Chapitre 4
Je sors du château sans qu'on tente de me retenir et traverse le grand parking situé juste derrière l'une des toures immenses. Toutes les voitures se ressemblent : noires, de grosses cylindrées, luxueuses et rutilantes. La nôtre ne fait pas exception, mais je la trouve assez facilement parce Ty' a décidé de se garer près d'un grand buisson en fleurs taillé en forme d'hippocampes.
Tyron sursaute lorsque j'ouvre la portière arrière pour me jeter sur la banquette. Il ne s'attendait pas à ce que je déboule comme une dingue, puisqu'il devait venir me récupérer devant le château avec Thétis et ma mère dans plusieurs heures.
— Relax, Ty', ce n'est que moi.
L'homme soupire de soulagement en reportant son attention sur son téléphone. En tendant la tête, je remarque qu'il joue à une application que je lui ai conseillée, la semaine, dernière. Si ma mère le choppait aussi peu professionnel, il se prendrait le savon du siècle. Cela dit, il y a peu de chance qu'elle débarque ici, contrairement à moi.
— Tu ne t'amuses pas, Phita ? me demande-t-il en me lançant un coup d'œil à travers le rétro intérieur.
— Non, c'est chiant à mourir. Toujours aucun drame à l'horizon pour pimenter la soirée. Enfin, sauf si on exclut la droite que j'ai retournée à une nana.
Mon reflet trahit un peu trop de fierté.
— Qui ?
— Mérédith Ashford.
Il ricane en passant une main dans ses cheveux cendrés déjà en bataille.
— Ah, la fameuse... tu es là parce que tu t'es fait choper et on t'a viré du bal ?
— Même pas ! Je voulais juste m'éloigner un peu de toute cette agitation. Depuis que le prince a débarqué, les filles sont toutes comme ça : oooooooh par tous les dieux, il est trop beauuuuuu. Sauf Thétis. Enfin, je crois. J'espère qu'elle garde un peu de dignité. Si ma mère arrive, préviens-moi, OK ?
— Ça roule.
Je m'allonge sur la banquette arrière, bien décidée à piquer un somme pour faire passer le temps plus vite. Avant, j'ai besoin d'éclaircir un point important.
— Ty', faut que je te demande un truc.
Je croise son regard curieux lorsqu'il pivote dans ma direction. Physiquement, il ressemble à un humain normal dans la trentaine, à la pâleur un peu excessive. En vérité, il est mort. Je m'explique : trente ans plus tôt, il a péri dans un accident de voiture. D'après les infos que j'ai pu glaner auprès de la sécurité et de Tyron lui-même, il a passé un pacte avec Hadès dans les enfers pour être ramené à la vie. Ensuite, il est resté un bout de temps auprès du Roi des morts, avant de rouler sa bosse en solitaire et de décider de profiter de sa vie. Ou de sa mort. J'ignore comment qualifier la situation.
À présent, il bosse pour ma famille depuis une poignée d'années, déjà. Il fait partie des membres du personnel les plus sympas.
— Je viens d'entendre une rumeur intéressante, tu pourras peut-être me la confirmer. On raconte qu'Hadès et Perséphone ont disparu.
— Quoi ? s'étonne-t-il.
— Tu rends visite au dieu des macchabées de temps à autre, non ? Je me suis dit que tu savais quelque chose à ce sujet. Juré, ça restera entre nous.
Visiblement, je me suis trompée. Tyron secoue la tête, sincèrement très surpris, et reporte son attention sur son téléphone. Il a baissé le son du jeu depuis que je suis entrée dans la voiture.
— Je ne crois pas que ce soit vrai. Excuse-moi, je ne peux te donner aucune info intéressante.
— Pour un mec qui a été biker, ta politesse m'étonne à chaque fois. Détends-toi, un peu vieux, ce n'est que moi.
Il rit, mais ne répond pas. J'en profite pour fermer les paupières et me détendre avant de retourner au cœur de l'arène, en compagnie des lions.
— Le Prince a choisi sa prétendante ? demande-t-il en préférant changer de sujet.
— Pas encore. Ce serait bien qu'il se dépêche, histoire qu'on puisse rentrer que je me glisse dans mon lit. En plus, c'est le soir de mon masque concombre-avocat. J'ai dû faire une sacrée concession.
— Comme l'est ta présence, c'est ça ?
— Bon, Ok, admets-je, j'ai fait plusieurs concessions, ce qui me rend encore meilleure, à mon sens. Au fait, devine qui a pointé son trident à la petite fête ?
Puisqu'il ne répond pas, je lance :
— Poséidon. Tu y crois, toi ? Il est venu incognito, je suis sûre que personne ne l'a remarqué. Faut un sacré pouvoir pour passer inaperçu quand tu es un Roi, je trouve.
Je songe à notre danse, à ses mains dans mon dos, à la facilité avec laquelle il me faisait virevolter, à ses yeux rieurs, à son sourire en coin. Poséidon.
Par tous les dieux (sauf lui) c'est fou !
Je ne pensais pas qu'il ressemblait à cela. En apparence, il est aussi jeune que moi. Il avoisine les vingt ans, pourtant j'ai aperçu l'éternité dans ses yeux. Comme la porte d'un manoir récent ouverte sur une pièce poussiéreuse. C'était étrange comme sensation, si peu naturelle. On raconte que les divinités les plus puissantes peuvent changer d'apparence.
— Ben ça alors, grogne Ty'. Qu'est-ce qu'il fichait ici ?
— Je suppose qu'il voulait assister au choix du Prince. Ou manger à l'œil ? Les Rois de l'Olympe sont connus pour aimer ce genre de fêtes, non ?
— C'est relatif, Hadès est plutôt du genre à éviter le gratin. Tu l'avais déjà rencontré auparavant ?
— Hadès ?
— Non, Poséidon.
Je l'entends se tourner vers moi, j'en profite pour secouer la tête en signe de négation.
— Comment tu sais que c'est lui, alors ? Il te l'a dit ?
— Ouais, mens-je honteusement. J'ai dansé avec, on a papoté. Surtout, tu n'en parles à personne, pas même à ta patronne.
— Évidemment.
J'ouvre un œil pour constater qu'il s'est replongé dans son jeu mobile, et j'en profite pour cogiter un peu. Peu à peu, la musique discrète de son jeu me conduit droit dans les bras de Morphée. C'est lorsque la portière s'ouvre à la volée que je me redresse en sursaut, la nuque endolorie par ma position.
— Tu es ici ! s'exclame ma mère. On t'a cherché partout, enfin.
Sans répondre, je m'assois en appuyant le dos contre la banquette. La lumière du jour illumine l'habitacle, j'en déduis que la mascarade est terminée. Ty est sorti de la voiture pour aider ma mère et ma sœur à y monter. Il se glisse derrière le volant lorsque tout le monde a regagné son siège. J'examine l'expression de ma sœur, mais elle reste soigneusement impassible. Presque figée dans la pierre.
— Méduse a encore frappée ? plaisanté-je pour détendre un peu l'atmosphère.
Elle ignore ma vanne. Mauvais signe. Je grimace en concluant qu'elle n'a pas été choisie par le Prince. La voiture repart déjà, laissant le magnifique château derrière nous. Le besoin de la réconforter m'oblige à briser le silence tendu :
— Vous étiez cinquante, le nombre de prétendantes n'a pas joué en ta faveur. Qui a été choisi ?
— Mérédith Ashford, répond ma mère de fort méchante humeur.
— Putain de merde !
Mon hurlement doit atteindre le Canada, au moins. Ty' appuie sur la pédale de frein et seules nos ceintures bouclées nous sauvent la vie.
— Ne crie pas ainsi ! s'insurge ma mère. Tu es folle ? Et surveille ton langage, tu es une dame !
Je suis trop occupée à avaler la pilule pour me soucier de ses paroles. Des larmes noient peu à peu les yeux de Thétis. Elle tente de les dissimuler en regardant dehors, sauf que les perles salées accrochent la lumière du jour. Mon cœur se fend. J'aime ma frangine au point où la voir dans cet état me file des envies de meurtre. Je regrette de ne pas m'être tenue auprès d'elle quand cet abruti de Prince à choisi cette garce de première.
— Comment c'est possible ? Je lui ai pété le nez à cette mégère !
— Quoi ? s'indigne ma génitrice. C'était donc toi ?
— Fais demi-tour Ty', je vais la finir à coups de pelle !
Personne ne m'écoute, évidemment. Ma génitrice continue de s'insurger sur mon énième accès de violence. Je prends la main de Thétis pour lui montrer que je suis là. Que si elle veut insulter Mérédith, elle peut, on comprendrait tous. Mais elle garde le silence une très grande partie de la route. Même si elle l'avait voulu, elle n'aurait pas pu en placer une à cause des nombreux savons que me passe ma mère. J'ai arrêté de l'écouter au milieu du premier, alors j'ignore de quoi il retourne.
C'est lorsque le silence tombe sur l'habitacle que Thétis intervient :
— C'est justement parce qu'elle pleurait qu'elle a attiré l'attention du Prince.
Une vague de remords me submerge. La culpabilité me file la nausée. Ce sentiment ne m'étreint pas très souvent, pour être honnête.
— Je croyais qu'il cherchait une fille de caractère, pas une pleurnicheuse.
Elle hausse les épaules en reniflant, le visage toujours tourné vers sa vitre.
— Peu importe, de toute façon.
— Nous te trouverons un mari convenable, lance ma mère.
Entendez par là : plein aux as et à la génétique avantageuse. Pour ce dernier point, le prince n'était franchement pas folichon.
N'est-ce pas ?
— Ou alors, rétorqué-je en trouvant le moment opportun pour dispenser ma façon de penser, tu tomberas amoureuse et là, tu pourras envisager le mariage.
Thétis ne répond pas. Ni pendant le reste du voyage ni les deux jours suivant sa mésaventure. Je tente de la sortir de sa chambre à de nombreuses reprises, mais elle s'y enferme et décide même d'y prendre ses repas.
Le troisième jour, alors que je me rends à mon cours quotidien d'arts martiaux gentiment octroyé par Xander, je constate qu'elle a remis le nez dehors. Elle est assise sur des rochers, près d'un de nos nombreux étends. En tant que Néréide, nous tirons notre force de l'eau. Généralement, se tenir proche de cet élément nous suffit à guérir de petites blessures ou a retrouvé le moral. Je suis contente qu'elle ait suivi mon conseil de tenir compagnie aux poissons. Je m'installe en tailleur à côté d'elle.
— Je peux insulter qui tu sais de gros con ou c'est trop tôt ?
D'une vois étrangement égale, elle répond :
— Tu peux.
— OK, alors ce gros con ne te mérite pas, de toute façon. Non, mais tu l'as vu ? Et tu l'as entendu ? Vos enfants auraient été tous petits et ils auraient parlé comme çaaaaaaaaa.
Mon imitation lui tire au moins un sourire.
— Si je me souviens bien, Mace n'est pas très grand non plus, remarque-t-elle.
Ah, c'est de bonne guerre.
— Mais mon ex ne s'exprimait pas de cette façoooooon, siiinon tu imaaaagines ? Je me serais pendue.
À mon grand soulagement, elle sourit franchement.
— Donc, on est d'accord que la taille ne compte pas ? reprend-elle.
— On parle du garçon en lui-même ou de sa...
— Phita.
— Non, tu as raison, ça ne compte pas. Je ne pouvais pas le critiquer sur ses cheveux, ils ont la même teinte que les tiens. Tu veux que j'aille noyer Mérédith ?
Elle se lève et j'en fais autant.
— J'ai besoin d'aller nager, me répond-elle. On se voit au dîner, ce soir.
Au moins, ça signifie qu'elle compte manger avec ma mère et moi. Sa présence aux repas me manquait. Ma génitrice a profité de son absence pour critiquer ma vie sociale et amoureuse à chacun d'eux. J'ai eu droit à des discours du genre : Phita, il est temps de te faire des amis dans la haute société. Le fils du Duc Océan vient de se séparer de la duchesse, son cœur est à nouveau à prendre. On devrait planifier une rencontre blablabla...
Elle sait très bien que ses plans ne fonctionnent pas sur moi. Si elle essaie de me caser avec un type que je n'apprécie pas, je risque la réputation de ma famille rien qu'en ouvrant la bouche. Je me doute qu'elle ne prendra pas le risque. Et puis, j'ai des amis. Certes, ils font partie des employés de la maison, mais je peux facilement discuter avec eux de temps à autre. Quant à un homme dans ma vie, je n'en ai pas besoin. Je ne compte pas me caser comme les autres Néréides et vivre aux crochets d'un type pour lequel je ne ressentirais rien.
Thétis s'éloigne en direction du manoir pour défouler ses nerfs dans notre immense piscine. Comme toutes les Néréides dignes de ce nom, elle trouve le réconfort dans l'eau. Moi, je dois avoir les gènes d'une pierre, parce que je coule. Sans rire, ma mère a payé un tas de maîtres-nageurs pour m'apprendre ce qu'une femme de mon espèce sait faire avant même de marcher. Rien à faire. Personne ne sait pourquoi les eaux m'entraînent vers le fond dès que je m'y mets un pied. J'évite donc les soirées sur les plages, les bains de minuits et autres joyeusetés de ce genre.
Raison pour laquelle je n'ai aucune amie de mon espèce. Je ne veux pas qu'on apprenne mon « handicape ».
Je décide moi aussi de me détendre en prenant part à une de mes activités préférées : le combat rapproché. Xander, chef de la garde du manoir, me file des cours de temps à autre. Grâce à lui, j'ai développé mon endurance et ma musculature. Je connais des prises capables de briser un os. Je me rends donc dans l'aile réservée aux douze gardes. Ils s'y entrainent, y mangent, y dorment quand ils n'effectuent pas de rondes minutieuses nuit et jour.
Je traverse le manoir jusqu'à entrer dans une large pièce aux murs couverts d'écrans de surveillance et de consoles avec plein de boutons. Au milieu, une large table contient de la paperasse et Xander est penché dessus, le visage dissimulé par ses cheveux roux. Erina et Clyde, deux gardes que j'apprécie beaucoup discutent en se jetant des coquilles de cacahuètes.
— Salut, la compagnie ! lancé-je.
Aucun n'est surpris de me voir, puisque chaque pièce de la maison est surveillée par une caméra. Enfin, presque toutes les pièces : les chambres et les pièces intimes ne le sont pas.
— Phita, tique Clyde en évitant les projectiles de sa collègue, dis à Erina que je saurais la ravir lors d'un rencard.
— Ne me mêle pas à ça, elle a failli me casser le bras la dernière fois que je t'ai défendu, me marré-je.
— Eh ! C'était un accident. Tu voulais que je te montre toutes les manières d'effectuer une clef pour immobiliser un adversaire. Je l'ai fait. J'adore ton tee-shirt.
— Merci. Quoi de neuf, Xander ?
Il lève enfin les yeux sur moi avec un regard particulièrement vigilant. Il arbore toujours cette expression en service. Pendant que les deux autres gardes s'envoient d'autres pics, je m'approche de lui. D'un mouvement vif, il réunit les feuilles en un paquet qu'il retourne pour me le dissimuler. Il bosse pour ma mère depuis plus de dix ans. Je l'ai déjà vu se battre, enguirlander ses gardes, botter les fesses de jeunes du village qui tentaient d'escalader le mur d'enceinte, s'entraîner, courir, faire la misère à ses équipiers, mais jamais sourire. Pourtant, j'ai déjà essayé de briser son armure, sans succès. Sans être désagréable, il reste toujours très pro.
— J'ai un contre temps, je ne pourrais pas t'entraîner après mon service. Dame Néris a une visite importante, ce soir, on est tous réquisitionné.
C'est comme ça qu'il appelle ma mère. Je grimace en devinant de quoi il s'agit. Si elle ne m'en a pas parlé, ça signifie que c'est l'une de ces soirées interminables avec la haute. Je vais être forcée d'assister à un dîner barbant avant de m'esquiver dans ma chambre.
— Qui est l'invité d'honneur ?
— Demande à ta mère.
Il ordonne à Erina et Clyde de reprendre leur sérieux. La seconde d'après, j'ai affaire à trois soldats surentraînés qui possèdent du sang de demi-dieu dans les veines. Sans appartenir à la clique des Olympiens, ils se défendent vraiment bien dans ce monde. Ils quittent la pièce et je leur emboite le pas. Xander distribue des ordres, y compris aux gardes qu'on croise sur notre route. Les autres s'éparpillent pour remplir diverses missions. J'en profite pour me placer à la hauteur du chef.
— Ce sera dangereux, ce soir ?
— Ça pourrait l'être...
— Comme chaque évènement réunissant du monde, finis-je à sa place, je sais. Mais je veux dire : est-ce qu'il pourrait réellement arriver quelque chose de grave ? Je pourrais être utile.
Il accélère dans un long couloir du rez-de-chaussée.
— Tu fais partie de celles qu'on doit protéger, me fait-il remarquer très justement, alors tu vas assister à cette soirée et ne pas interférer dans mes affaires. Je dois voir ta mère pour les derniers détails.
Il bifurque dans un grand salon bleu où sa patronne prend le café avec deux amies Néréides. Je les entends glousser. Je m'esquive en passant devant la porte avant qu'elle me remarque. Par chance, elle ne m'interpelle pas. Le personnel de maison s'affaire à nettoyer et décorer les pièces de la maison. Il règne une agitation palpable qui m'avait échappé jusqu'à maintenant. Je suis toujours la dernière au courant, de toute façon.
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