Espions involontaires

Cass s'élance, se glisse dans un ascenseur où se trouvent des touristes fortunés en quête de sensations fortes. Direction l'Abîme, premier sous-sol. L'ascenseur est tracté par un grappin inertiel, et progresse à une vitesse folle entre les étages sans sensation d'accélération. On passe la surface et de l'autre côté de la paroi défile la mosaïque infinie de cubes violets de toutes tailles.

Pendant la descente, Cass a un mauvais pressentiment. Une intuition. Normalement, les Wau n'ont pas d'intuition : ils ont des idées claires. Voilà des années qu'elle n'avait pas eu d'intuition qui lui dévorait la nuque. Et pourtant, c'était le cas. Que se passait-il ?

L'ascenseur s'ouvre sur une rue au plafond en dôme blasphématoire, éclairée de néons immortels, proposant tous types de services. Des guides humains et drones se jettent sur les touristes pour leur proposer un direct presque sans risque dans le Véritable Abîme. À l'entrée, un contrôleur Yeux Vides veille : sa broche psi et ses yeux blancs montrent qu'il ne faut pas s'amuser à utiliser la puissance psi pour provoquer des meurtres par proxy. Les Yeux Vides sont rarement des traqueurs de tueurs, celui-ci doit être un Alpha ou un Beta, pense Cass, avant de s'approcher du Dernier Bastion, la grande boîte populaire de l'étage moins un.

Le Dernier Bastion se dresse sur quatre étages qui vont creuser le plafond pour accueillir son toit. Des projecteurs soulignent sa structure symétrique, mélange de château français et de fort militaire. Aucun contrôle à l'entrée : ici, tout est permis. Une seule consigne, sur un panneau d'or noir : « Vous êtes libres de faire ce que vous voulez, nous aussi. Pensez-y avant de déconner. Signé : La direction. »

On pouvait y acheter et consommer de l'alcool et de la drogue, et toute sorte d'expérience sexuelle. Mais l'entrée donnait sur une simple piste de danse, déjà bien encombrée. Dans l'Abîme, il n'y a jamais d'heure.

Cass commande l'alcool de nébuleuse au goût framboise, par habitude, histoire d'être naturelle, et s'empare de son verre. Se retournant sur l'atmosphère enfumée de narguilés et de vapeurs, des lasers dessinant les danseurs, du hurlement de la musique et des Xenos, elle fait l'inventaire des humains. Un couple flirte avec un Xeno du peuple lumière, bien décidé à passer à l'acte au 4e étage. Un groupe d'étudiants riches venus de la Terre s'enivre pour trouver le courage d'aller dans le Véritable Abîme.

Une petite créature avec de grands yeux d'enfants s'approche de Cass. Elle est couleur argent, presque liquide, avec un nombre de membres changeant, mais s'efforce d'être humanoïde. Dans un dialecte humain plein de glouglous, elle tend une main en disant : pour un thaler je te prédis l'avenir, car je suis l'enfant d'un Transient. Cass tire un thaler luisant comme de la lumière de sa poche.

« L'enfant de Transient » déclare d'une voix aiguë :

- « Aujourd'hui tu vas rencontrer quelqu'un qui est immortel.

- Ton père ? Va, enfant de Transient, et sois prudent. »

Les Xenos ne mentent pas, sauf quand ils mentent. Et quand ils mentent, c'est quasiment leur seul mode de communication.

Reprenons le scan des humains. Un couple d'hommes vient pour un safari. Ils ne remontent pas à la surface, se disent-ils, sans avoir tué quelque chose ou quelqu'un. Un Psi corrompu vend ses services dans un recoin. Il y a quelqu'un d'intéressant : une collectionneuse de la terre, venue avec un garde du corps. Une vraie méchante, sous des allures de bourgeoise en goguette aux cheveux d'argent. Elle collectionne les cadavres Xenos, qu'elle fait chasser dans l'Abîme et embaumer pour les exposer dans une demeure à Genève. Un bon candidat.

Quand Cass a besoin d'un pantin pour des missions, des missions dangereuses, elle préfère se servir des personnages peu recommandables, question de karma. D'une vague psychique, elle fait oublier au garde du corps pourquoi il est là et lui donne soif. Il s'éloigne. Elle s'approche de Patricia, puisque c'est son nom, et sonde son esprit à la recherche de sa vie intime tout en lui posant quelques questions nonchalantes pour ouvrir des portes mentales. Elle trouve son type d'homme, à peine dix huit ans et innocent. Elle brouille son esprit pour que Patricia la voit comme ce type d'homme et que ces mots lui parviennent comme ceux d'un homme. Elle craque dans la minute. Elle suit Cass dans l'ascenseur que cette dernière vide de ses passagers d'un revers de main psychique. Dans son dos, le Yeux Vides, aussi entraîné soit-il, ne voit rien.

Dans l'ascenseur, Cass regarde intriguée Patricia qui se pâme alors qu'elle est persuadée de se faire peloter et embrasser par son fantasme parfait. Elle la suit chez elle, puis à travers une Porte Intriquée, puis une autre, après que Cass a revêtu l'Armure. Ils s'installent dans le lieu de vie du Saint des Saints, Patricia allongée sur la table, persuadée d'être sur le lit d'un hôtel de luxe sous les caresses d'un Apollon.

Le Wau en armure se penche comme un marionnettiste au-dessus de son corps.

Passons à l'opération. Nous allons injecter des boîtes mentales dans des boîtes mentales, donc on va commencer par la fin pour remonter au début. Soyons organisé et précis. Chaque boîte s'ouvre et révèle une boîte intérieure quand la condition de la boîte est satisfaite.

Boîte intérieure : Tout ceci est vain. Je suis ridicule. Je déteste être ridicule. Je vais oublier toute cette histoire comme ça j'oublierai que je suis ridicule.

Autour de cette boite : C'est beaucoup d'informations...je vais demander à un détective privé ce qu'il en pense. Non mieux, je vais demander à l'Ordre Wau ! Après tout, ils ont dit qu'ils peuvent nous aider. Ce pauvre David, je suis sûre qu'il a la vie dure là bas sur Lennox. Alors qu'ici. Les Wau peuvent tout. Je leur envoie tout.

Autour de cette boite : Je vais demander à ma secrétaire, c'est trop de travail. Je veux tout savoir sur tous les Ilsner commençant par un D. Et si on trouve rien, je veux savoir où sont leurs parents, leurs frères, leurs sœurs, leurs cousins, tout. Envoyez moi tout ça par mail.

Autour de cette boite : Ce jeune homme me manque. Que fait-il en ce moment ? Il devrait être avec moi. Je le rendrais heureux et lui me rendrait heureuse. La nuit, il m'a donné son nom pour que je le retrouve si je le voulais. Pourquoi ne lui ai je pas proposé de rester avec moi ? Je suis folle. Quel était son nom ? Ilsner je crois. Je ne vais pas engager de détective privé. Je peux le retrouver avec l'EV. Ilsner. Dominique ? David ? Danny ?

Autour de cette boite : Je suis satisfaite. Pas besoin de nouveaux Xenos pour titiller mon excitation. Retournons sur la Terre au plus vite.

Boite finale et extérieure, la première qu'elle ouvrira : J'ai passé une nuit sublime avec un certain jeune homme. À mon réveil, je suis sortie de l'hôtel et je suis redescendue retrouver mon garde du corps au dernier Bastion.

Puis Cass la raccompagna, folle d'amour, au Dernier Bastion.

Alors que Cass remontait une dernière fois dans l'ascenseur, et qu'à travers la vitre un soleil bleu traversait la barrière d'aurore boréale au loin, se coulant sur un horizon hérissé de cubes, elle s'interrogea sur la réalité du libre arbitre. Tout au long de ces ouvertures de boîtes mentales, Patricia aura l'intime conviction d'être le capitaine de sa destinée, et pourtant tout a été programmé par une inconnue qu'elle ne pourrait pas reconnaître si sa vie en dépendait.

Combien autour de nous sont ainsi ? Et si nous l'étions tous, d'une façon ou d'une autre ?

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