famille Ournea, de la famille du Roi Skeik. Tout le monde sur le Continent savait à quel point ce Roi était aimé et vénéré de son peuple, bien plus encore que leurs Dieux. Et ça, croyez-moi, ça changeait tout.
— Ce qui fait que j'ai peu d'appétence pour de quelconques jeux ou manipulations politiques. Ce qui pourrait me faire paraître pour faible ou naïf. Quitter mon peuple pour devenir le faire-valoir de votre sœur ne m'intéresse pas une seule seconde. En revanche, pouvoir parader à votre bras et faire de vous la femme la plus puissante d'Olea me semble bien plus excitant.
Je soutins son regard jusqu'à ce qu'un raclement de gorge n'attire l'attention du Roi Skeik. Sekhir, appuyé contre le chambranle de la porte, bras croisés, nous observait avec un profond ennui. Depuis quand se tenait-il là ?
— Votre chaperon m'effraie un peu, je dois l'avouer, me glissa le Roi en se penchant vers moi.
— Votre Majesté, dit Sekhir en s'inclinant face au Roi. Votre délégation vous attend dans la cour.
Sa voix, distante, ne laissait rien transparaître. Hormis son détachement pour tout ça peut-être.
— Allons-y alors.
Je jetai un dernier coup d'œil aux œufs et rattrapai les deux hommes en quelques enjambées rapides. Une nouvelle fois, le Roi m'offrit son bras et Sekhir se contenta d'arquer un sourcil moqueur dans ma direction. Je lui tirai la langue sans aucune discrétion et nous prîmes la direction de la cour d'où repartirait la délégation du Royaume d'Olea. La magie courrait sur notre Continent ; elle prenait différentes formes et apparences, servant un dessein entre les mains de ceux sachant la posséder. En Astalos, rares étaient ceux se targuant de maîtriser cet art. Car c'en était un et à bien des égards. Les Elfes restaient les principaux concernés, ainsi que certaines créatures magiques. Des dons des Dragons disaient-on. Pour ma part j'ignorai ce en quoi je croyais, préférant regarder plutôt que prendre part. Sekhir affectait ce même besoin de se tenir éloigné, mal à l'aise quand il s'agissait d'une entité qu'on ne pouvait saisir, sentir, toucher.
Lorsque nous débarquâmes, il y avait déjà pas mal de monde, dont le couple royal d'Astalos ainsi que bon nombre de Dragans. Oncle Vrak se tenait aux côtés de Maesuka et je déplorai l'absence de Layre, le frère de père. Vrak demeurait un homme dur, à l'image de bien des hommes du clan Corindis. Plus jeune, il m'inspirait une terreur sourde, maintenant ? J'avais appris à rester le plus éloignée de lui, à l'inverse de Suka.
Père étrécit les yeux en me voyant au bras du Roi, mais ne dit rien. J'évitai de regarder en direction de mère et encore moins vers Suka. Autant faire profil bas pour l'instant. Le Roi Skeik me salua avec chaleur et s'éloigna pour rejoindre les siens.
— C'est un beau parleur, souffla Sekhir, à mes côtés.
— Tu devrais en prendre de la graine alors, répliquai-je.
Son sourire me fit lever les yeux au ciel et mes yeux captèrent le moment où deux Typicamps surgirent de la fontaine, fendant la surface pour stagner un instant à la surface, créatures aussi mignonnes que belles. Leur corps possédait quatre pattes et un long coup où venait une tête au minois adorable. Leurs longues oreilles se perdaient parmi des antennes courant de leur haut front jusqu'à l'arrière de leur crâne. Une longue queue venait parfaire ce corps pas plus grand qu'une main d'homme. Aucun os, juste de l'eau. Je n'avais encore jamais eu l'occasion d'en toucher un pour voir ce que ça faisait de tenir une telle créature entre ses doigts.
Voilà des êtres qui pouvaient utiliser la magie. Dans leur corps circulait un mince flux, suffisant toutefois pour qu'ils le modèlent selon les besoins. Des paroles furent échangées entre les deux souverains.
— Ton avis sur lui ? soufflai-je à Sekhir.
Je ne quittai pas les Typicamps des yeux, trop subjuguée par leur danse, leur façon de se mouvoir en dehors de l'eau.
— Aucun.
Je lui donnai un coup de coude qu'il n'esquiva pas.
— Dois-je t'ordonner d'être franc, Dragan ? grommelai-je.
— On raconte qu'ils jettent leur enfant dans l'océan. Ceux qui en sortent ont la bénédiction de leurs Dieux. Mon avis là-dessus ?
— Je ne te demande pas de juger leur religion, quelle qu'elle soit.
Même s'il n'avait pas tort...
— C'est un bon souverain. Aimé de ses sujets. C'est un enfant du peuple, donc c'est logique. On raconte qu'il mène des actions très dures envers les pirates de son Royaume, du moins publiquement, mais que dans l'ombre, ils les utiliseraient pour quelques profits.
C'est ça que j'aimais chez Sekhir ; il ne s'arrêtait pas aux frontières d'Astalos et cherchait à tout savoir des pays voisins. Rien ne lui échappait ; il prêtait même une grande attention aux bruits de couloir. Il jugeait ce qui était vrai de ce qui ne l'était pas. Son esprit tactique se voulait aussi acéré que sa capacité à tout analyser.
— Il serait incapable de te canaliser, ajouta-t-il pour finir.
J'avais eu le droit à tout aujourd'hui ; naïve et impossible à gérer. Une journée pouvait-elle mieux commencer ?
— Je ne veux pas d'un époux qui me contrôlerait, répliquai-je.
— Je sais.
Je coulai un regard dans sa direction, mais il n'alla pas plus loin. Je craignais le jour où Sekhir ne serait plus à mes côtés. Je le craignais encore plus que d'être séparé de ma sœur, de ma famille, ce qui en disait long.
Le portail magique détourna mon attention de ces drôles de pensées et j'observai les hommes et femmes d'Olea le traverser les uns derrière les autres. L'eau tourbillonnante les engloutit sans les mouiller et dès lors qu'ils disparaissaient de ma vue, c'est qu'ils étaient de retour chez eux, à l'autre bout du Continent. Ainsi, très rapidement, la cour ne porta plus aucune trace des couleurs d'Olea et les Dragans se dispersèrent telles des ombres, rapides et mouvantes. J'allai m'avancer vers Suka, mais père m'appela. Sekhir m'emboita le pas et père attendit qu'il ne reste que nous trois dans la cour pour me faire signe de le suivre. Sekhir resterait à bonne distance tant que le Roi ne lui dirait pas d'approcher ou de simplement partir. Une routine pour nous.
Père tapota ses poches à la recherche de sa pipe en bois et bientôt, un mince filet de fumée aromatisée s'en échappa. Ça ne me piquait plus le nez ni les yeux depuis des années et j'avais même appris à apprécier l'odeur.
Je savais que ce n'était pas une addiction, mais bien curatif. Ça l'aidait à gérer ses douleurs liées à ses problèmes respiratoires. Lignée Dragnir ou pas, notre père souffrait d'un mal qui le ferait mourir plus vite. Je guettai ce jour en y étant forcée, poussée par une peur rationnelle et tangible. Les Généraux étaient au courant eux aussi et nous étions donc dans l'attente forcée, sachant très bien que notre Royaume serait entre de bonnes mains ; une Dragnir reprenait le flambeau. Et Maesuka était aimé de notre peuple ; elle incarnant une nouvelle ère, un changement en approche. Mais aussi le lent déclin de nos traditions, parce qu'elle ne croyait pas en tout ça et que globalement, très peu y prêtait encore foi. J'ignorai ce qu'il en était de père. Le monde changeait au rythme des saisons, transformant les mentalités, nous amenant plus loin encore, nous éloignant de nos racines.
— Cette cérémonie aura été forte en émotions.
Nous empruntâmes un chemin de pierre en direction des jardins de la Reine.
— J'imagine que la tienne au même âge a été tout autre.
Il rit et retint une vieille toux tenace.
— N'en crois rien. J'ai vu un défilé incroyable de jeunes femmes prêtes à s'asseoir à mes côtés, mais ta mère avait déjà supplanté tout le monde dans mon cœur.
Ce souvenir l'amena loin de moi un long instant, son regard perdu au loin.
— J'ai été heureux de pouvoir faire un mariage d'amour, dit-il. Et de devenir le père de deux magnifiques filles. Mais toi comme moi savons que ta sœur ne considère pas l'amour comme une force, comme un besoin pour régner. Peut-être n'a-t-elle pas complètement tort. Elle voit plus loin que mes yeux ne le peuvent.
Elle visait au-delà du Continent, assoiffée de connaître ce qui se cachait au loin. Bien au-delà de l'océan et d'une étendue infinie. Y avait-il seulement quelque chose ?
— Les rancœurs couvent autour de nous, Renfri. D'étranges prêtes prêchent une parole corrompue dans le désert d'Israkt, le Haut-Maître de Kagy souhaite étendre son royaume et son étrange guilde d'assassins. Personne n'est autorisé à entrer en Nefen depuis presque vingt années et nous ignorons donc tout de ce qui se joue là-bas. Les Elfes restent cachés dans leur belle forêt et en Olea, on se murmure qu'une conspiration couve pour remettre l'héritière Podeon sur ce trône qui lui reviendrait de droit. La division règne sur Zharroh. Le pouvoir des uns et des autres faiblit ou au contraire monte en puissance. Et les Dragnir dans tout cela ?
Je connaissais ses histoires sans avoir jamais mis les pieds dans aucune des régions mentionnées par mon père. Je lisais des livres, écoutais mes précepteurs, mais ne voyais que les limites d'Astalos, celles qui composaient mon existence.
À quoi ressemblait la forêt des Elfes ? Et le désert d'Israkt ? Comment une ville entière pouvait-elle tenir sur l'eau ?
— Les alliances de demain feront la future histoire de notre Continent, mais aussi de notre peuple. Je ne crois pas au pouvoir des armes et à la domination par la guerre. Mais je crois que notre monde a besoin de se souvenir de notre passé. J'aimerais que ta sœur prête foi à notre histoire, aux premiers Œufs-Vie. Comme toi tu le fais.
Il s'arrêta pour me regarder.
— Vous êtes nées en même temps, mais comme pour chacun d'entre nous, vos destins ne se ressembleront pas. Le chemin qu'elle emprunte en ce moment même n'est pas pour toi.
— Où que j'aille je resterais son alliée, dis-je.
— Cette décision appartient à toi et à toi seule.
— Pas tout à fait, soupirai-je. C'est toi qui vas décider en grande partie de mon destin ; toi qui vas choisir auprès de qui je passerai le reste de ma vie.
Il me fit face et soudain, je me sentis toute petite, redevenue une enfant qui apprenait encore à tenir sur ses jambes, craignant de tomber à chaque instant.
— C'est un devoir de père que je prends très au sérieux, asséna-t-il d'une voix lourde et forte. Pour autant je sais qu'où que tu ailles, tu seras la seule dépositaire de ta propre vie. Personne ne te fera plus jamais ployer, personne ne pourra jamais décider à ta place. Et tu ne seras jamais seule, Renfri. Tu ne dois pas l'être. Tu es tellement, tellement plus que–
Il sembla se reprendre, reprenant le pas sur des émotions trop vives. Ses mains prirent mes joues en coupe.
— Un jour viendra où tu partiras. Un jour viendra où tu devras t'entourer d'autres personnes, mais pour l'heure, n'aie confiance qu'en Sekhir, car lorsqu'il tu auras la sensation d'être seule, il sera là. C'est un serment prêté le jour de ta naissance, alors que lui-même n'était qu'un enfant. Personne n'a le pouvoir de briser ce genre de serment, qu'on soit homme ou souverain.
* * *
Je refermai les boutons de mon col et nouai mes cheveux en un chignon serré. Juste le temps de me baisser pour ramasser mon fourreau que des mèches s'échappèrent, venant chatouiller mes joues et mon front. Je soufflai dessus, agacée et jetai un coup d'œil à la porte entrouverte. Aucun bruit ne me parvint, ce qui en soit n'était pas surprenant, mais depuis le début de soirée, je me sentais quelque peu agitée. Ma discussion avec père tournoyait dans mes pensées, comme une promesse des changements à venir. Je glissai le cadeau de Sekhir dans le fourreau à ma cuisse et laissai la broche sur mon oreiller. Je tapai le bout de mes bottes contre le sol de pierre et me mit en mouvement pour retrouver Maesuka.
À cette heure, le crépuscule venait lécher Archdragon, parant l'immense flamme d'éclats moirés impossible à rater. Une lumière surnaturelle baignait tout le palais et les ombres jouaient avec la lumière dans une danse étrange. Mes doigts ne cessaient de revenir sur la garde de ma dague, l'effleurant pour me rassurer. Je laissai mon regard couler autour de moi, ne trouvant trace de personne. Le soir, les patrouilles à l'intérieur du palais se faisaient moins nombreuses, bien moins importantes, mais je savais de la bouche de Sekhir qu'une toute nouvelle garde avait été mise en place avec un parcours défini en accord avec le Roi. Je ne voyais que ma propre ombre, je n'entendais que mon propre souffle. Peut-être que tout le monde était allé guetter le retour de Layre, revenu des frontières du Nord. Il était attendu depuis plusieurs heures déjà et je pouvais comprendre l'impatience des soldats ; notre deuxième oncle faisait partie de l'élite des combattants en Astalos, un maître d'armes impitoyable, mais excellent professeur. J'aimais cet homme et le considérait presque comme un deuxième père. J'avais donc moi aussi hâte à son retour, mais pour l'heure, je voulais simplement parler à Suka pour régler cette histoire de prétendants.
Une fois dans l'aile de l'Astre-Céleste, en mémoire au Dragon Céleste descendu sur notre Terre, des murmures me parvinrent et j'en fus quelque peu soulagé, ayant alors l'impression d'être la seule âme qui vive dans tout Archdragon.
— ... je suis sûre de moi !
— Je ne doute en aucun cas de toi, bien au contraire. Mais il n'est plus temps de faire montre de compassion. C'est cette nuit qu'Archdragon s'embrasera. C'est le moment pour toi de reculer.
— Et de subir mon destin ?!
Je m'arrêtai devant les battants entrouverts de la pièce. Il n'était pas rare de trouver Suka et Vrak ensemble. Notre oncle faisait partie de ces hommes instruits nous ayant éduqués. Ou plutôt tenté en ce qui me concernait.
— Suka ?
Je repoussai l'un des battants et ma sœur se tourna dans ma direction, les bras croisés contre sa poitrine.
— Tu n'es pas allé accueillir oncle Layre ?
— Je voulais te voir avant, avouai-je avec un pauvre sourire.
Qu'elle me rendit avec tendresse.
— Je vais vous laisser, dit Vrak en posant ses doigts sur le bras de Suka en un soutien silencieux que je ne compris pas vraiment.
Lorsqu'il passa à côté de moi, son regard perdit toute chaleur et me fit froid dans le dos. Je frissonnai et n'eus pas le temps d'ouvrir la bouche que Suka me serrait entre ses bras.
Son odeur me submergea, un mélange familier et à la fois lointain. Je lui rendis son étreinte, trop contente qu'elle fasse le premier pas.
— Je suis désolée, dit-elle, sa voix assourdie. Je me suis comportée comme une véritable gamine !
Ses doigts saisirent les miens et elle me tira à sa suite. Nous nous installâmes sur la banquette pleine de coussins, si agréable qu'il était dur de se relever après coup. Une collation nous y attendait, comme à notre habitude.
— Je suis allée voir père comme une furie, reprit-elle. Et c'est Sekhir lui-même qui a dû me faire la leçon !
Elle leva les yeux au ciel et gonfla ses joues à la manière d'une enfant.
— Vraiment ? Il ne m'en a rien dit.
— Parce qu'il te dit tout peut-être ? Même s'il est ton ami, ça reste ton garde. Il se doit de maintenir une certaine distance entre vous deux.
Je haussai les épaules. Je n'aimais pas parler de Sekhir avec Maesuka, pas plus que de cette dernière avec lui. Ils se détestaient. Et pas cordialement, ah ça non !
— J'ai eu peur que tu m'en veuilles, murmurai-je.
— J'ai été jalouse, soupira-t-elle en se rencognant contre le dossier de la banquette. Un Roi et LE prince Elfe te veulent comme épouse, ce n'est pas une mince affaire tout de même.
Je rougis, plongeant le nez vers mes mains.
— Je n'étais pas prête.
— Peut-on l'être lorsqu'il s'agit de mariage et de partir de chez soi ? Nous ne pourrons demeurer au même endroit pour toujours. Et je sais que ce sera forcément plus douloureux pour toi.
Je voyais ça comme une grande aventure, comme un moyen d'enfin découvrir le monde, même s'il ne se résumait qu'à notre Continent. Partir ne signifiait que de pouvoir retrouver son chez-soi au moment où on le voulait.
Suka se pencha en avant pour nous servir une tasse de thé et j'écoutai son badinage, contente de voir qu'elle n'était ni fâchée ni frustrée.
— Je donnerais tout pour voir la belle Vaeliss, souffla ma sœur, me tendant ma tasse.
Il s'agissait de la forêt d'Etela, là où en son cœur se trouvait la Cité-Mère Etyl.
— Le Prince Meltheas sera un Elfide de premier ordre ; une beauté sans comparaison aucune.
— Qu'as-tu pensé du Roi Skeik ?
— Un sacré personnage ! Il y avait une certaine alchimie entre vous ; peut-être parce que vous êtes tous deux des têtes brûlées.
Je ris et elle aussi.
— Tu t'épanouirais en bordure d'océan. Tout comme tu serais heureuse chez les Elfes. J'ignore quelle décision prendra père.
Je haussai les épaules.
— Je crois que son choix est déjà fait. Je n'ai pas osé le lui demander.
— Effet de surprise, hein ?
Je souris et bus une longue gorgée de thé. Le goût me semblait étrange, plus amer que d'habitude. Je connaissais cette saveur dérangeante. Oui, je...
Ma tasse heurta le sol et quand je ne vis personne accourir pour ramasser les dégâts, je sus que quelque chose clochait.
Que tout ça n'était pas normal.
Je tentai de me redresser et Suka vint m'aider.
— Il faut...
Ma bouche, pâteuse, m'empêchait de produire des mots, des sons cohérents.
— Renfri ?
— Il y a un... pro... les Dragans... où sont les Dragans ?
Sekhir.
Bouger. Il fallait que nous... Je vis flou.
Bon sang.
BON SANG !
Le thé... le thé, il était...
— Empoisonné.
...Fri...
Ren...
... Fri...
Princesse. Princesse.
RENFRI !
Mon corps se redressa et le silence, assourdissant, me happa. J'étais seule, les coussins étalés sous mon corps, les lourds battants refermés.
Plus aucune trace de Maesuka.
J'observai la théière et ma tasse, dont les éclats se trouvaient encore contre la pierre lisse du sol. J'envoyai voler le capuchon et reniflai. Des feuilles d'Ogars. Un puissant somnifère. Selon les doses, vous pouviez même plonger quelqu'un dans un profond coma.
Suka. Où était Suka ? Je chancelai une fois sur mes deux jambes et dus prendre quelques secondes pour tenir droite, sans risquer de tomber à chaque mouvement.
Quelqu'un avait voulu nous endormir, Suka et moi. Qui ? Il fallait que je trouve... il fallait que je trouve Sekhir. Pas dans une heure, mais maintenant.
D'une main tremblante, je réussis à repousser la porte et me retrouvai dans le couloir. Je sentis mon corps partir en avant, mais du mouvement à la périphérie de mon champ de vision m'apprit que je n'étais pas seule. Un Dragan.
Il me rattrapa et ne bougea plus.
Son souffle se coupa et j'aurais presque pu l'entendre cogiter. Je ne lui laissai pas le temps d'en faire plus et mon coude s'écrasa contre sa trachée. Il s'effondra et je me mis à courir, ne comprenant pas... ne comprenant pas ce qui se passait ! Cet homme, je le connaissais, ce n'était pas un étranger, il faisait partie des Dragans, mais de ceux d'oncle Vrak. Pas ceux censés être en poste dans Archdragon.
Sekhir.
Sekhir.
TROUVE SEKHIR !
Mon souffle se mit à siffler et ma cage thoracique à me brûler. La peur m'ôtait tout bon sens, et empressée, j'agissais dans la précipitation. Je tournai dans un couloir et faillis heurter un groupe en faction. Ils froncèrent les sourcils en me voyant et se jetèrent un coup d'œil, cherchant une réponse les uns chez les autres.
Où étaient les hommes de d'habitude ?
Où était Maesuka ?
Père et mère ?
Où était Sekhir ?
— Princesse ? Tout va bien ? demanda le plus jeune d'entre eux.
— Je ne... je...
Il semblait perplexe quand les autres portaient les mains à leur épée. Je secouai la tête en reculant.
— S'il vous plaît, implorai-je. S'il vous plait...
Je regardai le plus jeune. Lui et seulement lui. Il sembla comprendre, mais trop tard. L'un des gardes le poignarda par-derrière quand les deux autres cherchèrent à m'attraper.
Je rêvai. Tout ça, tout ça, ça ne pouvait pas être réels. Non. Non.
— NON !
Le Dragan traîna Luce en dehors de mes appartements, Vrak attendant tranquillement, son pied tapant contre la pierre. Il releva la tête en me voyant surgir et un sourire étrange étira ses lèvres.
— Je lui avais dit que ça ne fonctionnerait pas.
Il secoua la tête, embêté.
— Qu'est-ce que vous... Hé ! lâchez-là ! hurlai-je au Dragan agrippé aux cheveux de mon amie.
— Tu aurais dû dormir tranquillement pendant quelque temps, princesse. C'est vraiment... regrettable.
Il renifla, saisit une lame courte à la ceinture du Dragan et sans me laisser le temps de comprendre, poignarda Luce en pleine poitrine.
Le temps se suspendit.
Le monde vibra et trembla. Mon monde.
Mes certitudes. Le rire de Luce, ses remontrances. Tout. Tout vola en éclats pour s'éparpiller.
Pas elle. Pas Luce.
Pas Luce.
Une fleur de sang fleurit sur sa tunique. Elle toussa, s'accrocha à mes yeux. Ne me lâcha pas.
Non. Non. Pas elle. Pas elle. Pas comme ça. Pas... pas... non. Non, non, non, non !!!!
J'agrippai la dague de Sekhir et fondit sur Vrak en hurlant. Trop surpris, il n'eut pas le temps de protéger son visage, ma lame se ficha dans la chair tendre de sa joue, le bout heurtant ses dents. Des mains tirèrent sur mes cheveux et je fus balancé au sol sans ménagement. Mes os craquèrent et je n'attendis pas de me faire acculer pour détaler.
— ATTRAPEZ-LA ! hurla Vrak donc la colère voilait sa voix.
J'ignorai où j'allais. Mon ombre courrait sur le mur et ma respiration brûlait ma gorge.
Sekhir.
« S'il se passe quoi que ce soit, trouve-moi. Trouve-moi. »
Le son caractéristique d'un Bolas siffla à mes oreilles et mon menton heurta durement le sol en même temps que l'arme s'enroulait autour de mes chevilles. Les larmes brouillaient ma vue et la panique s'enroulait le long de mon corps, me rendant incapable de me relever, de me défendre.
Des ombres autour de moi, des présences.
— SEKHIR !!!!
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