Exil
L'oisiveté...
Alpha faisait tout bien et mieux que les autres. Parfois il semait trop en avance, mais on s'apercevait qu'il avait fait au mieux. Sans qu'on lui explique, il changeait le filtre à eau du puits. Ada commençait à le trouver plus intelligent que n'importe qui ici.
Cela laissait le village sans véritable occupation. Dans les saisons chaudes, qui arrivaient trois fois par année de la SH, les habitants de Clelia descendaient jusqu'au lac et y pique-niquaient, organisaient des lectures publiques de la Bible ou accéléraient la cadence de mise en sac de la production du robot extracteur.
Dans les périodes froides, quand tombait la neige, venaient les temps difficiles. Le dieu des Jespersen interdisait toute drogue sauf l'alcool, et Paul utilisait ce vide théologique pour importer des liqueurs fortes au goût de framboise extraites de nébuleuses. Le premier hiver qui suivit l'arrivée d'Alpha laissa son empreinte. Paul s'était mis à boire. Il devenait mélancolique, et commençait des monologues sur la vacuité de leur projet. Puis il s'auto-dépréciait. Puis il disait que Dieu les avait abandonnés, qu'il était silencieux, qu'ils étaient fous. Au début, la famille répondait. Invariablement, le ton montait, et il se mettait à frapper les objets, puis les gens. Vers la fin du mois maudit, Marie avait passé deux nuits chez les Hibotz. Et avec le soleil tout redevenait comme avant, avec de vagues excuses du patriarche, qui pour sa sincérité ne se remémorait que vaguement ses épisodes furieux.
Puis vint le deuxième hiver et Paul ne tint pas ses promesses de ne pas boire. Il buvait en cachette, d'abord le soir, puis ensuite dès le matin. Ada passait ses journées à lui dire « Oui », les yeux baissés, même quand il la traitait des pires noms. Elle s'apercevait que cette immense planète vide était à bien des égards une prison qui n'avait rien à envier à sa chambre du CRA.
Un soir de la fin de l'hiver - il y avait encore dix centimètres de neige à l'extérieur mais d'expérience elle serait fondue demain -, le soleil était déjà tombé. Paul, ivre, se plaint que la table n'est pas mise et commence à injurier Marie. Ada venait de rentrer et portait encore une doudoune blanche. Dans ces épisodes, elle n'avait que du mépris pour son père adoptif, et l'interpella. Disposant d'une excellente mémoire, elle lui hurla dans le texte, au mot près, le passage de la genèse où Noé fit honte à ses enfants en ayant trop bu.
Paul renversa une table et chercha un objet pour frapper Ada. Elle s'enfuit par la porte, courant dans la neige avec ses petites jambes. Paul est derrière elle, un pot en fer à la main, et Marie et les enfants le supplient de se calmer. Heureusement, Paul titube et tombe, et Ada peut prendre de l'avance. Instinctivement, elle se réfugie dans la grande serre - Alpha, peut-être le Xeno pourrait la protéger. Il est là, s'occupant d'élaguer des arbres à l'aide de ses bras aiguisés. Elle court vers lui, glisse entre ses jambes. Paul est là, injurie le Xeno (qui ne comprend rien à la situation), jette son pot, prend une pelle, donne un coup sur Alpha qui dévie flegmatiquement l'assaut d'un mouvement de bras. « POUSSE TOI SALOPERIE ! » hurle Paul, et Alpha obtempère.
Ada, transpirante, est coincée entre la verrière et son poursuivant. Ses membres tremblent de peur. Désespérée, elle casse un carreau qui fait à peu près sa taille et l'air s'échappe au dehors en hurlant. Elle s'enfuit aussi, dans le noir absolu de la nuit, fuyant un homme fou qui voulait probablement la tuer.
Les habitants de la communauté sortent de leur maison, sans vêtements chauds, hébétés. Paul avec sa pelle sort de la verrière et tombe à genoux dans la neige en pleurant. L'air sifflant est une terrible nouvelle pour tous : les cyanobactéries ont contaminé leurs plantations. Il va falloir racheter de la terre et des plantes, et repousser de quelques années le point zéro de la dette.
Senga a son fusil dans les mains et un drone équipé d'une lampe torche et s'adresse d'un ton ferme à la cantonade.
« Les hommes, prenez des vêtements chauds et revenez ici dans une minute. On se concentrera sur la serre plus tard. Nous devons retrouver Ada avant qu'elle meure de froid. Paul, vous allez rentrer chez vous et vous coucher immédiatement. Si vous faites quoi que ce soit d'autre, je vous tue. Par ailleurs, la famille Jespersen, je vous relève immédiatement de la garde d'Ada. Je m'occuperai d'elle et on verra si une famille d'ici ou d'ailleurs pourra lui offrir un foyer sûr. Marie, Japhet, Paul Junior et Ben, occupez vous de votre père. On y va. »
Le temps qu'il termine son discours, les hommes étaient habillés et dotés de lampes vacillantes et les enfants Jespersen portaient leur père, pleurant, incapable de marcher, chez eux.
De son côté Ada s'était mise à courir comme si tout le village s'avançait tel un monstre invisible derrière elle. Impossible de savoir où elle allait. Elle fuyait juste les lumières vibrantes au loin. Elle commença à monter une côte...il n'y avait rien, simplement le néant et les étoiles. Et le froid...elle se met à ralentir, referme méticuleusement sa doudoune. Et puis tout d'un coup, toutes les injustices et les violences qu'elle a subi dans sa pauvre et courte vie remontent : le massacre du SharePlace, la détention et la duplicité manipulatrice de Sol, son abandon, l'hypocrisie, la faiblesse et la violence de Paul...elle pleure à gros sanglots qu'elle retient pour ne pas faire de bruit.
Et puis on l'arrache de terre. Elle hurle, mais le bras de galaxie qui traverse le ciel est barré par une silhouette familière : la tête d'Alpha. Il la porte dans ses bras.
« Alpha, murmure-t-elle en sanglotant, ne me ramène pas là-bas je t'en supplie. Je ne veux plus les revoir. Je peux mourir seule dans les montagnes. »
Bien sûr, le Xeno ne répond rien. Il la tient dans ses bras et avance dans la même direction, à l'opposé du village. Quand Ada le comprend, elle se roule en boule dans ses bras et se laisse porter vers un monde où il n'y aura ni chaleur, ni à manger, ni à boire, mais au moins, il n'y aura plus de violence humaine.
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