- « Le sujet que nous allons vous confier s'appelle Ada. Elle est née il y a onze ans dans un Shareplace autour de Caliban. Vous voyez ce que c'est ?

- C'est une station orbitale, c'est ça ?

- Oui, et Caliban étant la frontière, il y a un flou sur les lois qui s'y appliquent. Antioch y a donc trouvé l'occasion idéale de créer des expériences sociologiques pour appuyer des projets politiques. Un Shareplace c'est en quelque sorte une communauté entre anarchisme et communisme de l'ère préstellaire. De zéro à trois ans, Ada est prise en charge par d'autres gamins plus vieux, ou par des adultes, au hasard. Pas de papa ou de maman là bas, quand elle a besoin d'un câlin, un adulte vient et s'occupe d'elle. Dans cette station orbitale, une centaine d'adultes, environ trente gamins en dessous de quinze ans, et tous ces adultes sont les parents des enfants - au sens affectif. Dans un Shareplace, quand vous grandissez, et bien vous pouvez avoir une relation sans le savoir avec un parent proche. La consanguinité se règle par tri génétique.

- Le paradis selon la Ligue d'Antioch.

- Précisément. Personne ne possède rien. Tu as besoin d'un outil, tu veux une jolie plante dans ta cabine, et bien tu prends ce qui est sous tes yeux et personne ne te dit rien. Et quand on te le reprend, tu ne dis rien en retour. Même tes vêtements : tu les enlèves, tu les mets dans une grosse benne de lessive le soir, le lendemain tu en as un propre qui appartenait à quelqu'un d'autre. Ça fonctionne plutôt bien. Nous y sommes. La fenêtre ne fonctionne que dans un sens, donc elle ne sait pas qu'on l'observe.

- Elle a tout d'une fille ordinaire.

- Plus ou moins. Voici quelques éléments biographiques, je vous les ai envoyés via EV. Ada grandit, et à trois ans commence à s'occuper des plantes qui sont partout, sur chaque paroi de la station, surtout dans la grosse pièce commune du centre, sans gravité, où elles peuvent pousser dans toutes les directions. À cinq ans, elle s'occupe aussi des plus petits. Elle suit des cours scientifiques assez pointus - aujourd'hui elle serre une peluche dans ses bras mais est tout à fait capable de résoudre une équation diophantienne - ce qui est d'autant plus impressionnant que moi-même, je n'ai aucune idée de ce qu'est une équation diophantienne, et quand je lui demandé ce que c'était, elle m'a répondu avec une hésitation consternée - comme si je vous avais demandé la couleur d'une orange.

- Faire des mathématiques aux temps des EV...

- Elle écoute les récits des héros de la Ligue d'Antioch et regarde Caliban depuis les hublots de la Station. C'est une grosse planète couverte de nuages, parcourus d'éclairs. Planète inhabitable, stérile, inintéressante - même pas une base de missiles, c'est dire.

- Ou aucune visible.

- Poursuivons. À six ans, elle commence à faire de la maintenance de bord. Son petit gabarit et sa formation sont parfaits pour ces travaux. Elle reçoit une punition un jour : elle refuse de prêter un outil à un « Frère » qui partait pour son travail; elle en avait besoin après sa phase de repos et ne voulait pas perdre du temps à aller le chercher. Les punitions du Shareplace sont exotiques : elle a été enfermée dans une pièce vide, sans baie vers l'extérieur, avec l'outil de la discorde, et une plante qui fournissait eau et nourriture pendant un temps indéfini. Elle m'a dit dix jours, mais c'est peut-être moins. Quand on est seul on devient rapidement cinglé et en perte de repères, croyez-en un ancien naufragé.

- Comment l'avez-vous récupéré ?

- Les Shareplace ont commencé à chauffer les oreilles du Conseil de la SH...c'était une façon indirecte de coloniser la frontière, de repousser celle-ci. La Flotte Stellaire a lancé une certaine opération il y a deux mois. On a envoyé un Endymion tout armé sur place, un vaisseau de six kilomètres de long...

- J'ai servi sur de nombreux Endymions. Le Phrike j'imagine.

- Oui. Le Phrike. Vous imaginez donc sans mal l'impression que ce monstre peut donner. La station était dans son ombre. Vous pensez qu'ils auraient flanché ? Non. Les négociations ont échoué. La Flotte a fait mine de partir puis on a envoyé six gars des forces spéciales en caméléon sur la station. C'était épatant, vous savez. La distance était telle que ces gars sont restés quatre jours à avancer vers la station dans leurs combinaisons pressurisées. Ils défoncent le sas, tuent quatre ou cinq gars, négocient à nouveau, personne ne veut se rendre. Alors le commandement donne l'assaut, renégocie, essuie encore refus sur refus. À la fin, aucun adulte n'a survécu. On se retrouve avec vingt gamins sur les bras, dont Ada.

- Et les dix autres ?

- Les dix autres quoi ?

- Vous avez dit au début qu'il y avait trente enfants sur la station. Et là on est à vingt.

- Et bien je vous laisse librement imaginer leur destin. Bref, Ada nous est confiée. On l'amène dans cette jolie chambre. Vue sur les cascades de Calchas, les rampes où avancent les damnés fonctionnaires que nous sommes et les vaisseaux qui passent dans le ciel. Un petit lit rien que pour elle, pour la première fois de sa vie : le même tous les soirs. Télévision et programmes - et publicités ! - de la Société Humaine. Jeux vidéo. De quoi peindre et lire, et réviser ses sciences. Une petite compilation de classiques de la Société Humaine et de La Ligue d'Antioch. On lui ouvre les chakras, vous voyez ce que je veux dire. À leur arrivée ici dans le complexe on a offert à tous les gamins un petit sac bleu avec une lune dessus. Dedans, des petites choses : crayons de couleur, carnet, un Xeno en peluche...quand on lui a dit que le Xeno en Peluche était à elle, bon sang...l'intensité de ces émotions ! Elle était terrifiée que ce petit jouet soit un test et qu'on l'enferme à nouveau dix jours. Qu'on la punisse. Et d'un coup, elle a compris : il était à elle, et rien ni personne au monde ne pourrait le lui prendre. Elle le serre comme si c'était son enfant. Elle dort avec. Elle lui parle.

- Un cas d'école qui ne plairait guère à Antioch.

- Et oui, voilà toute l'étendue des principes du Shareplace, pulvérisés en deux jours avec un jouet. La propriété, le territoire, c'est viscéral, c'est au fond de nous. Je dirais même que c'est le facteur fondamental qui nous différencie des Xenos. Cela dit, d'autres gosses sont plus résistants à la tentation. Vous savez quoi ? Je pense que dans le fond, c'était un vrai chouette projet, le Shareplace. Il y a plus de points communs entre les Antiochiens et nous que les discours politiques ne nous le feront croire quand ils auront été repoussés loin de Caliban.

- Et pourtant vous parlez comme un politique.

- Maintenant que vous avez le topo, voici votre mission. Vous avez trois semaines pour initier Ada à la Société Humaine. Comment on fonctionne, les amis, le travail, les loisirs. Les thalers. Le droit à la citoyenneté, qui lui donnera gîte et couvert chaque jour sur nos planètes. Vous allez lui devoir expliquer ce qu'est une famille au sens traditionnel. Dans trois semaines, on l'envoie sur un caillou appelé Clelia, au delà de la Porte du Lointain, où elle sera accueillie par les Jespersen : un papa, une maman, une sœur et deux frères. Il faut que ça se passe bien. On lui doit.

- Vous me demandez de reconfigurer son esprit avec les techniques psis ?

- Euh...vous pouvez le faire ? Enfin, non, surtout pas. Il faut du doigté. Nous sommes surveillés. Depuis toujours...Ne lui faites pas oublier sa culture du Shareplace, et l'idéologie d'Antioch. Dites lui même que c'est ce qu'elle a de plus précieux. C'est son passé. Ça lui appartient. Nous sommes là pour lui donner, pas pour lui prendre ou détruire encore plus ce qui constituait sa vie.

- De qui avez-vous peur ? De la présidente de SH qui déclare tous les jours que les antio-chiens sont nos meilleurs amis ?

- Je veux que si un Wau ou même, les Dieux Aveugles nous gardent, vous savez quoi...se ramène ici pour nous demander des comptes...je veux donc pouvoir regarder ces salopards dans les yeux et leur dire qu'on a préservé Ada au maximum et que nous n'avons pas agi par idéologie. En fait, si dans trois jours Ada veut repartir à Antioch ou je ne sais où, si elle le demande à corps et à cris, et bien on l'emmènera. Cela dit, vous n'allez pas en parler ni lui poser la question, c'est d'accord ?

- Pourquoi ces connards en armure de Wau vous chercheraient des noises ? Après tout, vous avez juste assassiné dix enfants parce qu'ils vivaient au mauvais endroit. C'est la guerre à nouveau, pas vrai ? Moi je ne m'en plains pas. J'ai de l'ambition. Un jour j'aurai mon Endymion. La guerre accélère les choses.

- Rien ne justifie la mort de même une seule personne dans la SH, disent les idéalistes. Je ne sais rien des projets du commandement et je ne peux, comme vous, que deviner. Mais pas besoin d'aller chercher loin. Quand les chiens se battent, c'est pour le plaisir de leurs maîtres. Et nos maîtres, qui peuvent d'une pensée anéantir des mondes, et bien...je ne vais pas prononcer leur nom, ni même l'imaginer. Mais vous savez très bien ce à quoi je fais allusion. »