Lennox
Le Wau ouvre la boîte mentale et consulte la liste des thèmes aux réponses trop courtes :
- Caliban-1
- Langue stellaire
- David Ilsner
- Babel Inversée
- S-422421
et d'autres entrées négligeables. Ces entrées étaient des expressions assemblées sans queue ni tête par force brute via les robots de l'Unité Sombre, auxquelles les EV avaient simplement répondu « Je n'ai pas compris votre question. »
Étudions la liste.
Caliban-1 est l'un des nœuds du problème. Planète de mystères. Mais aussi planète sur la ligne de front de la guerre actuelle. Et si la guerre se faisait parce qu'il y avait quelque chose sur la planète ? Les dirigeants des gouvernements auraient effacé cette information, même s'il aurait fallu couper à la hache et utiliser des scientifiques de pointe pour intervenir dans l'EV. Piste à étudier.
langue stellaire. L'absence d'entrée est possiblement explicable : le Wau savait qu'il existait un pacte d'entente humain-Xeno sur la protection de cette langue pour des raisons religieuses.
S-422421. S est pour « amas stellaire » ou « galaxie ». Les S-422 sont une classe de « galaxies absentes ». Il y en a environ 800 identifiées à ce jour. Il s'agit de galaxies très lointaines, pour lesquelles il faut compter de 1 à 3 semaines de Dérive en force 5 ou 6 depuis la bulle de la SH pour les atteindre. Ces galaxies sont inexplicablement « invisibles ». On en a détecté la masse, mais pas l'image. un peu comme si on les avait « peintes en noir » : trous noirs, débris intermédiaires ou l'impossible matière noire, le mystère demeure. La SH avait tenté à grands frais quelques expéditions pour ne rien trouver. Cela dit, une fois encore, si la SH avait trouvé disons, de la matière noire, et qu'elle en avait envisagé une utilisation militaire, peut-être aurait-elle gardé cela secret en attendant une période de paix.
Les « Babel inversées » sont une anomalie singulière. Le côté mystique rappelle les Transients, mais cette dénomination typiquement humaine néglige l'aspect profondément Xeno de tous les Transients. Et s'il s'agissait d'un projet humain, encore ? Le Wau avait vu passer une information, peut-être une rumeur, il y a quelque temps...un vaisseau en dimension fractale...qui serait construit dans quelqu'endroit perdu de l'univers...
Reste David Ilsner.
Qui es-tu, David Ilsner, et qu'as-tu fait, pour que la SH ou les Transients souhaitent effacer ton nom de l'histoire ? Ce David s'avérait la piste la plus prometteuse et la plus facile à résoudre à court terme.
Nul homme n'est une île. Il est toujours possible de duper les EV avec des meta recherches : « qui était le père de David Ilsner ? ». Mais évidemment c'est prendre le risque d'avancer sur le territoire dangereux de la question interdite.
Le Wau referme la liste dans une boîte mentale. Trouver un bon espion. Le conditionner ici. Peut-être enquêter sur les altérations de l'EV. Ah, et faire le plein d'antimatière - les réserves diminuent ici.
Le Wau se lève, à l'affût du bruit que pourraient transmettre ses homologues dans la structure du vaisseau, mais tout est silencieux. Les rares fois où il avait participé à un conseil, il n'avait pas pu comprendre les intimes pensées de ses frères de l'Ordre. Se sentent-ils seuls parfois ? Débordés par leur mission ? Ne font-ils rien ? Après tout, il n'y a aucune obligation ni aucun agenda dans l'Ordre...
Le Wau traverse à nouveau la Porte Intriquée, puis abandonne son Armure. Les cheveux de Cass flottent à nouveau à l'air libre.
Elle passe l'autre Porte Intriquée, et arrive dans son appartement de Lennox, par une ouverture coulissante qui autrement donne sur une penderie. Une chambre, un salon, un petit minimum discret dans le quartier le plus luxueux de ce monde lointain. Cass enfile une combinaison discrète et s'approche de la baie vitrée.
Lennox est un monde sur lequel plane le concept de liberté. Non pas que ses citoyens soient particulièrement libres - la société, telle un enfant, brandit souvent le mot qui qualifie son besoin urgent plutôt que sa nature profonde.
Car Lennox est un monde lointain, un de ceux, avec des trous perdus comme Fang, Ur ou tout ce qui est derrière Ariel, que l'on ne peut joindre qu'avec plusieurs Dérives depuis la Terre ou Prospero et qui ne dispose pas (officiellement...) de Porte Intriquée. Un monde profondément inhabitable à l'origine : des terres violettes saturées en potassium, une atmosphère acide, empoisonnée par une mélange tueur de soufre et de carbone. Les xénobiologistes n'ont pas trouvé une seule cellule vivante d'après leurs dires (mais plus Cass découvrait le fonctionnement de la SH, plus elle avait l'impression que les xénobiologistes étaient corrompus, idiots ou génocidaires). Une seule coquetterie, cependant : la surface rocheuse était rassemblée en grands cristaux cubiques. En survolant sa surface, un voyageur aurait eu l'impression d'un monde en pixels : des montagnes cubiques, flanquées de collines cubiques ou, entre des rochers cubiques, se dressaient fièrement des grains de sable cubiques. Cristallisation du potassium, avaient dit des chimistes blasés.
L'éloignement de ce monde par rapport à la bulle SH, mais sa distance par rapport à son étoile en faisaient un candidat idéal pour le test d'une technologie Transient absolument hors de prix appelée la bombe terraformatrice (ou selon leurs termes, la semence de vie), une bombe aux composants assez simples mais dont le fonctionnement exact échappait encore aux IA de la SH.
Le Conseil avait designé une zone tempérée, et lâché une bombe, fruit du travail d'un million de scientifiques sur cinq ans : sur un disque parfait de cent kilomètres, la structure du sol et de l'atmosphère s'étaient modifiées et pouvaient accueillir la vie humaine dans l'instant d'après. Le soir même, un peu d'herbe perçait la roche. Comme tous les artefacts Transient, le résultat était miraculeux.
Mais le miracle Lennox se transforma bien vite en scandale et même plus en scandale humain-Xeno : on y érigea une cité nouvelle, autonome, hantée de scientifiques encombrants qui allèrent fouiller dans les coins. Il se trouve que les cubes, les cristaux, avaient une structure plus complexe que celle de simples minéraux. Ils n'étaient pas sentients, non, c'était pire : les structures cristallines étaient l'After des êtres sentients qui avaient peuplé autrefois la planète. Ils avaient prolongé puis figé leur conscience dans ces structures, et l'humanité avait mis les pieds dedans juste pour voir. Le scandale s'étendit : puisque les humains avaient profané gaiement le cimetière d'un antique peuple mystérieux, d'autres civilisations Xenos, certaines disposant d'une bombe adaptée à leur atmosphère et d'autres qui pouvaient tout à fait trouver l'atmosphère de Lennox à leur goût, s'implantèrent avec le même sens du saccage.
L'humanité tenta plus ou moins de les en dissuader, mais leurs efforts furent jugés illogiques, voire hypocrites ou incompréhensibles.
Ainsi Lennox était à la fois le pan honteux de l'émancipation coloniale de l'humanité, mais aussi un lieu d'échange humain-Xeno assez unique. À l'exception de la Terre, les Xenos sont très nombreux dans la population humaine, et ils se comptent en milliards sur Prospero. Mais ces derniers cas concernaient des Xenos dont la physiologie tolère les conditions de vie humaine, et en ceci, ils sont « étrangers mais pas totalement » aux humains. Lennox proposait la cohabitation avec des êtres radicalement différents, et notamment quelques sociétés avancées, ce qui était une opportunité unique de rapprochement avec une altérité proche mais souvent rejetée.
D'ailleurs, il y avait une Université généraliste sur Lennox, l'UniNox, flanquée d'une section psi qui était la seule dans la SH à accueillir des Xenos, où l'on pratiquait des expériences peu déontologiques d'étude de conscience comparée. La liberté, encore.
Cette cohabitation qui se riait de l'éthique, l'éloignement général et surtout le péché originel fondateur de Lennox que rejetaient ses habitants sur un gouvernement aveugle et sourd, avait planté les germes d'une culture de la défiance et de la liberté. Depuis Prospero, les Lennoxiens étaient vécus comme de pittoresques professionnels de l'indignation.
Cent kilomètres de rayon, c'est peu pour l'esprit d'entreprise humain, et Lennox s'était développée verticalement, aussi bien en hauteur qu'en profondeur; des arcologies titanesques Xeno de même nature avaient essaimées un peu partout sur la surface. Au sommet scintillait le Palais du Préfet, en architectures anguleuses qui tentaient de faire oublier sa première version, à base de cubes.
Plus on descendait, plus l'emprise du gouvernement diminuait; la sécurité assurée par la police se faisait par la milice, puis au moyen de gardes du corps. La zone souterraine, techniquement l'After de la civilisation inconnue de Lennox, était considérée comme hors SH par le gouvernement qui ne voulait rien se reprocher...mais elle existait néanmoins.
La société de Lennox avait fait « de l'Abîme » ainsi qu'il avait été nommé une expérimentation de liberté. Ainsi il existait une zone appelée le Véritable Abîme, qui était le sous sol le plus bas, et le plus étendu, où la liberté était totale et où aucun acte ne pouvait vous être reproché. Était-ce une expérience intéressante ? Comme l'avait dit Aloysius, un universitaire de Lennox cher au cœur de Cass, « on donne la liberté absolue à des humains en espérant qu'ils réalisent sans entrave une œuvre qui bouleversera l'humanité, et on se retrouve avec des gens qui jouissent en étranglant des chiots »
Si Lennox était le point privilégié de Cass, c'est qu'il y avait là alliés et ennemis propices à ses opérations. Et son éloignement de la SH permettait néanmoins en cas de crise au Wau d'intervenir en passant par la Porte Intriquée. Enfin, Cass avait néanmoins un comportement étrange : elle vivait en marge de la société. Ce qui aurait été suspect sur la Terre était tout à fait commun ici.
Elle s'empare d'un sac à dos d'étudiante et dévale les marches de son immeuble, un œil au loin sur l'aurore boréale puissante qui marque la fin du disque de terraformation.
Des rues de pierre fondue et de métal; des passants habillés tous de façon différente, souvent confortable. Des rêveurs allongés, qui regardent des films géants projetés sur ce qui est le sol de l'étage supérieur, à 100 mètres de haut. Des voleurs. Des prédateurs capables du pire qui se disent « quelle jolie fille, elle est à moi » avant de se prendre une douche froide psychique qui va tuer toute excitation sexuelle sur un mois. Des Xenos qui se collent au mur comme des mousses, ou, cônes à pattes munis de tentacules, dévorent par erreur un pauvre fox-terrier domestique sous les cris de son propriétaire.
Il y a des ascenseurs, mais le corps transhumain de Cass exulte de se défouler sans l'assistance mécanique de l'Armure : elle gravit des marches à une vitesse qu'aucun humain, même augmenté, ne peut atteindre, sous le regard blasé et idiot de Lennoxiens drogués qui n'y voient qu'une ombre.
Deux étages d'arcologie plus haut, la voici dans le quartier des usines de production, quadrillée par des drones roulants imposants comme des tanks et équipés d'armes de guerre. Cet étage privatisé par des entreprises impossibles à distinguer de cartels organisés, hautement gardé, exploitant la « faille de liberté » de Lennox pour produire tout ce qui était interdit ailleurs, créait un tampon de sécurité entre l'Abîme et l'administration. Ce grand quartier était savamment ordonné, au contraire de l'anarchie des constructions plus basses : travées perpendiculaires avec des points de contrôle, grands carrés d'usines de six kilomètres de côté.
Cass reprend un rythme de marche normal. Elle ne craignait pas les drones armés des milices privées, mais d'attirer l'attention. Elle passe deux blocs avant d'arriver au centre de production d'antimatière : une usine de métal poli, luisante sous les lumières dorées de l'étage, enveloppée de nombreuses couches de verre espacées pour dissuader les voleurs à force de contrôles. À l'entrée, deux drones armés. Un premier checkpoint avec un soldat. Ils ont été briefés : les livraisons se font parfois par des personnes déroutantes, comme cette vague étudiante sur le tard. Son identité est validée, plusieurs fois.
Un des contrôles est tenu par un Xeno, poulpe d'argent aux innombrables tentacules issu d'une société appelé le peuple lumière. Cass identifie un membre d'une communauté amphibie du pôle sud de Gobbo : de magnifiques cités délicatement sculptées dans la glace, un travail sur la lumière qui sublimait les corps de toute leur société. Ils exsudaient parfois un liquide noir, hautement énergétique, et faisaient pour cela l'objet d'un trafic interdit dans la SH.
- « Un Xeno qui contrôle ? s'exclama Cass plus pour elle-même que pour lui.
- Spéciste ? répliqua l'individu du peuple lumière.
- Je vois que la pensée humaine vous a pénétré entièrement, plaisanta Cass.
- Spéciste. », conclut le Xeno en lui faisant signe de passer, son empreinte vocale ayant été validée.
Il y eut aussi un contrôle psi. Le Psi en question était un stagiaire de l'UniNox qui s'amusait à créer dans l'esprit du soldat qui l'accompagnait l'illusion d'un insecte qu'il chassait en vain. Ses performances psi étaient aussi faibles que sa déontologie, pensa Cass dans un recoin de son esprit qu'il n'atteindrait jamais. Il terminera dans les Abîmes.
Et elle rentra dans l'Usine. Un Androïde animé par IA se présenta devant elle.
Depuis 2050 les IA pouvaient sans problème donner l'illusion d'une conscience. Avec l'After et les émulations de personnalité, on avait littéralement la psyché intacte d'un humain qu'on pouvait caler dans un cerveau électronique. On aurait pu placer ces personnalités dans des robots ayant l'apparence d'un humain et les laisser poursuivre leur vie - ce qui a été tenté durant quelques décennies.
Avec le temps, une rupture franche a été créée entre l'After et le reste - les humains dans l'After n'avaient aucun intérêt à revenir dans le réel - et seules les IA sont restées. Pour des raisons religieuses mais aussi éthiques il fallait faire la différence entre une IA et un humain, on a exhumé de l'ancienne science fiction le mot Androïde. Il désignait des robots humanoïdes clairement identifiables comme artificiels dans leurs mouvements, leur élocution et leur regard vide. L'intérêt était, par politesse, de rappeler à leurs interlocuteurs que ce qui pilotait l'Androïde était non-humain. À ce titre, lors des procès importants où un Transient s'invitait, il avait la pudeur d'habiter un Androïde. Et même si "After Cyrano" de 2710 était une fiction qui avait enflammé les foules, la tendance générale depuis plusieurs siècles était que les humains se fréquentaient entre eux et ne voyaient nul intérêt dans les IA.
L'IA ne jugea pas Cass par son jeune âge ou son apparence. Elle ne se douta de rien quand elle dezippa un sac à dos d'étudiante pour en sortir un conteneur antimatière coûtant plusieurs millions de thalers pièce, ni quand elle donna les trois codes de validation correspondant à une commande faite par un client anonyme et richissime. Elle se dit même que faire transporter quelque chose qui coûte dix millions de thalers le gramme à une femme plutôt jeune et innocente est un moyen de protection qui ne manquait pas de génie.
Cass repasse les contrôles. Le stagiaire psi fouille la fausse vie intime de Cass dans sa tête. Agacée par son sans-gêne, elle s'invente une relation passionnée avec deux hommes dont elle a tiré le profil dans les souvenirs du psi. Les deux hommes parlent du stagiaire en le traitant de tocard sans aucune dignité. Il secoue la tête, comme giflé, et détourne le regard quand elle part.
Sortie de l'usine, elle avise encore un escalier ascendant. Elle compte passer à l'UniNox. L'étage universitaire est entre le Palais du Préfet et la zone industrielle, et, gonflé de sa sécurité, accueille des hôtels luxueux. Ces hôtels théoriquement présents pour accueillir des maîtres de conférence en mission sont en réalité le point de chute des touristes de l'extrême venus poursuivre de sombres objectifs dans le Véritable Abîme.
L'UniNox est un bâtiment prestigieux fondé à une époque où Lennox n'était pas encore un scandale. Pierre blanche et bois, grands jardins, quelques animaux de la terre, des parcs, des amphithéâtres...et la controversée section psi plus moderne non loin, métal et verre.
L'UniNox est hélas silencieuse. En un temps où les IA font d'excellents chercheurs et vulgarisateurs, et où les obstacles qu'elles rencontrent sont dénoués par les Transients, la recherche est devenue un secteur administratif de gens intellectuellement médiocres, venus là pour des Thalers faciles pour assouvir des rêves sans ambition.
Il existe toutefois des cours d'une science généraliste qui porte le nom de Philosophie Post-Transient. Au sens propre, c'est la sagesse, les us, le bon sens, l'observation de l'humain par l'humain - le seul contrepouvoir intellectuel d'une science qui échappe à l'homme. Le but ultime des cours de PPT était de créer des individus complets, non spécialisés, non dépendants des EV, d'une nouvelle Renaissance, capables entre autres de réparer un vaisseau, de baragouiner Xeno, et de distinguer le bien du mal.
Cass, dans ses moments difficiles, errait dans l'UniNox. Le bois verni, les tableaux anciens et le silence faisaient du bâtiment un musée du progrès intellectuel des temps passés. Son oreille avait été attirée il y a quelques années par un cours magistral donné dans un petit amphithéâtre par un certain Aloysius, un type aux cheveux blancs de sagesse et aux yeux noirs d'une intelligence quelque peu perfide. Il s'exprimait sur la nature de la liberté et avait sorti sa fameuse tirade sur les étrangleurs de chiots, et posait évidemment la question de la relation aux Transients. Cinq personnes dans l'Amphi, dont un fonctionnaire venu là dans sa pause café car il n'avait pas trouvé où s'asseoir.
Cass avait poursuivi avec Aloysius la discussion sur les Transients et les deux parties s'en trouvèrent enrichies. Depuis, Cass passe voir Aloysius au cas éventuel où une idée nouvelle lui soit venue.
Après quelques errements et des questions à deux fonctionnaires peu pressés, elle le trouve dans une salle aux parements de bois vernis et fenêtres à vitraux, qui détonnait avec quelques appareils de haute technologie qui traînaient sur une table. À gauche Aloysius, en blouse blanche. À droite, un Androide primitif : il était à peine humain, avec un tronc de métal gris noir couvert de voyants, une caméra au-dessus et deux bras et deux jambes articulés. En faisant abstraction de sa taille, on aurait dit un jouet.
Les deux étaient penchés sur un cube violet. Aloysius avait une paire de senseurs attachés par une lanière autour du cou et scrutait l'intérieur.
« Vous intervenez sur une conscience sauvegardée de Lennox ? demanda Cass. J'ai vu plus éthique de votre part. »
Aloysius retire le senseur et plisse les yeux pour reconnaître Cass. Étrange comme il paraît sans âge. Dans la psyché d'Aloysius, Cass entend en écho « étrange comme elle paraît jeune ».
- « J'œuvre pour la bonne cause. On a abandonné l'idée de comprendre le stockage de la conscience sur Lennox, mais ce petit cube, je l'ai trouvé dans une boutique de souvenirs dans l'Abîme. Les bourgeois de la Terre se les arrachent. Imaginez, avoir la conscience d'un Xeno dans le salon ! Si j'arrive à comprendre comment c'est encodé...
- Et si les Lennoxiens se réveillent pour voir comment nous les traitons...
- Peut-être seront-ils reconnaissants, hasarda l'Androïde. Vous êtes qui ? »
Cass regarda Aloysius pour qu'il fasse les présentations.
- « Mon ami Proteus, voici Cassandre. Je ne connais rien d'elle. Pour autant que je sache, c'est une Yeux Vides, une espionne, ou peut-être même une Transient qui s'amuse à me visiter. Quoi ? » demanda-t-il devant la mine fermée de Cass. « C'est la vérité. Je ne sais rien de vous.
- Vous pouvez toujours poser les questions.
- Et vous pouvez toujours me mentir...je sais que vous êtes Psi, et pas une petite. »
Elle savait qu'il savait, mais n'avait jamais su comment. Cass ne s'était jamais senti particulièrement mystérieuse : peut-être parce qu'elle ne s'apercevait pas que le plus souvent, elle posait des questions et partait sans recevoir celle des autres. D'ailleurs elle n'allait pas apporter plus de détails et renchérir :
- « Et lui c'est quoi ? Une IA ? Proteus...
- Tiens, cela peut faire l'objet d'une expérience intéressante. Derrière le masque de ce robot mystérieux, Proteus, y a-t-il une IA, une psyché Xeno, un Transient, ou une conscience humaine venue de l'After ? Faisons un test de Turing moderne. Posez lui quelques questions.
- Une question suffira », dit Cass, mystérieuse.
Elle s'assied et se met à l'aise, croisant les mains derrière la tête et étendant ses jambes.
- « Proteus, tu penses quoi du gouvernement de la SH ?
- C'est un très bon gouvernement qui a à cœur de subvenir aux besoins de chacun. Je suis fier...»
Cass et Aloysius avaient éclaté de rire à l'unisson. Qu'il est bon, se dit Cass, d'éprouver de la joie.
- « Je ne comprends pas, dit Proteus, vous n'aimez pas votre gouvernement ?
- C'est profondément Xeno de répondre qu'on a confiance en ceux qui nous dirigent, répondit Aloysius. Les humains élisent un gouvernement, puis le contestent mollement. C'est un processus d'équilibre sociétal, qui quand il n'existe pas, trahit un problème grave. Cass, cela fait quoi, un an, deux, que nous ne nous sommes pas vus ? Une sonde a trouvé un gros vaisseau spatial Xeno tout rond, en pierre, dans l'espace. Vers Booz je crois. Booz est vraiment la Babylone des Xenos.
- En pierre ? Des Xenos qui n'ont pas besoin d'atmosphère ou de température ?
- Ce n'était pas un vol habité au sens propre, expliqua Proteus.
- C'était l'After d'une civilisation qui a vu sa planète avalée par un soleil transformé en géante rouge.
- La civilisation de Proteus ?
- Un terme précis serait « Les êtres qui changent en mieux continûment ». Sam ici a proposé Protéens. Pas idiot.
- Sam ?
- C'est mon prénom, dit Aloysius. Donc dans la sphère de pierre, mes confrères ont découvert des petites tablettes gravées avec des formules mathématiques. Chacune génère un nombre. Ils ne pouvaient pas mettre le nombre directement sur la formule car il était trop gros. Ils s'agit de grands nombres, de l'ordre de 10 puissance 82. On s'est demandé à quoi servaient ces nombres. Je me suis dit, et si c'était un encodage ? Il se trouve que c'étaient des coordonnées non pas l'espace mais dans un espace mathématique virtuel, un espace vectoriel standard utilisé par les réseaux neuronaux, qui définissait une personnalité et des pensées.
- C'est une découverte scientifique ?
- Oh non, c'est un processus basique. Les hommes le maîtrisent depuis le début du XXIe siècle. C'est la techno à la base de nos IA. Imaginez des planètes dans l'espace qui ont toutes un parfum de glace : chocolat, vanille, fraise...plus la planète est grosse, plus vous aimez ce parfum. C'est un peu le principe, et c'est comme ça d'ailleurs qu'on encode nos personnalités dans notre After à nous. À part que notre Xeno...il n'a pas de vanille ni de fraise, il a d'autres choses. Définir ces autres choses est un travail de croisement de données titanesque. Proteus, qui ne m'en veut pas trop, est le prototype : on a fait de notre mieux, mais on a comblé les nombreux trous avec des données humaines ou Xeno que nous connaissions. Résultat, à part quelques étrangetés sur notre gouvernement, il s'exprime comme un humain carrément dans le coup.
- Je ne vous en veux pas, Sam. Je suis content de vivre.
- Vous vous souvenez de votre vie d'avant, Proteus ? demanda Cass.
- Très bien. J'écris des passages précis à l'EV chaque soir.
- Ce qu'il raconte est très "humain". À le lire, il y a des maisons et des véhicules et ce genre de familiarité, mais je crains qu'il ne mette des interprétations humaines sur ce qui était encodé comme d'autres concepts. Une grande équipe sur la Terre travaille sur mon ébauche pour faire quelque chose de plus cohérent.
- Quel est votre plus beau souvenir, Proteus ? demanda Cass.
- Je regarde les rochers dérivants du grand anneau de notre planète, lors d'une nuit spéciale que nous appelons le troisième passage. J'y vois comme un message. Les astres me parlent et me disent que je dois vivre. J'aime ce passage. Regardez moi aujourd'hui : je vis.
- Merci Proteus. Aloysius, ou plutôt Sam, pourquoi faire revenir à la vie Proteus ? Pour un Lennoxien et préserver leur conscience je comprends, mais pour lui ? On est pas censés basculer tôt ou tard dans l'After, et, magiquement, se transcender ? Vous avez inversé le processus.
- Transients et sentients, nous sommes les bergers de ceux qui sont égarés, ma chère Cass. En nous déversant dans un serveur, nous restons de la matière mais nous ne sommes pas loin de l'étape de pure énergie. Les Protéens se sont au mieux sauvegardés. Nous construirons un After pour eux.
- Nous allons devenir de l'énergie, c'est ça ?
- Des champs électromagnétiques, Cass. Des particules d'échange. Peut-être même des impulsions de probabilités. C'est ça ou disparaître. Dépêchez vous de trouver un garçon ou une fille à embrasser, après ce sera beaucoup moins bien. »
Aloysius faisait des petites remarques de temps à autre pour sonder Cass. Il ponctuait celles-ci d'un petit affleurement psychique, mais à son niveau, il lui serait impossible de distinguer une pièce vide (le cerveau d'un non psi) d'une pièce refermant une montagne de dix kilomètres dont la face serait un mur de la pièce (ce qui était peu ou prou la puissance de Cass). Elle enchaîna, impassible :
- « Je viens avec une question.
- J'aime les questions, dit Proteus.
- C'est ça qu'il manque au monde, mon vieux Xeno, fit Sam en levant l'index. Une bonne question.
- Je soupçonne une main inconnue de modifier quelques entrées EV choisies. Est-ce possible ?
- Et quand elle dit main inconnue, souffla Aloysius à Proteus, elle veut dire Transient. C'est sa lubie. Alors voyons...tout scientifique sérieux vous dira « c'est impossible » étant donné la redondance multidimensionnelle des IA. On pourrait même dire qu'une entrée effacée sera recréée en mieux par le processus génératif naturel. Si c'est vrai, voici ma réponse : c'est l'œuvre d'un Transient.
- Pas d'un humain ? Ou d'une force Xeno ?
- On dit souvent qu'on est quoi, presque 6 trillions d'humains ? Mais ce chiffre est ridicule en rapport au nombre des IA autonomes qui sont dans nos réseaux. Des IA autonomes et plus douées que le meilleur d'entre nous.
- Même un type super fort ? Genre, un Wau ?
- Peut-être un Euler, un De Vinci, qui travaillerait avec des outils fondamentaux, vous savez, ces lignes de code en assembleur...et encore. Les humains ont inventé peu de choses qui les dépassent, mais le réseau des IA en est notablement une. »
Aloysius avait tourné un instant la tête pour sonder Proteus, et Cassandre avait disparu. Curieuse, cette fille.
LA QUESTION DU JOUR PAR INGO IZAN
- C'est l'heure de la question du jour...nous recevons Petra, c'est une militaire, officier des communications sur l'Alké, fleuron de notre flotte Stellaire, un de ces Endymions que l'on voit depuis le sol de Prospero dans le ciel. Petra, nous avons entre les Big Five, les cinq grands mondes, une grande Porte Intriquée qui nous permet d'aller d'un monde à l'autre. Pourquoi nous n'avons pas une telle porte sur chaque planète ?
- Et bien parce que cela coûterait très cher. Les Portes Intriquées sont à la base un artefact transient que nous avons réussi à reproduire avec une grande difficulté. Dites vous qu'il faut graver un circuit spécial et l'alimenter pour chaque unité dite « Unité Intriquée » et qui correspond à la taille d'un électron. Pour faire passer un électron dans une Porte Intriquée qui a pile la taille d'un électron, il faut un dispositif qui coûte environ 15 000 thalers. C'est très utile car un électron, c'est pile ce dont on a besoin pour communiquer entre deux vaisseaux ou planètes distantes. D'ailleurs, depuis cent cinquante ans désormais, les Portes Intriquées de communication sont incluses dans toutes les Dérives de tous les vaisseaux. C'est pour cela qu'en tant qu'officier de la communication, je connais bien cette technologie. Maintenant, pour faire passer un objet plus gros, comme un humain, il faut multiplier le coût proportionnellement, même s'il y a des économies d'échelle. Pour un humain, il faut compter 2 milliards de thalers. Pour les portes telles qu'il y en a sur les Big Five, il est impossible de les chiffrer. La dernière a pris deux ans de toutes les ressources industrielles de Titus, qui est théoriquement capable de produire un vaisseau tous les deux jours.
- Excusez-moi, pourquoi il y a une porte intriquée sur chaque vaisseau ? Elles sont reliées à quoi ?
- Elles sont reliées au centre EV. Actuellement, l'humanité colonise de nombreux mondes au delà de la Porte d'Ariel. Certains sont en plein développement économique mais nombre d'entre eux ne sont que des petits hameaux d'une poignée de personnes, et elles sont incapables de se payer une simple Porte Intriquée de communication. Mais quand un vaisseau passe au-dessus de ces planètes, il s'apparie avec les terminaux de communication par ondes qui ne coûtent rien et synchronisent les EV de la SH et les EV du monde. La libre circulation des vaisseaux nous permet d'être informé de tout et de porter secours à ces mondes lointains en cas de crise...quand c'est encore possible.
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