Trois rencontres
Le corps administratif prit place dans la salle et dans un froissement presque animal de dossiers, la tenue austère et l'air digne. Autour d'une table de verre renforcé en forme d'anneau, on désigna une chaise au Wau; ce qui était un peu ridicule, étant donné que son Armure, même si elle lui donnait l'air d'un svelte géant, n'était pas proportionnée au mobilier. Son IA évalua que la chaise pourrait résister à ses huit cent kilos de poids et il s'exécuta, devant s'allonger quelque peu pour se tenir à la table.
Une femme aux cheveux courts prit la parole :
« L'Ordre Wau nous a envoyé un ambassadeur de marque à l'improviste. Tenons nous à l'ordre du jour, délicat, et ne perdons pas de temps. »
L'ordre du jour n'avait aucun sens, analysa le Wau : la question était de savoir si la préfecture 14 devait ou non laisser à la 17 un bâtiment de production d'énergie. De toute évidence, cela revêtait une importance cruciale pour la vingtaine de personnes présentes. Les IA de recherche du Wau se déplièrent dans tous les sens et lui affirmèrent qu'il n'y avait dans cette manœuvre qu'une idée fantasque surgie un jour d'un accès irrationnel de paranoia et de volonté de contrôle, et du ruissellement consécutif des jeux de pouvoir qui approuvaient ou contestaient cette décision.
Le Wau plongea dans la psyché et les dossiers informatiques de chacun. Chacun de ses hôtes s'averait systèmatiquement corrompu, étonamment incompétent, souvent vil, perpétuellement victime et bourreau, adepte de la violence silencieuse des alcôves des puissants...et parfois, ils semblaient même cliniquement fous. Ils argumentaient en surveillant d'un coin de l'œil le Wau. Et si, craignaient-ils, il s'opposait au transfert d'administration du bâtiment de production d'énergie ? S'ils savaient combien cela n'avait pas de sens pour lui...
Le Wau réfléchissait à l'idée de faire un dossier sur chacun et de l'envoyer aux medias. Ce serait la fin de leur carrière, certes, mais est-ce que cela améliorerait la situation ici ? Étaient-ils les produits d'un système défaillant ou participaient-ils à créer ce système ? Lâchés dans la nature sans pouvoir exercer un pouvoir politique, ne seraient-ils pas avec leur psychopathie endogène des prédateurs violents pour le citoyen ordinaire ?
L'Ordre Wau restait énigmatiquement silencieux en terme de consignes.
- « Quelle sera ma mission ? avait été la première question du Wau lors de son intronisation au Conseil.
- Fais ce qu'il te semble bon. Voilà la seule mission que nous te donnerons. » avait répondu la voix dématérialisée dans le Saint des Saints.
Depuis, il avait developpé ses méthodes selon sa vision de l'éthique. Il voulait résister à la tentation de devenir un justicier. Il voulait laisser faire les choses, et secourir si besoin. Il voulait regarder l'humanité et non l'individu.
Et pourtant...
Bon, il rassembla les données et les dossiers furent consolidés de preuves et envoyés, depuis son IA, aux autorités médiatiques. Le Wau songea qu'il serait bon que la SH soit consciente que lorsqu'il passait, la vérité émergeait. Le pouvoir dissuasif, celui qui s'exerce même quand il est absent.
Cela ayant été fait, il leva une main calme.
- « Oui, Wau. Nous attendons votre conseil, répondit la préfète d'une voix suffisamment hésitante pour qu'elle se haïsse de honte.
- Je ne souhaite pas m'immiscer dans ce débat qui vous est propre...»
Le Wau sentit une vague psychique de soulagement chez ses interlocuteurs...qu'ils en profitent, cela n'allait pas durer, puis poursuivit :
- « Comme annoncé, je suis venu m'entretenir avec les survivants de la catastrophe de Clelia. »
Le corps administratif se leva et guida le Wau dans un grand couloir qui menait à une salle d'attente où les survivants en question furent immédiatement convoqués et escortés par une police qui conférait à l'armée privée.
- « Nous sommes en train de chercher les responsables de la cartographie stellaire de Clelia, annonça la préfète, tendue de corps et de voix.
- Ce ne sera pas nécessaire, dit le Wau de sa voix égale, mais quelque peu terrifiante. Aucune erreur humaine n'a été commise.
- Ah, je peux vous demander alors pourquoi l'Ordre veut parler aux survivants de cette tragédie ?
- Je leur adresserai un mot de réconfort. »
Le Wau, par sa capacité Psi, perçut distinctement dans l'esprit de la préfète : ces Wau sont des guignols en armure.
Une double porte fut ouverte par un soldat armé d'un fusil d'assaut thermique qui le regardait avec stupéfaction. Son esprit était vide, hurlant comme un oiseau matinal des pensées confuses de peur et d'admiration.
Une autre pièce administrative, avec la table en anneau, la baie vitrée sur les toits de métal de Prospero. Tout autour, quelques adultes éberlués, et des enfants qui ouvraient de grands yeux face au géant. Le Wau déclara qu'il souhaitait s'entretenir avec eux. Le corps administratif était déjà parti dans une panique à peine silencieuse : leurs terminaux les avaient convoqués chacun dans un cellule de crise d'urgence absolue suite à l'envoi des dossiers à la presse.
La porte se referma naturellement. Le Wau ne dit rien. Une statue dont le visage passe d'un individu à l'autre.
Scan de la psyché. Mélange de peur, de rejet, d'émerveillement. Reconnaissance faciale. Établissement de dossiers. Gorylkin se trouvait-il parmi les gens ici ? Aucun n'avait de passé dans la Ligue d'Antioch ou semblait suffisamment ouvert d'esprit pour se passionner pour un feuilleton d'une autre culture.
« Je cherche quelqu'un qui était sur Clelia, qui a survécu à votre drame, et qui venait de la Ligue d'Antioch. » affirma le Wau.
Des pensées agressives et nostalgiques surgirent :
Ada, l'antiochienne...
la pauvre petite...
la salope qui a pris la place de ma mère dans le vaisseau...
je suis sûr que c'est de sa faute...
l'adoptée...
il ne faut rien dire, il pourrait la trouver et la tuer...
on ne l'a jamais vue depuis l'atterrissage...
Instantanément, l'IA du Wau croise diverses données et retrouve Ada. Il remonte sa vie au fil des banques de données disponibles.
Une petite du massacre du Shareplace de Caliban - le Wau en savait quelque chose, puisqu'ensuite il avait dû stopper deux autres attaques insensées de la SH contre des innocents. Retenue sur Calchas, ça concorde. Précoce, intelligente, un peu immature. Curieuse. Encadrée par une tortionnaire psi de la SH. Le Wau pirata les enregistrements de caméra de Calchas pour avoir une construction physique et comportementale d'Ada et de Sol. Curieusement, il pirata aussi les caméras de l'Endymion Hadès, où, promue second officier, Sol usait de tous les moyens pour manipuler un benêt de capitaine. Le secteur 14 disposait, sur ses sept étages d'omnipole, de six millions de caméras. En une seconde, il retrouva Ada qui, accompagnée de deux Xenos, polissait l'intérieur d'un réacteur d'un antique Endymion appelé Styx, actuellement en cale sèche au plus haut niveau du chantier naval. Ce travail réservé aux drones avait été confié à des Xenos et des humains le plus souvent suspendus de citoyenneté, et dont la mort serait moins coûteuse que des drones réparateurs.
Ce simple fait surprit le Wau, habitué aux opérations tournés sur les fronts de guerre. Ainsi, la SH avait de gros problèmes structurels et éthiques qu'aucun guerrier en Armure ne s'était décidé régler. Il se pencha sur la reconstitution intégrale des deux Xenos qui accompagnaient Ada au moyen de la compilation de tous les angles de caméras : ils étaient inconnus dans ses bases de données. Comment est-ce possible ? Décidement, Gorylkin, tu vis entourée de mystères.
Le Wau s'inclina et déclara simplement : « Merci pour votre aide », ce qui était d'autant plus étrange que personne n'avait rien dit.
Et il franchit la porte pour traverser un bâtiment administratif agité de silence et de cris furieux. Il croisa un bureau ouvert, où celle qui allait devenir incessamment ex-préfète hurlait sur des subalternes hantés dans leur psyché d'une joie farouche et revancharde; dans le couloir, un autre fonctionnaire, les yeux méchants braqués sur lui. Son esprit hurlait qu'il n'avait rien fait de mal et en voulait au Wau pour des mensonges - l'être humain était fascinant de résilience à se créer un monde imaginaire où il était perpétuellement le gentil de l'histoire.
Le Wau passa sans regard ni parole à leurs côtés telle une machine implacable, et se retrouva devant le bâtiment, dans les rues agitées de la vie humaine intense de Prospero : véhicules roulants ou volants, mendiants et trafiquants, revendeurs et agents caritatifs, enfants et vieux, humains et Xenos, décidés à passer une journée meilleure que la veille, lucides dans leur rejet mou et désenchanté d'une quelconque espérance personnelle en un glorieux futur où ils se seraient affranchis de castes invisibles, dont la société niait l'existence, tout en les subissant au quotidien.
Animé par le souhait de renouer brièvement avec une vie antérieure, le Wau descendit dans l'étage inférieur de l'Omnipole par une plateforme sécurisée où il fit une si forte impression que personne ne l'emprunta avec lui.
L'étage inférieur était déjà bien plus populaire et exigu, ce qui en disait long sur la pénibilité de la vie dans les cinq cités en sous-couche. Si le « ciel » de métal était à bien cent mètres de haut, ne laissant filtrer le ciel que par quelques infiltrations, tout était illuminé de plantes indigènes, bioluminescentes, jaunes et bleues. Des rues, trois mètres dans leur plus grande largeur, donnant sur des petits commerces ; un Xeno en forme de grande guêpe qui se tenait sur ses pattes inférieures vendait des logiciels à la demande, tous uniques, d'autres, des créatures-plantes vaguement télépathes, usaient de leur faible capacité mentale pour inviter le badaud à entrer dans un bar qui éructait de la folk des années 2300.
Le Wau ne passait pas inaperçu : les artisants de rue, les services de sécurité, les passants et les camelots fixaient le géant des fictions de la PanSH sans trop croire à sa réalité; une femme plus audacieuse alla jusqu'à caresser son torse d'hyperchalque. Un instant, l'oreille du Wau fut attirée par une musique synthétique de la fin des années 2700. Il voulait tourner la tête, mais sa démarche lente, continue, robotique, le regard devant lui, immobile, était un élément signature important de sa démonstration de puissance permanente. Il était humain mais il était aussi plus que cela, et il devait le montrer.
Parce qu'il y a l'Ordre Wau quelque part, alors chacun peut espérer que leurs malheurs se terminent comme dans les feuilletons.
Il ne tourna pas la tête mais pirata une caméra pour trouver l'origine de la musique : une piste de danse branchée plongée dans des couleurs violettes et rouges, où l'éclairage était paramétré pour que tous les danseurs paraissent parfaitement noirs comme des ombres.
Il fut un temps, avant que le Wau soit Wau ou même un Yeux Vides, il avait vécu comme un humain : il s'était passionné de piano, de philosophie, de géométrie et de poésie. Il avait caressé un chat noir de Titus et il avait lu des romans d'aventure. Il avait séduit et aimé, il avait été aimé en retour et il avait dansé.
Les émotions existent encore en lui comme des flammes minuscules, comme les souvenirs inoubliables d'un voyage d'enfance dans un pays aujourd'hui disparu.
Peu à peu, lui avait dit le Conseil Wau avec une forme de mélancolie, à cause de ce que l'Armure nous donne et nous prend, il n'existe plus aucune émotion en nous, sinon le regret de ne plus en avoir. Ne chasse pas ces émotions. Ne te consacre pas entièrement à ta fonction. Il est important que tu restes humain, que tu gardes la connection avec l'humanité. Le jour où tu penses ne plus être humain, il faudra alors rendre l'armure.
C'est aussi pour cette raison que le Wau avait pris ce chemin à pied, alors qu'il aurait pu d'un bond franchir le kilomètre de distance avec sa cible. S'imprégner simplement de la société humaine. Ne pas oublier d'où on vient, ce que l'on protège.
Ses émotions s'étaient estompées. Son impression était que c'était moins à cause de l'Armure que de l'injustice et la violence constante à laquelle est soumis le monde des humains. Ce qui n'est pas injustice et violence est fiction, se disait-il parfois. Mais dans la distanciation sans cesse repoussée, comme un arc-en-ciel, de ses émotions, il avait aussi remarqué une chose : on peut agir pour la justice, la vérité, et la sauvegarde et le pardon de chacun par altruisme et amour.
Que sont nos actes quand il n'y a plus d'altruisme et d'amour ? Que sont actes quand on est véritablement cynique ? Et bien mûs par la plus profonde logique dépourvue d'amour et d'altruisme, nos actes sont étonnamment tournés vers la justice, la vérité, la sauvegarde et le pardon. Car l'amour est un outil émoussé mais durable, le meilleur investissement possible d'une société qui veut progresser. Ainsi, le Wau ne voyait pas s'effacer sa capacité à aimer avec trop d'inquiétude.
Des cris, et la foule qui le suit en adoration s'écarte. Face à lui, un homme avec une crinière rouge, et surtout, un grand fer à souder dans la main. Un fer à souder bricolé : un bâton de tungstène alimenté par une pile robuste dans le dos de son vis à vis. Chauffé à blanc, il émet désormais un rayon de plasma qui chauffe si fort qu'il protège son visage avec un masque de métal. À trois mètres, une plante lumineuse se consume, mais, avec la vigueur du biotope, repousse sur ses cendres.
L'homme commence une tirade sans queue ni tête parlant d'une conspiration galactique contre l'humanité où se mêlent Wau, gouvernement, élites bourgeoises, juifs, célébrités...Plongeant dans sa psyché, le Wau constate la sincérité de ses propos.
Trois policiers armés s'avancent lentement vers le dos de l'agresseur pour être immédiatement déstabilisés par la chaleur; le Wau lève une main calme disant signifiant qu'il gère la situation. Son agresseur frappe un grand coup sur l'armure, et le plasma n'y fait aucune entaille. Le géant de métal prend la barre chauffée à 3 500 degrés et la plie en deux pour casser le mécanisme interne. Alors qu'elle est encore dans sa main, son agresseur tire une lame - probablement aiguisée au nanomètre - et elle glisse à nouveau sur l'armure.
Le Wau continue sa route sans épiloguer autrement qu'en disant simplement « Autorités de Prospero, inutile d'arrêter cet homme. Celui qui lève sa main contre un Wau ne doit pas être puni. »
Cette rencontre cependant, pas si inhabituelle - nombreux sont ceux qui veulent « se faire un Wau, juste pour voir » - plonge le géant dans la réflexion. En effet, si un fou arrivait à trouver une solution pour percer l'armure d'un Wau, cela ne serait pas une mauvaise nouvelle : il aurait fait avancer la science, et les Wau pourraient ainsi trouver une meilleure armure dans leur lutte contre le joug de ceux qui veulent nous contrôler (il ne pense pas au mot Transient, mais c'est tout comme). Ainsi, se dit-il, si un humain ordinaire trouve un Fusil - comme dans la fable du Chien et du Fusil - capable de menacer un Wau, il lui rendrait service.
À présent...pourquoi les Transients raisonneraient-ils autrement ? Ils devraient désirer qu'on les renverse, qu'on les pousse dans leurs limites. Voilà qui mérite réflexion.
Le Wau arrive enfin à une plateforme qui remonte vers les chantiers navals. Il pourrait prendre de l'élan et bondir sur cent vingt mètres de hauteur pour atteindre l'étage supérieur, mais il refuse qu'un autel soit dressé là où il aurait laissé une empreinte de pas. La plate forme est exiguë de plafond, alors il s'y glisse en s'accroupissant et s'y installe assis par terre.
Une femme à la peau presque bleutée tient dans ses bras un jeune enfant lui aussi peau pâle et veines cobalt. Ils semblent tous les deux fatigués. Rien de grave, lui dit son IA d'analyse : ils consomment des fleurs locales pour économiser les thalers : elle a été suspendue de citoyenneté pour violences il y a deux ans.
Un homme, puant, dans une combinaison de technicien qui était autrefois rouge, tousse et crache sombre sur le sol de la plateforme. « T'as pas quelques thalers pour moi ? » demande-t-il avec des yeux fous, tendant la main.
Sa main noire de crasse dispose d'une entrée au terminal du réseau EV. Le Wau la touche, et lui verse mille thalers tirés de sa réserve quasi infinie. Son IA lui indique que le technicien, quelqu'un qui fait semblant d'aller au travail mais qui l'a perdu il y a 10 ans, vit dans l'autodestruction en ne prenant nullement soin de lui. Il détecte trois formes de cancer et un empoisonnement métabolique. En possession de son itinéraire quotidien, il programme le passage d'un service d'aide caritatif ce soir devant la caisse vide qui lui sert de logis, avec un mot précis de la part de l'ordre Wau. Il lui implémente une boîte mentale qui contient l'instruction suivante : je mérite de vivre. La boite est à ouvrir quand il sera guéri.
Il plonge dans la suspension de citoyenneté de la jeune mère. Une rixe dans un bar avec son ex-petit ami, puis avec les autorités, puis même avec le juge, qui, alors qu'il était télépathe et capable de saisir la totalité de la situation, a décidé d'une sanction particulièrement sévère. Une mère ne doit pas, dans la SH, être retirée de sa citoyenneté si son enfant a moins de cinq ans. Mais celle-ci a dissimulé l'existence de son fils dans la peur infondée qu'il lui soit retiré. Il verse mille thalers à une jeune avocate passionnée avec une copie de l'ensemble du dossier pour qu'elle s'occupe d'annuler sa suspension.
Enfin il touche du doigt le jeune enfant, dont les pensées sont uniquement d'émerveillement - émerveillement du vent, des couleurs, de la vitesse. Il lui glisse au plus profond de son esprit ces quelques mots : sois toujours heureux. Et il sait qu'il le sera toujours.
- « Pas touche ! fait la mère en reprenant son enfant.
- Merci msieur, vous m'avez donné combien ? » demande l'ex-technicien.
Le Wau ne répond pas.
Ne pas se concentrer sur l'individu, mais sur l'humanité. Au lieu de donner mille thalers ici et là, il faut enrayer la misère et l'isolement, l'iniquité d'un juge qui se sent insulté, la faiblesse des outils de contrôle du bien-être. Une prochaine fois. Bientôt.
En cinq secondes la plateforme est arrivée à destination et il s'en extirpe dans sa vitesse égale pour explorer les chantiers navals.
Les chantiers navals sont sous le contrôle de la Flotte Stellaire : par principe, quand on se porte acquéreur d'un vaisseau, on signe un engagement pour confier le vaisseau à l'armée en cas de nécessité - dans l'optique, par exemple, d'un conflit avec une puissante Xeno. Dans les faits, la totalité des guerres de grande ampleur menées par l'humanité sans aucune exception l'ont été contre elle-même. Les Xenos ne disposent que rarement de ces habitats sophistiqués et bardés d'électronique : quand ils voyagent dans un astéroïde creux ou dans quelque maison végétale collée à un étrange animal de l'espace, c'est le comble du luxe pour eux.
Le Styx est la pièce maîtresse du chantier du secteur 14 : un antique Endymion, le deuxième à avoir été historiquement fabriqué après l'abandon des modèles Invictus. Les Endymions sont de grands vaisseaux en forme de tube à base carrée. Des tubes, ni plus ni moins. Six kilomètres de long, un de large, un de haut. Trois à six mille matelots à bord. Un tel vaisseau pourrait être opéré par IA, mais il a été conçu pour être manipulé par cinq cent officiers en même temps, pas moins. Un tel nombre a été pensé en tant que contre mesure militaire : si vous vouliez prendre un Endymion en tant que puissance ennemie ou lors d'une mutinerie, vous deviez être au moins cinq cent à le faire, ce qui réduisait les risques à quasiment zéro. Pourquoi un tube, pourrait se demander un candide. La forme « tube » s'avérait très pratique. En période de manœuvres, il pouvait accueillir des centaines d'Ozymandias, des milliers de Raven. Quand il était vide, il pouvait polariser la faible densité de matière de l'espace pour la rejeter et avancer presque sans coût énergétique à travers un système ou ajuster une orbite. Quand on devait rassembler des ressources rapidement, il pouvait avaler des centaines de milliers de tonnes d'astéroïdes avant de partir en dérive et les lâcher près d'une exploitation...ou sur une cible militaire.
Un Endymion est habituellement d'acier poli, étincelant, même si certains, comme le Phrike, destiné à terrifier ses cibles, étaient peints de crânes géants ou de gueules pleines de crocs. Ce Styx avait semblé traverser le monde des morts, car il était noir de charbon. Pour sa réfection, on avait monopolisé des drones et des Xenos, et quelques pauvres bougres humains à la citoyenneté suspendue.
Piratant les caméras environnantes et utilisant ses propres scanners, le Wau détecte Ada, sur un réacteur latéral, avec ses deux compagnons Xenos. La présence du Wau sur le chantier a focalisé l'attention des travailleurs et des soldats et ils se tournent un par un vers lui, jusqu'à ce que le silence remonte vers Ada et les autres. La jeune fille se penche de son réacteur, à cent vingt mètres de haut - et six cent de distance pour le Wau, mais il la voit parfaitement bien, avec une moue de défi. Elle se prend pour Gorylkin, pense-t-il. Il lui fait un signe et elle se jette en arrière dans le réacteur.
Oh, le Wau pourrait avancer sur la passerelle jusqu'au checkpoint, et les soldats se feraient un plaisir de lui faire perdre du temps, juste pour raconter ça aux autres.
Il plie les genoux, et, alors que sa passerelle tremble, fait un bond de six cent mètres vers le réacteur dans lequel il atterrit en douceur.
Une grande ouverture de vingt mètres de rayon. Des reliquats sombres d'astéroides à moitié enfoncés dans la coque et en cours de destruction par Ada. Mais d'Ada ou de Xenos, point. Ils ont disparu en une seconde. Le Wau s'avance à pas lents, intrigué, presque sur ses gardes, le long de l'ouverture, les sens aux aguets. À trente mètres, il gagne l'écoutille massive vers les moteurs.
Il se retourne. Il change la polarisation de sa visière plusieurs fois. Et ses cibles apparaissent.
Ada est entre les jambes du grand Xeno, qui ressemble à un phasme. Sur son épaule, elle en a un autre, peut-être un animal de compagnie, un lézard. Le Xeno peut émettre un champ de lumière hors du spectre visible des humains, qui l'invisibilise lui et ce qui l'entoure. Intéressant.
« Il n'y a personne ici », dit le Wau à voix haute, alors qu'il revient sur ses pas.
Augmentant la sensibilité de son ouïe, il entend désormais la respiration terrorisée d'Ada.
Il marche et passe à côté d'elle, et stoppe en lui tournant le dos. Il est face à l'ouverture, face à l'omnipole de Prospero. De son armure s'envolent de petits nanorobots. Ils prélèvent un peu de matière sur les deux Xenos, et l'un se pose sur Ada. Avec lui, le Wau saura en permanence où elle se trouve tant qu'elle est à moins de deux kilomètres d'une EV. Avec le réseau des Dérives et des portes intriquées, il estime qu'il peut la retrouver à tout moment en dix sept minutes où qu'elle soit dans la sphère la plus peuplée de la SH.
Des résultats stupéfiants : les Xenos ne sont pas dans les bases de données de l'Ordre Wau. Viennent-ils de Clelia ? Le Wau sonde l'esprit d'Ada : elle craint le Wau, elle le considère comme un ennemi. Ses pensées sont trop polarisées pour en savoir plus. Un instant il songe à la sonder avec tout le pouvoir des Yeux Vides, mais en ceci, serait-il différent de sa geôlière sur Calchas ? Tout vient avec suffisamment de temps.
Il lève le bras comme le Wau diabolique à la fin de chaque épisode des feuilletons de la Ligue d'Antioch : « Gorylkin, tonne-t-il, ainsi donc tu m'échappes ! Une fois encore, l'esprit a triomphé de la force. Mais un jour, Gorylkin, c'est MOI qui gagnerai ! »
Il perçoit une émotion très forte, mélange d'émerveillement et de joie, dans le cœur d'Ada. C'est une piste d'approche intéressante pour établir un dialogue. Le Wau ajoute d'un ton plus bas, presque avec des regrets :
« Gorylkin...mon ennemi. Si tu étais là, je ne te tuerais pas tout de suite. Vois-tu, ce n'est pas la SH qui a envoyé un rocher sur Clelia. Et j'imagine que tu vas me dire que ce n'est pas la Ligue d'Antioch non plus. Nous nous haïssons, nous nous combattons, mais nous ne détruisons pas des mondes. Nous ne tuons pas des humains aveuglément. Gorylkin...peut-être qu'il y a quelque part un ennemi plus grand. Un adversaire pour nous deux. Tu étais sur Clelia, mon ennemi. Peut-être en sais tu plus que moi. Peut-être as tu un indice. Peut-être es tu déjà, tout seul, en train de résoudre ce mystère, en train de vaincre par ta ruse ce puissant adversaire. Si cet adversaire était là... alors peut-être que je déchainerais ma force contre lui plutôt que contre toi. »
La psyché d'Ada était en conflit, mais dominée par une peur paralysante. C'était un peu tôt. Il fallait donner à son discours le temps de faire son chemin.
Le Wau décida qu'il fallait attendre et bondit à nouveau de six cent mètres vers la passerelle, alors que tous prenaient des photos avec leurs terminaux.
Tapie dans un spectre de lumière invisible aux yeux des hommes, Ada, le souffle court, se demandait ce qu'aurait fait le véritable Gorylkin à sa place.
LA QUESTION DU JOUR PAR INGO IZAN
- Aujourd'hui c'est nul autre que Tohil, du conseil de l'Amirauté, qui va répondre à la question du jour. Dites-moi Amiral, quand on peut avoir le loger et le couvert chaque jour, les soins et l'After un jour lointain, pourquoi diable prendre le risque de s'engager dans la Flotte Stellaire ? Qui sont les fous qui composent votre armée ?
- Oh, comment vous y allez, Ingo ! Ouais, vous pouvez rester le cul sur votre chaise à regarder des émissions débiles et à manger le plat du jour au restau d'en bas de chez vous toute votre vie, mais c'est ça, la vie ? Non ! L'homme est fait pour vivre de grandes aventures, pour participer à la défense de ses frères en utilisant sa tête et son corps. Combien de citoyens sont jamais sortis de leur village, quand les EV peuvent vous faire voyager dans tout l'univers ? Dans la Flotte, chaque jour une nouvelle planète. Chaque jour un problème. Et chaque jour, la solution ne dépend que de vous. Je comprends que ce ne soit pas fait pour tous, mais je sais que chacun rêve d'aventure, rêve de sens, rêve d'être important pour son prochain. Par ailleurs, on perd souvent tôt sa famille : ils vont dans l'After, et vous vous retrouvez tout seul. La Flotte Stellaire est une famille. Elle ne vous laissera jamais tomber.
- Justement, vous parlez d'After. Tous autant qu'on est, on sait qu'un jour on s'y retrouvera. Mais comment expliquez-vous aux soldats qui vont risquer leur vie que, s'ils meurent sur le champ de bataille, et bien ce sera fini fini pour eux ? Pas d'After pour les cadavres.
- La mort est rare, mais elle existe. Nous avons avec la SH un protocole dit de pré-upload. À certains moments de la vie d'un soldat : l'enrôlement, les alertes orange, les briefings de missions dangereuses, les tests de prototypes, les déplacements sur les lignes de front, on sauvegarde la psyché des soldats. Si le soldat meurt, c'est cette sauvegarde qui est uploadée dans l'After. À bien des égards on pourrait dire que l'After est bien plus garanti pour un soldat que pour un citoyen standard. Et petite cerise sur le gâteau, tout est offert par la Flotte.
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