Peu de victoires
Le Wau arrive dans le Saint des Saints avec un ordre du jour palpitant. Encore une fois, les émotions ressurgissent, malgré la pression des IA de l'Armure. C'est bon signe.
Dans le vide cosmique qui entoure le non-vide, isolé des Transients par une distance aussi lointaine que la technologie le peut, il reouvre les dossiers secrets : David Ilsner, Caliban, Babel.
La Flotte Stellaire, consumée par une folie bien humaine, avait lancé un assaut dans le système de Caliban sur un vaisseau colonie de la Ligue. Le Wau avait saisit cette occasion pour remonter la ligne de front interstellaire afin de séparer les assaillants. Quand son Halcyon s'est déclaré sur les radars, les Tygers (de gros Ravens surarmés utilisés par la flotte) se sont éparpillés. Un exocet pré-programmé est remonté jusqu'au cœur de la ligne de front, a opéré une orbite autour de Caliban-1, puis est revenu.
Le Wau se doutait que cet exocet avait une mission secrète qu'il comprenait désormais, ayant protégé ses pensées antérieures dans une boîte mentale.
L'EV spécifique du Saint des Saints, autonome, filtrante, lui annonce que trois dossiers requièrent son attention : message de Patricia, statut de Patricia, et insurrection sur Orion Prime. Orion Prime, pensa le Wau. Le tribunal de guerre. Ils ont dû m'envoyer un message d'alerte vraiment convaincant pour que l'EV daigne me le remonter, pense le Wau.
D'abord l'Exocet.
Dans la salle de méditation, face à la baie vitrée sur le néant, le Wau déplie les données. Caliban apparaît, ronde et blanche sur fond noir. Le regard transhumain du Wau repère les petites stations orbitales de la Ligue.
Caliban-1 est recouverte totalement de nuages, y compris aux pôles. Cela pourrait être une naine gazeuse, si jamais ce concept existait, mais l'on voit très bien les cyclones et les ouragans, et aussi des nuages plus doux, blancs et chargés d'oxygène et d'eau. Il est possible que cette planète puisse accueillir la vie humaine. Sur la simple photo, impossible de voir une terre ou un océan.
Le Wau change de filtre et passe sur les autres spectres : électromagnétique, ultraviolets, infrarouges, albedo...et la photo est noire. Comme s'il n'y avait rien. Avec ce relevé, on pourrait penser que Caliban-1 est une illusion, et pourtant, elle a de la masse, puisque des stations orbitent autour. Il existe également un filtre dit entropique, basé sur les « ondes entropiques », un concept mal compris mais hérité des Transients. Les ondes entropiques « racontent l'histoire » des actions d'un endroit, et se propagent dans tous les sens à la vitesse de la lumière. On ne peut pas masquer les ondes entropiques et celles-ci sont utilisées dans les enquêtes policières de grand enjeu.
Et pourtant le filtre donne aussi du noir. Le Wau en déduit qu'il existe un dispositif lié à la planète qui annule sa présence entropique. Ce dispositif est intuitivement d'une technologie égale ou supérieure à celle des Transients. Mais l'entropie étant un concept profondément lié à l'information, il explique naturellement son absence des EV.
Un mystère résolu, un autre, plus vaste, qui s'ouvre.
Cela mérite beaucoup de réflexion. Le Wau est sans émotion, mais il se dit avec une amertume raisonnée que la partie est peut-être définitivement trop difficile pour lui. Il voit, comme des nuages noirs lointains porteurs d'orage, des murs technologiques qui s'opposeront à lui.
Le Wau ouvre le dossier de Patricia. Elle a envoyé un compte rendu de tout ce qu'elle a trouvé en méta recherche sur tous les Ilsner. Les données sont considérables, et il saute directement à la section sur David Ilsner.
Toutes les réponses sont lapidaires et identiques : Je regrette mais je n'ai aucune information sur ce sujet.
Échec, encore. À moins que David Ilsner ait mis la main sur la machine qui annule les champs entropiques ?
Le Wau consulte la deuxième alerte sur Patricia. Elle figure dans les décès récents des habitants de Genève. Défaillance cardiaque anormale, et un cartel d'assurance monstrueux en train de monter une enquête. Elle n'a pas pu se transférer dans l'After. Le fait divers se transforme, au fil des informations, en dossier criminel, puis en affaire extrahumaine avec la découverte de son macabre musée de Xenos profanés.
Les Transients l'ont éliminée. Et c'est de la faute du Wau.
Affaire suivante. Révolte sur Orion Prime. L'EV a compilé des milliards de données caméra sur place. Étonnamment, la Ligue d'Antioch pourtant en grave infériorité numérique vient de capturer totalement la station de Francisco-1, avec un acteur de poids : Gorylkin, que certains nomment la sainte des Xenos. Une révolte financée à fonds perdus par une famille richissime de la terre car...bon sang. Dorian. C'est encore de la faute du Wau.
Submergé par ses IA d'analyse, le Wau ne ressent rien mais constate son triple échec. Il replie tout et pose sa visière dorée contre la baie de néant. Y-a-t-il une aspérité pour rebondir, ou tout est perdu ?
Il se remémore l'intuition étrange qu'il avait ressenti en plongeant dans les abîmes. Ce que son cerveau ne pouvait clairement labelliser, les IA le trouvent en dressant un pont large entre inconscient et inconscient.
Souvenir. Dans l'UniNox. Le couloir de bois verni. Sur un mur. Un prix d'excellence poussiéreux. Son œil l'a vu en glissant, durant un fragment de seconde, mais l'IA en extrait une image nette, qu'elle raffine jusqu'à ce qu'elle soit lisible.
Prix d'Excellence des Universités en Linguistique Xeno
Décerné à David Ilsner par le Conseil Humain Xeno de Paris Sorbonne
Il n'y aura pas que des échecs aujourd'hui.
Le wau note le nom de David Ilsner sur un papier plié avant de l'oublier dans une boîte mentale. Retourne à la forteresse stellaire, retire l'Armure, retourne sur Lennox. Court à grandes enjambées comme si elle était un robot infatigable, arrive à UniNox sans même être essoufflée.
Agacée de perdre du temps, de ses échecs, elle agrandit sa perception psychique et localise Aloysius dans un laboratoire IA.
Le voici entouré de bornes IA blanches et lisses du dernier cri, comme un Stonehenge du 4e millénaire. Il est penché sur une autre borne, celle-ci plantée d'électrodes comme s'il auscultait un cerveau biologique. Dans la borne, nulle informatique, mais une curieuse substance liquide et argentée.
Cass attire son attention avec un bonjour soutenu d'un sourire forcé, et le voilà qui se lève comme un petit vieux, laisse reposer des lunettes de travail sur son torse.
- « Salut Cass. On travaille avec mes...collègues IA sur un modèle expérimental adapté à la cristallisation de Lennox. (n'ayant aucune réaction, il ajoute). Pour les afters. Les cubes. Cass ? Vous êtes avec moi ?
- Fascinant », commenta Cass qui n'en avait rien à faire et qui lui tendait un papier plié en deux.
Avec un ordre vocal, elle éteint toutes les IA connectées de la pièce, EV portables comprises.
Elle fait voler en éclats sa défense psychique. Il existe une méthode dite du « forçage de porte » psi qui consiste à ouvrir la défense de façon si abrupte et violente que telle une porte sur gonds, elle s'ouvre, tape sur un mur à l'intérieur et se referme.
Le temps que la porte s'ouvre et se referme, elle lui donne les instructions suivantes : Samuel Aloysius, prends ce papier et lis le. Dis moi si tu connais un peu, bien, très bien ou parfaitement l'individu dont le nom figure sur ce papier sans citer son nom. Puis replie le et redonne le moi. Puis demande aux IA de se reconnecter. Et oublie tout depuis que j'ai donné l'ordre aux IA de s'éteindre.
Le vieil universitaire lit le papier et avec un léger rire répond « oh oui, je le connais plutôt bien ». Il replie le papier, le redonne.
- « Bon, les IA se sont déconnectées. Donne moi une seconde Cass. Qu'est-ce qui se passe ? Une éruption solaire ? Cela dit tu vas pouvoir me dire pourquoi tu es venue. Laisse moi deviner, une question sur les Transients ? Parfois j'essaye de trouver quelque chose d'intéressant à te dire sur ce sujet mais j'ai l'impression de t'avoir tout dit. Peut-être j'espère qu'un jour tu ne fuiras pas d'un coup nos conversations et que tu pourras m'en dire plus sur tes projets, qui ont l'air très intéressants.
- Justement. J'aimerais vous inviter à dîner, Sam. En remerciement des échanges passés.
- Un vieux débris comme moi avec une jolie femme comme vous ? (Les IA se reconnectaient dans des carillons agréables). Si j'avais su que mes études sur la liberté allaient m'ouvrir de telles opportunités, j'aurais été un étudiant plus opiniâtre. On se voit donc ce soir ? »
Cass regarde l'horloge murale, en nombres décimaux. C'était la matinée sur Lennox. Elle force définitivement les barrières psi d'Aloysius, raides et minces, et efface les traces de cette violation de psyché.
« Vos recherches vous absorbent, Sam. Le soleil vient de se coucher. »
Le professeur regarde la montre. Il voit que c'est le soir. D'ailleurs, dans le couloir, les éclats bleutés du soleil virent au violet. Et son ventre gargouille. Il retire sa blouse et enfile une parka de Lennox avec des badges anarchistes cousus et s'excuse.
Ils descendent jusqu'à l'appartement de Cass, où ils franchissent la porte intriquée, Cass revêt l'Armure, et se retrouvent dans le lieu de vie du Saint des Saints.
Pour Sam, cependant, ils ont aimablement digressé sur l'histoire des rues mystérieuses de la cité verticale, et Cass lui a fait découvrir un restaurant inconnu mais de haut standing dans un recoin isolé. Il était intimidé, mais on l'a mis parfaitement à l'aise - Cass a laissé un manteau long à l'accueil (elle l'avait ce manteau tout à l'heure ? Qu'il était distrait) et le voici, à table, face à cette mystérieuse étudiante de toute évidence richissime, scrutant un menu aux noms aussi lyriques qu'appétissants.
Hors de son hallucination, il était face à un Wau de deux mètres cinquante, sur un banc austère et trop haut pour lui, devant une barre nutritive et un verre opaque rempli d'eau synthétisée depuis l'hydrogène des dernières étoiles. Un lieu confortable aux meubles trop grands, trop sombres. À une distance dépassant le plus éloigné des photons jamais émis par une étoile.
Le Wau va droit au but. Il a besoin que Aloysius formule clairement ses pensées pour qu'il puisse simplement vérifier si elles sont parfaitement formulées, qu'elles décrivent la vérité subjective mais sincère de ses connaissances.
- « J'aimerais qu'on parle de David Ilsner.
- David Ilsner...voici un nom venu d'un lointain passé.
- Vous l'avez connu ?
- Oui. J'ai épisodiquement travaillé avec lui. Mais...je suis intrigué, vous le connaissez d'où ?
- Ami de la famille. Ma mère a fait de longues études en linguistique, elle m'en parlait. »
Le Wau sentit un amusement indéfinissable dans la psyché d'Aloysius.
- « Vous êtes la fille de David Ilsner ?
- Non ? C'était un séducteur ?
- On peut appeler le serveur ? »
Le Wau fit apparaître un serveur dans l'esprit d'Aloysius. Il s'inclina devant le professeur, qui lui déclara avec un ton incrédule :
- « Vos oursins sont de la Terre ? Comment c'est possible ?
- En effet, monsieur, » répondit obséquieusement le serveur, avec un accent érudit de la Terre. « Ils sont pêchés la veille de la Dérive et conservés dans des Ravens-aquariums.
- C'est drôlement cher, mais, je peux, Cass ?
- Vous pouvez. Moi je vais prendre une sole. Merci. »
Le serveur s'incline et disparaît de l'esprit d'Aloysius.
- « Merci pour cette invitation, Cass. M'est avis que ça va coûter cher, mais après tout, vous pouvez être la fille de la Présidente de la SH pour ce que j'en sais. Mais puisque ce repas est pour me remercier de nos échanges passés, et puisque vous voulez tout savoir sur ce coquin de David, je vous poserai une question en retour, et vous devrez me répondre, sans mentir. Sommes-nous d'accord ?
- C'est entendu. C'était un séducteur, David, donc ?
- David Ilsner était un génie arrogant que l'on ne pouvait qu'adorer ou haïr. Il était génial, au sens qu'il prenait les voies inexplorées, il avait des solutions originales, il faisait n'importe quoi en apparence et, bordel, ça marchait. Ça marchait tout le temps. L'Université et l'UniNox en particulier vise à construire des humains post transients d'une Renaissance Nouvelle, capables de tout. C'était ce qu'était David. Je suis motivé par la sauvegarde des Afters de Lennox, et je m'y donne à fond. Lui, son attention se portait sur n'importe quel sujet, il en absorbait tout, et il ajoutait sa pierre. Précisons que de plus, il n'a jamais suivi le cheminement universitaire standard : pas de diplôme, pas de thèse, pas d'articles...il travaillait d'une chambre d'hôtel, si possible avec une ou deux femmes dans son lit.
- C'était un Transient ?
- Ah, encore votre lubie...non. C'était un humain avec des failles bien humaines. Et on le détestait pour ça : il arrivait sans diplôme, inconnu des pairs scientifiques, et il était plus fort que n'importe qui, que vous. Il prenait votre sujet de recherche, le pliait en deux façons, elle apparaissait sous un nouvel angle et cet éclairage répondait à votre question. Il vous laissait soin d'écrire la thèse, « maintenant que c'est fait » comme il disait. Et « c'était tellement facile mon vieux ». Et bien sûr il la ramenait devant tous les journalistes. Il vous faisait sentir bête et en plus baisait votre femme dans la foulée.
- Vous parlez d'expérience ?
- En effet, j'avais deux femmes à l'époque, dont une doublement mariée à deux hommes, et il s'est faite l'une et l'autre avec le mari.
- Cela vous a fait souffrir ?
- La jalousie est un sentiment moyenâgeux qui ne convainc plus personne, même en fiction. Cela me dégageait surtout du temps pour mes recherches. David, même par sa vie sexuelle, a été une bénédiction pour la science.
- Vous avez parlé de journalistes. Je n'ai trouvé aucun article.
- Vous êtes détective ?
- Qui sait ?
- Ah, le fameux « qui sait ? » de Cassandre. Vous n'avez pas assez cherché.
- Il n'y a pas d'articles sur lui, je vous le garantis.
- Ah, d'où votre question sur les entrées d'EV altérées...je commence à voir où vous voulez en venir.
- Passons. Il travaillait sur n'importe quel sujet ? J'ai l'impression que la linguistique est son point fort.
- Était. Il est mort...au cas où vous en doutiez.
- Vous en êtes sûr ?
- Je serais étonné du contraire...même si l'univers est riche en surprises.
- Noté. La linguistique, donc ?
- Pas seulement. Ses travaux sur le Veritatis représentent les briques fondamentales de tout ce qui a été bâti depuis. Mais oui. Il s'est intéressé à ce qu'on appelle la grammaire générative. Cela vous dit quelque chose ?
- Éclairez-moi.
- Avant les années 2100 ou un peu avant, je n'ai pas la date exacte, il y avait de nombreux dialectes dans la SH. Les langues mortes comme l'anglais, le chinois, cela vous dit quelque chose ? Certains travaux ont remarqué que ces langues, quoique différentes, avaient évolué au moins de part leur vocabulaire, c'est à dire les mots, depuis quelques langues originelles fondamentales, un peu comme tous les êtres vivants descendaient d'un ancêtre commun, une cellule dans un océan, il y a quelques milliards d'années. La grammaire générative est une théorie linguistique qui a établi que les langues avaient également des briques fondamentales de grammaire. Par exemple...la pomme est rouge. On associe une qualité à un objet. On retrouve cette structure, ce prédicat, un peu partout. Quand on a rencontré les Xenos, qui comptent des milliers de civilisations et qui dans chacune de ces civilisations disposent de dialectes profondément associés à leur culture, on s'est intéressé à leur langage surtout pour les comprendre. Pour des raisons nobles, établir un contact, ou la paix, ou pour d'autres plus sombre, pour les dominer, leur mentir, les exploiter. Mais David s'est posé la question d'une grammaire générative Xeno.
- Dans quelle civilisation ?
- Dans toutes les civilisations, humaine comprise. Une grammaire générative universelle.
- Pourquoi ?
- Vous voulez la raison officielle ou ce que David m'a confié quand je l'ai vu se rhabiller dans mon salon ? Non, répondez pas, les deux bien sûr. Officiellement, il a trouvé une langue inconnue sur une sorte de peinture rupestre ou une gravure Xeno dans je ne sais quel monde inhabité...suite à quoi il est parti un an ou deux dans des mondes pur Xenos pour mener des recherches. Il est revenu sans rien, sans UN résultat, le grand David, sinon cette idée lunaire qu'il existait une proto langue Xeno. Évidemment, il allait avoir raison. Après, je sais qu'il s'était entiché d'une femme à l'époque, et ce voyage d'un an avait tout de la lune de miel.
- Vous ne m'avez pas donné la raison officieuse.
- Il l'a vu dans un rêve.
- Le proto langage ?
- Est-ce que ça a une importance ?
- Que toutes les espèces sentientes, même séparées de milliards d'années lumières, qui ne se sont et ne se rencontreront jamais disposent de langages dérivant d'une proto-langue dont il existe des vestiges ici et là ? Oui, c'est un sacré sujet. Un sujet qui à mon sens nous dépasse. Un de ceux dont on n'aura jamais la solution, car elle n'est pas éloignée physiquement mais temporellement. Cela dit, si on ne peut pas voir le sommet de la montagne, on peut l'imaginer. »
Dans sa psyché, Samuel retirait délicatement la chair rouge violette d'un oursin aux odeurs iodées, accompagné d'une crème couleur rouille épaisse. En vérité, il mangeait une barre nutritive par petits bouts. Finissant sa dernière bouchée, il demande :
- « Étrange ce restaurant. Vous y allez souvent ?
- Oui.
- Vous savez que cette rue, la rue où vous m'avez emmené, où est ce restaurant...je la connais bien. Je n'ai jamais vu ce restaurant.
- Vous en êtes certain ?
- Certain », dit-il avec un sourire. Il acceptait le jeu. « Bon, poursuivons. Sauf pour certaines créatures mythiques, comme les Voyageurs de la religion Xeno de ceux-qui-attendent, nous avançons tout droit vers le futur. Par conséquent, les causes précèdent, et sont liées aux conséquences. Le centre d'un cercle est toujours le point intérieur le plus éloigné du bord. Les mathématiques existent en dehors de notre perception du monde, de notre culture. Oh, certaines créatures gazeuses ne savent pas compter par nombres distincts comme 1, 2 ou 3, car tout est continu chez eux, mais plus ils creusent, plus l'absolu mathématique est toujours le même, chez tous les êtres sentients. Ces éléments pourtant abstraits sont les outils des civilisations avancées pour interagir avec la réalité.
- Nous sommes tous les enfants des Dieux Aveugles.
- Ils sont au début et à la fin des temps, en dehors de l'univers et au cœur de toute chose, dans l'infiniment grand et l'infiniment petit. C'est la prière rituelle des croyants, mais un jour, j'ai l'intuition qu'on dira un jour que c'est la simple réalité.
- Et donc la grammaire générative universelle a été ainsi théorisée.
- Je me permets de faire une petite digression. Chez les humains, on a associé la division des langues avec le mythe de la tour de Babel. Est-ce qu'on est sur une Babel inversée ?
- Vous prétendez que vous ne connaissez pas David mais vous utilisez un terme très particulier lié à son histoire. Est-ce que vous me cachez des choses, Cass ? Je veux dire, des choses importantes. »
Le Wau tourna la tête autour de lui. La réponse était tristement ironique.
- « La vérité c'est que je sais que le terme « Babel inversée » est lié à certaines choses qui sont reliées à David.
- Soit. David Ilsner a fait de nombreuses recherches de part le monde et notamment auprès des civilisations Xenos. Il s'est retrouvé sur une planète, Caliban-1. Vous en avez peut-être entendu parler : c'est la ligne de front du conflit entre la Ligue d'Antioch et la SH.
- J'en ai entendu parler, répondit le Wau, qui se sentait comme un prédateur progressant vers sa cible.
- Un lieu plutôt inhospitalier. Je vous passe les détails mais...
- Franchement, dites moi les détails. Vous aurez droit à deux desserts.
- Je vais vous passer les détails car ma mémoire me fait défaut. Caliban a 12% d'oxygène, pas de toxines, supportable avec les bons vaccins. Il aurait passé des moments difficiles là-bas, mais il a de toute évidence trouvé quelque chose. Quelque chose d'important. Et il a disparu. Mais avant de disparaître à jamais, David a envoyé une série de messages. Des messages curieusement mangés par des anomalies, mais que l'on a pu reconstituer. Il aurait trouvé ce qu'il appelle une Babel Inversée et une langue Xeno morte appartenant à une civilisation inconnue. Vous savez qu'avec l'excitation des isotopes, on peut établir l'ancienneté d'une construction. Il a fait des relevés. Au pif, comme ça, dites-moi depuis combien de temps ce bâtiment existait.
- 1 million d'années.
- plus que ça.
- Euh, 3 milliards d'années ?
- Date de l'apparition de la vie sur notre vieille Terre. Plus que ça.
- 5 milliards d'années ? Création des planètes.
- Plus que ça. Le bâtiment existait avant la création de la première planète.
- 15 milliards d'années ?
- Le Big Bang. Ça serait vraiment bizarre que cette cité Xeno existât avant cette date, pas vrai ? Et pourtant...c'était le cas. Les ruines étaient encore plus anciennes.
- Sam...le temps n'existait pas au moment du Big Bang.
- Excellente remarque. Alors comment expliquer la datation ? En imaginant que ce ne soit pas une anomalie. Allez, montrez-moi l'étendue de votre imagination !
- Cela venait d'un autre univers ?
- Pas mal, mais raté. La datation montrait une date infinie car ce bâtiment n'avait pas été construit dans le passé, mais dans le futur par des êtres qui voyagent du futur vers le passé.
- Donc les Voyageurs de la religion Xeno existent ?
- De toute évidence.
- Mais pourquoi la SH n'en parle jamais ?
- On va y venir.
- Attendez, vous vous rendez compte de tout ce que vous me dites ? Les voyageurs, Caliban-1, la grammaire générative...j'ai l'impression de découvrir l'Atlantide, ou ces ruines Transients sur Mars qui nous ont donné la Dérive. Pourquoi avoir caché ça ?
- Mais je n'ai rien caché, ma chère. Il y a, disait le poète, sur la Terre et dans le Ciel plus de mystères que dans toute la philosophie. Le cas Caliban-1 est intéressant, mais quid des Galaxies sombres ? Quid de Tybalt, la planète en dimension fractale ? Quid des messages cryptés que nous recevons depuis l'intérieur des soleils au-delà du nuage de Magellan ? Quid, tout simplement, de la matière noire, qui semble accumulée dans des endroits qui comme par hasard sont inatteignables par la Dérive ? Quid des Hiboux, des Xenos de Booz, qui prétendent recevoir des messages de Transients qui vivent dans un univers parallèle, et qui prétendent que le multivers est la composante des Dieux Aveugles ? Quid de l'expédition Nouvel Horizon, qui a envoyé un vaisseau Xeno-humain dans l'infiniment petit avec une machine Transient et qui est revenu deux ans plus tard à son point de départ, tout l'équipage ayant disparu ? Quid du Kugelblitz Lucifer, vénéré par les sectateurs de l'Emprise, et qui leur transmet psychiquement des schémas technologiques avancés à des distances qui remettent en question les technologies actuelles ? À côté de ces questions, l'affaire Caliban-1 ne mérite pas un entrefilet dans un tabloïd conspirationniste.
- Soit, revenons sur David Ilsner. Il envoie des messages.
- En tout cas il en envoie un gros, qui nous a été partiellement communiqué. C'est là qu'on arrive au moment où je vais avoir, j'en suis certain, toute votre attention. Vous allez adorer. »
Il ménage une pause, et le Wau se concentre de toute sa capacité.
- « Le message nous parvient. Et les Transients s'agitent. Enfin, disparaissent. Pendant quelques heures, ils s'éclipsent. Vous savez qu'il y en a toujours deux qui siègent au conseil de la SH ? Ils sont partis quelques heures. Pareil pour le juge permanent de la cour de Calchas-3. Et ils sont revenus. Et à partir de ce moment, Caliban-1 a commencé à devenir insaisissable : impossible à analyser, par exemple. Tout ce qui devient lié à cette planète disparaît plus ou moins.
- Des entrées d'EV.
- Si vous m'aviez dit que c'était à ce sujet, on aurait gagné du temps.
- La main des Transients ?
- Possible.
- Quel est ce mur qui nous tient éloigné de Caliban-1 ?
- L'entropie est une notion physique issue de la thermodynamique qui nous aide à quantifier le désordre. Elle est en principe toujours positive. Le chaos ne fait qu'augmenter. En effet, si par exemple, vous veniez à ordonner quelque chose de désordonné, vous allez vous agiter, et créer plus de désordre au global que vous en avez rangé. Imaginez-vous, transpirante, après avoir nettoyé une chambre. Mais la science et les anomalies de l'univers nous ont appris que pour chaque chose il existe son contraire. La matière et l'antimatière. Les objets de masse négative. Aujourd'hui nous savons que l'entropie a tendance à se propager d'un système à l'autre : est-ce par une onde, est-ce par une particule appelé le boson du chaos, est-ce les deux ou est-ce autre chose, on ne le sait pas...encore. Une hypothèse que certains scientifiques formulent sur Caliban-1 est qu'il existe une machine qui lui fait rayonner de l'anti-entropie. Ainsi, Caliban-1 absorbe de l'information et du désordre quand elle devrait en émettre.
- Mais pourtant c'est dans votre esprit. Et dans le mien maintenant.
- Oh oui, comme la plupart des forces elle diminue avec le carré de la distance, et nous sommes deux esprits, disons, forts. Mais vous verrez qu'il vous faudra faire un effort supplémentaire pour travailler sur le sujet. C'est pour cela d'ailleurs que je n'ai pas fait le rapprochement immédiatement entre Caliban-1, votre manie des Transients, et les EV.
- David Ilsner découvre quelque chose sur Caliban-1, et les Transients accourent. Au lieu de détruire la planète, ils mettent une machine à anti-entropie pour que la découverte disparaisse au fil du temps. Que disait le message ?
- Il parlait de la datation de la Babel inversée. Et aussi contenait un guide linguistique pour la langue stellaire, que l'on trouvait abondamment partout sur place. Une langue seulement écrite, ce qui est pratique étant donné que beaucoup de Xenos n'ont pas d'organe vocal.
- Cette langue qu'on ne peut apprendre que par une obscure religion Xeno ?
- Cette langue est anecdotique nous concernant car Caliban-1 se trouve dans l'espace humain et rayonne de l'anti-entropie, ce qui explique notre désintérêt pour celle-ci. Mais pour les amis Xenos de David, elle a fait l'effet d'un électrochoc. Voyez-vous, elle a les caractéristiques grammaticales d'une langue unifiée interespèce. Parce que c'est justement elle, la proto-langue. Toutes les religions l'utilisent : l'Emprise qui se rêve sous un seul leader, le culte de l'Unité qui y voit leur objectif spirituel, le culte de l'Épopée Humble de toute vie, et bien sûr Ceux qui attendent, et bien d'autres. La langue stellaire s'est disséminée plus rapidement que les rayons de toutes les étoiles et est devenue la lingua franca galactique, sauf pour les humains, qui l'ont paradoxalement découverte.
- Attendez, attendez. Je ne suis plus votre récit. Cela fait des centaines d'années que la langue stellaire est pratiquée par les Xenos.
- C'est exact. David Ilsner, avant de disparaître à jamais, a fait cette découverte en l'an 2498. Il y a plus de trois cents ans.
- Mais vous avez dit avoir travaillé avec lui.
- Et vous m'avez dit que votre mère l'avait fréquenté. Vous m'avez menti. Je vais me passer de dessert car je doute fort d'être dans un restaurant à l'heure actuelle. Nous avions un accord, et j'ai une question pour vous, Cassandre, si c'est bien votre nom. Qui êtes-vous ? Une Xeno ? Une IA en vadrouille ? Une Transient exilée ?
- J'ai encore des questions.
- Répondez à celle-ci.
- Je sais que vous m'appréciez et je vais répondre à votre question. Mais sachez que si je vous donne cette réponse, je devrais disparaître de votre vie. Vous aurez encore mon souvenir, et le souvenir de cette réponse, mais de façon définitive vous ne me reverrez plus. Alors, voulez-vous cette réponse ?
- Ma chère Cass, je suis un homme de vérité avant d'être un homme d'amitié, même si vous allez me manquer. Dites-moi tout.
- J'appartiens à l'Ordre Wau. »
Samuel se pencha en arrière, comme sous le poids d'une révélation difficile à supporter. Il devait s'en vouloir de ne pas y avoir pensé.
- « Ces grands types en armure ?
- Je porte l'Armure au moment où je vous parle.
- Et où sommes-nous ?
- Cette information, vous ne l'aurez jamais, et si vous jamais vous deviez l'avoir, je devrais vous vider la mémoire.
- Fort bien, vous avez honoré notre accord, et ma curiosité est satisfaite.
- Étiez-vous vivant en 2498 ?
- Oh oui, et d'un âge bien avancé. À l'occasion d'un séminaire sur la Terre, j'ai rencontré un Transient. Je lui ai demandé la vie éternelle, qu'il m'a accordée d'une façon ou d'une autre sur un simple soupir. »
Alors que Samuel dissertait sur le fait qu'il voulait depuis toujours repousser son téléversement dans l'After, qu'il jugeait un lieu stérile de découvertes, Cass s'effondra intérieurement.
Aloysius porte la marque des Transients. Il a été altéré par un Transient. Il a probablement une sorte de mouchard génétique qui a déjà révélé aux Transients la position du Saint des Saints. J'ai sabordé mille ans d'effort en quelques minutes. C'est la fin. Je ne mérite plus l'Armure.
- « Vous ne dites plus rien, Wau.
- Vos révélations ne sont pas une excellente nouvelle pour ma mission, à dire vrai. »
Ils se levèrent tous les deux et sans ôter l'Armure, mais sans lever l'illusion, le Wau raccompagna Aloysius à l'UniNox. Il était midi quand le Wau dissipa l'illusion et le vieil homme sursauta sous la luminosité de l'astre bleu, avant de lever les yeux et de toiser le géant de métal.
Autour d'eux, des curieux prenaient des photos.
- « Je vous dis adieu, Sam. J'ai apprécié de vous connaître.
- Ne désespérez pas, Cass. J'ai une dernière information pour vous. David a connu mille femmes, mais il avait son âme sœur. Je vous ai parlé de son année de voyage sur les mondes Xenos. Son âme sœur était également une femme brillante, bien entendu. Elle s'appelait Julia Prahi. Son nom ne vous dit rien mais c'était une célébrité à l'époque. Elle en sait forcément plus. Et on sait tous que depuis Caliban-1 il lui a envoyé un message juste pour elle. Elle bossait pour une sommité politique ou un gouvernement...je m'en souviens plus. »
Le Wau ne disait toujours rien, comme s'il n'était plus mentalement présent. Alors il rajouta, vivement :
- « Et oui, Julia est probablement morte aussi, mais elle, elle est dans l'After. Vous allez me dire, personne ne peut se rendre dans l'After et revenir, mais bon, vous êtes un Wau, pas vrai ? »
Le Wau opina. Tournant les talons et progressant dans le jardin de l'UniNox, il répondit pour lui-même, en pensée : plus pour longtemps.
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