Tour inversée

C'est ainsi qu'Ada descendit un matin le col des grandes montagnes, accompagnée de deux Xenos : Alpha qui la suivait à longues enjambées d'un pas lent, et Kukth qui se régalait de chaleur dans sa capuche.

Comme à chaque « printemps » (il y en avait trois par année standard), la neige avait fondu très vite et les fleurs aux couleurs intenses reconquerraient leur territoire.

Les enfants l'avaient vue en premier, le temps d'alerter les adultes qui travaillaient dans les serres, et tout le village sans exception l'attendait silencieusement, tonton Senga en avant, mains sur les hanches, fusil en travers du dos, comme s'il s'était agi d'un revenant. En effet, Ada ne revenait pas à bout de forces faute de nourriture et d'eau, mais d'un pas décidé et plein d'énergie.

La jeune femme n'avait pourtant pas le cœur défiant face aux adultes, même si le père Jespersen affichait une mine contrite. Elle était prête à payer pour la serre. Le gardien planétaire pris la parole :

- « Ada, tu es la bienvenue dans ton village. Avant toute chose et au regard des événements, sache que tu n'es plus la pupille des Jespersen. Je te relève de leur garde et tu vivras désormais sous mon toit. Ensuite, nous ne te tenons pas responsable des dégâts de la serre. Enfin, j'ai une série de questions...

- Les Jespersen touchent une allocation pour ma garde, coupa prestement Ada prise d'une soudaine intuition. Je veux la recevoir à leur place dans ce cas. »

Senga tourna la tête vers Paul qui hocha la tête.

- « C'est entendu. Excuse-moi, je voudrais revenir sur ton départ. Quand tu t'es enfuie, il y a trois jours...on est partis sur tes traces. On ne t'a pas trouvée.
- Alpha m'a portée, je crois.
- Je veux dire, il n'y avait aucune trace. J'ai un drone pisteur, il peut repérer une forme de vie sur mille cinq cent mètres. Tu étais invisible.
- Ben...j'ai pas de pouvoir magique. »

Senga regarda Alpha de travers, mais il n'eut en réponse que ses yeux vides. Kukth décida de s'extraire de la capuche et de se jucher sur l'épaule d'Ada. Les enfants poussèrent un cri de surprise. Senga plissa les yeux.

- « Il y a des animaux là-haut, déclara Ada. Et de l'eau potable. Et à manger. Et il y a même une maison Xeno.

- Il y a un peuple Xeno ici ? demanda le père Salute en faisant le signe de croix.
- J'ai juste vu ces animaux et une maison. »

Tout le monde parut immensément soulagé.

« À manger et à boire, déclara enfin Senga. Si c'est vrai, alors tu nous tires d'affaire, Ada. À chaque chose malheur est bon. Je suis content que tu sois de retour chez nous, ma fille. »

Il faisait chaud et Ada retirait sa doudoune. Paul Jespersen s'avança et bredouilla des excuses. La petite avait pitié de lui. Elle ne lui répondit pas. Si possible, elle ne lui parlerait plus de toute sa vie, même si sa silhouette armée d'une pelle s'ajouterait à tous les cauchemars causés par les drames de sa vie passée.

La maison du gardien planétaire se paraît d'un luxe suranné. Les murs et les couleurs étaient décatis, et le mobilier ancien, mais il venait d'un caprice de millionnaire qui avait dû se lasser au bout de quelques jours de sa planète personnelle. Elle avait désormais une chambre avec un balcon qui donnait sur le lac, une bibliothèque avec des livres de papier qui sentaient le moisi, des lampes LED de l'ancien temps, une carte de la planète sur un mur, un lit très très moelleux aux édredons de plumes, et surtout, une EV personnelle.

Alpha était retourné aux travaux de ferme un peu contre le gré d'Ada, qui avait pourtant accepté la situation puisqu'il y avait tout à déblayer, les terres ayant été contaminées. Kukth en revanche se plaisait très bien dans la maison, et quand il ne ronronnait pas au soleil sur le balcon, il dormait près de l'EV alimentée en courant.

Deux jours plus tard, une expédition composée de Senga et de Sarah, l'ainée des Salute, une fille aussi honnête que courageuse aux yeux et aux cheveux très noirs, ainsi que le père Bihotz, le tout mené par Ada, grimpa vers « le plateau des Xenos » où elle avait survécu trois jours.

Le trajet était de quelques heures, bien plus pénible à la montée cela dit. Le froid frappa quand ils franchirent un col tout juste déneigé, puis, après une masse de roches grises, le plateau. Le ruisseau était là, les lézards à plumes aussi.

Ne manquait que la maison Xeno. Elle avait disparu.

Senga se pencha sur le ruisseau et analysa un prélèvement avec un appareil portatif. Pareil avec les algues-gaufres. Une fois analysés, il en goûta un peu, ainsi que ses compagnons. Ada entendit les mots qu'ils échangèrent, car ils tombaient avec une force d'émotion qu'elle n'avait jamais ressentie. Il y avait une forme d'exaltation calme mêlée de crainte.

- « Quand le plateau est assez haut, les cyanobactéries ne peuvent pas se développer, concluait Bihotz.
- L'eau vient de la fonte des glaciers. Elle est pure. Les algues aussi. J'ai vu des petits insectes aussi, poursuivit Senga. Il y a tout un écosystème compatible avec notre organisme. Les xénobiologistes qui sont passés ici ont vraiment fait du mauvais travail.
- Alors, dit la fille Salute, on peut cultiver ici. Pas besoin de faire venir de la terre. Juste des graines. Qu'on peut réutiliser. Arroser.
- C'est bien plus que cela, mes amis, renchérit Senga. C'est une planète habitable. On peut faire venir des touristes. La SH va calculer de nouvelles routes, plus courtes encore. Vous saviez, les quatre familles. Je sais que vous vouliez créer une église dans l'After, puis c'est devenu un projet impossible. Mais votre église peut exister. Vous pourriez la bâtir ici.

- Sainte Marie de la Providence, déclara Bihotz en éclatant de rire.

- Sainte Ada, plutôt, murmura Senga en jetant un œil à la petite qui fouillait dans le sol. La sainte patronne des religieuses. Elle a découvert l'eau et les algues, souvenez-vous. Elle ne le sait pas encore, mais elle va toucher une récompense faramineuse de la SH pour la découverte d'un monde nouveau, habitable par les humains. Ada ! »

Elle regardait le sol, obstinément. Senga s'approcha alors que le père Bihotz murmurait « et c'était sous nos yeux, depuis toujours...». Il y avait dans l'herbe une pierre noire parfaitement lisse, à trois côtés.

« La maison Xeno était là, tonton, dit Ada. Mais il ne reste plus que cette pierre. »

Senga écarta les herbes pour la dégager. En effet, elle n'était pas naturelle.

- « Présence Xeno de toute évidence. Décidément, le xénobiologiste de Clelia a vraiment fait du mauvais travail.
- Gardien, il y avait une maison ! Entière !
- Et les Xenos l'ont emportée. C'est bizarre Ada, mais ce n'est pas la chose la plus bizarre qu'auraient fait des Xenos. Je te crois pour la maison. Ils doivent être craintifs. Je suis sûr qu'ils sont quelque part. Peut-être même qu'ils nous observent en ce moment.

- C'était une maison en pierre, tonton. Super lourde.
- Je te parie qu'un jour on aura la clef du mystère. »

Quand Ada fut rentrée, elle emprunta une plume et de l'encre de l'ancien temps qui traînait dans un bureau antique d'ivoire et de bois rouge vernis. Elle s'empara d'un recueil de poèmes intitulé La légende des siècles. Elle l'avait ouvert au dernier poème et avait lu ces mots : L'être multiple vit dans mon unité sombre - et cela l'avait suffisamment marquée pour considérer l'ouvrage spécial. Dans la marge de cette ligne, elle commença à reproduire, de mémoire les constellations de la langue stellaire devant lesquelles elle était restée en contemplation de nombreuses heures.

Au milieu de son ouvrage, elle s'adressa à son EV :

- « EV, j'ai trouvé une maison Xeno sur Clelia. Il y avait des mots en langue stellaire.
- Je pense que l'on vous a fait une farce, Gorylkin. Il n'y a pas de civilisation Xeno sur Clelia, c'est attesté par les expéditions de découverte de la planète. Voulez-vous que je vous lise le rapport de xénobiologie ?
- Non. Autre question. Que signifie le symbole d'une tour de Babel à l'envers ?
- Il n'existe pas de symbole représentant la tour de Babel à l'envers, Gorylkin. Peut-être l'avez-vous vu sur une dalle retournée ? Peut-être cela représenterait une tête de foreuse ?

- Avec un triangle à côté.
- Je ne peux pas vous aider, Gorylkin. »

Réponse un peu trop courte. Sol et ses sbires auraient-ils censurés les EV jusqu'ici ? Et pourquoi sur ces sujets en particulier ? Ada finit sa recopie manuelle, et posa une dernière question :

« EV, j'ai vu une maison disparaître. Comment tu expliques ça ? »

Et comme à son habitude, l'EV se mit à parler sans fin des maisons disparues dans diverses catastrophes, sans compter les maisons de fiction comme celles du magicien d'Oz ou de Baba Yaga. Voilà, se dit Ada. L'EV parle sans fin d'un sujet qui n'a pas de sens et renvoie sur plein d'autres sources, sauf quand on aborde certains thèmes précis. Je suis encore surveillée. Je dois faire attention.

Le soir, Senga parressait dans les premiers jours du printemps dans la cour, éclairée par son drone pisteur qui voletait autour de lui. Il lisait L'Altérité Nécessaire, un traité philosophique écrit par une philosophe dans un After rudimentaire sur la relation humains-Xenos, alors que ce qui allait être la SH avait rencontré sa 1ere civilisation extra-terrestre. Le mystérieux millionnaire qui avait construit cette villa s'en était payé une édition papier qui devait être hors de prix. Ada le rejoint et s'assied en face de lui.

« J'ai une question, tonton. Sur la tour de Babel. Dans la maison Xeno, j'ai vu une tour de Babel à l'envers. Ça veut dire quoi ? »

Senga plie son livre et le pose sur la table. Il regarde Ada avec des yeux doux et pensifs.

- « Ada, ta curiosité...ton intelligence...font honneur aux humains sur cette planète. Bien sûr, des Xenos pourraient avoir tout type d'interprétation concernant Babel. Mais restons chez les hommes. Dans la Bible...

- J'ai lu, répondit Ada impatiemment. La tour de Babel, les gens veulent voir Dieu qui est dans le ciel, et il les sépare en leur donnant plusieurs langues.

- Et bien tu sais tout. Babel à l'envers, si on suit cette pensée, c'est l'inverse : Dieu qui réunit toutes les créatures sous le même langage.

- Mais c'est déjà le cas non ?

- Oui, les hommes ont aujourd'hui une langue unique, avec des petits ajouts Xenos ici et là. »

Un silence passe et Senga sent qu'Ada n'est pas du tout satisfaite. Il soupire et ajoute :

- « Heureusement pour toi, j'ai l'âme philosophe et j'aime pousser les idées le plus loin possible. Consultons (il prend son livre de papier sur la table, et tape celle-ci avec) les penseurs et les kabbalistes. Il existe une autre interprétation de Babel. Aux temps de Babel, dit le saint texte, les hommes parlaient d'une même voix. Le même langage, peut-on conclure, mais pas seulement. Imagine une nation où chaque humain est habillé pareil, fait la même chose, pense la même chose. Comme des fourmis. Et comme les fourmis, ou les termites, ils construisent cette grande tour, parce qu'ils ont une seule idée dans la tête. Quand Dieu les sépare les uns des autres, il ne leur donne pas seulement des langues différentes, il leur enseigne la différence. Les humains deviennent des individus, chacun unique, avec ses aspirations, ses envies, sa liberté. Ce qu'on prend pour une punition est le cadeau qui va nous permettre de grandir en tant que civilisation.

- Donc la tour à l'envers, c'est le retour des fourmis ? On redevient tous pareils ?

- Si c'est le cas, ce n'est pas vraiment souhaitable, n'est-ce pas ? Même si...(Ada criait « même si quoi ! » alors il poursuivit)...les Transients nous ont parlé de notre avenir. Ils disent que les civilisations plongent dans l'After, que l'After se dématérialise, que tous les Afters de toutes les civilisations s'unissent et qu'en devenant uns, nous devenons Transients. »

Ada murmura le vers de la Légende des Siècles : L'être multiple vit dans mon unité sombre. Elle ajouta :

- « Et les Transients disent toujours la vérité ?

- Disons qu'il n'est jamais arrivé qu'on arrive à leur trouver une erreur ou un mensonge. Ils sont très intelligents, Ada, et c'est le souci : s'ils mentent, nous ne le saurons jamais. »

Kukth descendit de la chambre par l'extérieur et vint se cacher dans la chaleur du ventre d'Ada.

« Tonton. Gardien Planétaire. Je vais te dire un truc. Je n'aime pas les gens de la Société Humaine. Mais toi je t'aime bien. Sky aussi. Et Alpha aussi, mais il compte pas. C'est tout. »

Senga la considéra un instant avec des yeux de prêtre et un autre instant avec des yeux d'exécuteur de justice. Il se dit qu'Ada allait grandir, allait devenir redoutablement intelligente et puissante, et qu'elle pourrait être un tyran qui menerait des guerres dans le futur.

« Déjà, dit-il après réflexion, méfie-toi de Sky. C'est un homme pratique et ma foi tout à fait sympathique, et je pousserai même le vice à dire qu'il a bon cœur, mais je connais quelques écarts qu'il a fait avec la loi - et la présence d'Alpha en est un - et je ne dirais pas que c'est quelqu'un à qui il faut accorder sa confiance sans réserve. Ensuite Ada, j'aimerais que tu retiennes une chose. Tu vivras des situations où tu auras le choix entre te venger, parce que des Paul Jespersen ou d'autres méchants auront hanté tes cauchemars toute ta vie, ou pardonner. Si tu peux, et si tu m'aimes, Ada, essaie de choisir le pardon. Je ne te dis pas ça pour Paul ou pour la SH, Ada, je le dis pour toi. Parce que moi aussi je t'aime. »

Elle se jeta sur lui pour le serrer dans ses bras. C'était une sensation immense et douce qu'elle n'avait ressenti la dernière fois que quand elle avait compris que Léon serait à elle pour toujours.

Plus tard, la fraîcheur de la nuit et de la solitude retombèrent sur Ada alors qu'elle appuyait le front sur la fenêtre qui menait à son balcon. Elle n'avait jamais pensé à se venger car c'est une notion qui n'existait pas dans les fictions de la Ligue ni dans la culture du Shareplace, mais elle l'avait assimilée avec des histoires comme celles de l'Équipage du Capitaine Wau. Dans le village container, au loin, une petite lumière dans à la fenêtre de la pièce où dormaient Paul et Marie. Ada aurait pu prendre sans un bruit le FAM de Senga, prendre le temps de bien viser, par exemple en le posant sur la rambarde du balcon, juste là, et bang. Plus de Paul Jespersen. Comme une drogue hypnotisante, la vengeance lui promettait une paix qui lui manquait terriblement. Très paradoxalement, l'appel à l'apaisement de son protecteur avait fait naître en elle sa toute première envie concrète, structurée, et implacable de violence.



LA QUESTION DU JOUR PAR INGO IZAN

- C'est maintenant l'heure de la question du jour, et je reçois, en direct de la Terre, la directrice Dian de l'UniPsi de Munich. L'apparence un peu étrange du visage de notre invitée n'est pas due à un maquillage ou une maladie : ce sont des rides de vieillesse. En effet, Dian est âgée, bien plus que la plupart des citoyens de la SH. La question du jour, Dian, porte justement sur l'espérance de vie : sans After, combien de temps pourrait espérer vivre un citoyen de la SH ?

- Cette question est intéressante car de nos jours, on ne meurt plus de vieillesse, sauf dans de rares communautés religieuses de Jérimadeth. Les scientifiques estiment néanmoins qu'avec les diverses protections génétiques actuelles, un humain peut espérer vivre entre 120 et 180 ans en moyenne, peut-être plus s'il a le mental qui suit. Le principal obstacle au vieillissement, c'est l'After. Après tout, pourquoi vivre dans la SH, avec son lot quotidien d'enquiquinements, quand le paradis est à portée ? Quand l'After s'est pleinement développé il y a 450 ans, la population a drastiquement chuté : certaines personnes se transférant dans l'After dès le premier jour de leur majorité. Aujourd'hui, nous avons regagné du terrain et en général les citoyens se transfèrent vers l'âge de 50 ans, au moment où le transfert est totalement couvert financièrement par la SH. Nous avons aussi gagné ce temps en séparant très clairement l'After de la SH, rendant un monde mystérieux pour l'autre...et on se méfie de l'inconnu. Cependant, il y a aussi une autre limite, qu'on appelle la limite bleue - parce qu'elle apparaît de cette couleur sur les relevés psychiques. Il y a un âge, disons 90 ans, où le cerveau en a assez de la vie. Il ne veut pas survivre à sa propre vie. Nous pensons que c'est un processus hérité des temps anciens, pour ne pas que les plus vieux s'accrochent et alourdissent la société de leur poids. Dans tous les cas, passée la limite bleue, on perd le citoyen qui ne s'uploadera pas dans l'After. Ainsi, nous avons des travailleurs sociaux qui veillent à suivre les populations vieillissantes pour les préserver. Au final, si nous pouvons vivre plus longuement, l'espérance de vie n'a pas beaucoup évolué depuis l'ère industrielle.

- Tout ceci me laisse avec une question, Dian. Pourquoi n'êtes-vous pas déjà dans l'After ?

- Je fais partie des gens qui aiment garder toutes les portes ouvertes, toutes les possibilités. Certes, on peut revenir de l'After, mais comme c'est rarement le cas, et que j'aurai tout le temps d'en jouir le moment venu, je continue ma vie ici.  

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