Clelia

Sous le soleil rouge et ardent, devenu néanmoins orange et doux par le filtre de l'atmosphère, l'unique section civilisée de Clelia était stupéfiante de beauté : quelques maisons-containers, posées il y a cent ans autour d'une vieille bâtisse de pierre, faisaient face à une vallée en pente douce incendiée de fleurs d'un jaune intense, puis un lac magnifique sans une ride, qui refletait enfin des montagnes qui se dressaient jusqu'au ciel et qui étaient recouvertes de neige éternelle.

La bâtisse de pierre était le résultat d'un rêve ancien et oublié de colonisation : une maison qui aurait pu rappeler l'une des fictions pré stellaires de la Terre : mur de pierre grise, jardin ordonné avec une terrasse adorable, murs colorés et savamment patinés, toits de tuile rouge, avec la mention « Première Maison de Clelia ». La seule, de toute évidence.

Derrière le village, le squelette spectaculaire de quelque monstre de l'espace, des os blanchis larges comme les colonnes d'un temple dément formant une cage thoracique de cent cinquante mètres de haut. On pouvait reconstituer l'animal avec un effort d'imagination - une sorte d'immense baleine sans queue. L'EV précisait qu'il s'agissait d'un Megasteraphailana, une créature qui vivait dans les espaces interstellaires - des millions, sinon des milliards de tels squelettes erraient dans l'espace, mais ici, il était parfaitement exploitable : c'était la richesse de ce monde et ce pourquoi quatre familles étaient venues en exil sur Clelia.

Il y a vingt ans en effet, les Jespersen, les Scott, les Bihotz et les Salute, tous unis par leur foi dans une secte chrétienne appelée Les Véritables Croyants de Jésus, avaient mis leurs économies en commun pour émigrer sur Clelia et acheter un robot extracteur de minéraux, une bestiole mécanique de dix mètres, qui « mangeait » petit à petit le squelette pour en faire des tas de calcium, de platine et de thorium, que Sky emportait pour qu'ils remboursent une dette. La Dette, leur obsession, qui devrait être comblée d'ici sept années, date à laquelle les thalers rentreraient à flot.

Si Ada avait bien compris les discussions désabusées des enfants, l'objectif initial avait été d'utiliser cette fortune pour construire un domaine chrétien dans l'After, un endroit où l'on va quand on est mort. Cependant, un nouveau Pape, Pie XVII, avait il y a cinq ans déclaré que l'âme immortelle n'existe plus dans l'After. Un peu désorientés par cette nouvelle règle par définition infaillible, ils ne savaient plus trop quoi faire - en tout cas, la dette devait être comblée, et cela les occupait; avec un peu de chance, un nouveau pape adoucirait la position de l'actuel à l'avenir.

Avec sa beauté naturelle, pourquoi Clelia n'était pas un paradis touristique ? Pour un simple problème biologique : l'écosystème était surchargé de cyanobactéries qui rendaient toxiques pour l'homme toute plante cultivée dans la terre ou toute eau non filtrée. Selon les explorateurs planétaires qui avaient fait des carottages un peu partout, cela avait même empêché le développement d'une vie animale au-delà de la simple cellule. La solution la plus économique consista donc à créer de grandes serres hermétiquement closes, remplies de bonne terre et de bonnes plantes, qui nourrissait le petit village. Le robot extracteur de squelette géant étant autonome, l'entretien des serres occupait efficacement tout le monde, l'oisiveté étant mère de tous les vices.

Le nombre des colons ayant dépassé vingt avec les naissances, les règles de la société humaine voulaient que ce qu'on appelle un gardien planétaire s'installa sur place. Dans leur grande sagesse, les IA sélectionnèrent le candidat idéal qui était à la fois proche du temps de l'After par son grand âge et aussi un chrétien érudit : Senga. Peau noire, grandes moustaches blanches comme des nuages, et un fusil à accélération magnétique, FAM, en travers du dos. Uniforme bleu et or réglementaire tous les jours, et tout le monde l'appelait tonton. Et le dimanche, titulaire d'un mandat du Cardinal de la Première Préfecture de Prospero, il donnait la messe - seul moment où il posait son FAM.

Chaque famille avait son content d'enfants, puisque Dieu avait dit de croître et de se multiplier, et le patriarche des Salute était un médecin accompli qui s'occupait des naissances. Mais les enfants ne se fréquentaient pas trop entre familles, même si Ada attirait la curiosité et les regards : un flirt avant le mariage aurait été, dans cette communauté close, la graine d'un psychodrame. Dans les silences et les regards, il y avait néanmoins des amours à distance, c'était évident.

Ada eut l'occasion de faire ample connaissance avec les fils Jespersen.

Pour avoir tardé au travail, Japhet se retrouva avec une double corvée de semailles, un boulot pour lequel ils n'avaient pas encore de robots et qui cassait le dos. Sans parler de sa punition, il délégua le travail à Ada qui accepta sans mot dire. Les travaux manuels lui convenaient. En secret, elle demandait à l'EV quand elle le pouvait un résultat ou une notion mathématique (par exemple les masses de Dirac) et elle prenait le temps de le méditer sur le sujet en labourant, portant des sacs de calcium, ou, dans ce cas, en semant. La punition de Japhet, en plus de son propre travail, dura plus longtemps que la journée entière, temps qu'elle ne vit pas passer, plongée dans ses pensées.

Quand Paul s'aperçut de l'absence d'Ada et de l'embarras de Japhet au moment de faire la prière du souper, il alla trouver la première en traînant le second par l'oreille, puis colla à ce dernier un violent coup de poing qui n'avait rien de chrétien. Japhet se retrouva à travailler toute la nuit sans manger, une dent à remettre par le père Salute, et Ada décida de se méfier de lui, mais encore plus de son père.

Paul Junior était une mauvaise graine qui à l'instar des cyanobactéries de Clelia n'aurait jamais donné une bonne plante. Un jour que les enfants des Scott et les frères Jespersen s'étaient réunis pour parler à Ada, il dit d'un ton violent et moqueur :

« Ada est une antio-chienne, pas vrai ? Il paraît qu'ils couchent tous ensemble, là bas. Tu as déjà couché avec ton oncle ? Ton père ? »

Ada, à qui on avait donné une instruction assez complète sur la sexualité au Shareplace, déclara très calmement : « Non. » (La réponse était simple puisqu'elle n'avait jamais eu de relations sexuelles) Son ton égal et posé, qui répondait comme si on lui avait demandé combien faisaient deux plus deux, fit une grande impression sur le reste des adolescents. Paul Junior bafouilla et Ada demanda avec une chaleur candide s'il avait d'autres questions, parce qu'elle aurait sincèrement aimé qu'ils s'intéressent au mode de vie du Shareplace. Mais la discussion en resta là et plus personne n'utilisa le vocable « antio-chienne ».

Enfin restait Ben. Ben était doux, un peu simple sans être idiot, et lui et Ada échangèrent des connaissances comme si à chacun son tour l'un était le mentor de l'autre. Il lui fit découvrir tout ce qu'il avait appris depuis son plus jeune âge sur la pousse des plantes, et elle lui parlait nombres premiers. C'était l'un des rayons de soleil de cette planète, avec Sky qui se posait tous les deux mois pour faire le plein de calcium, thorium et platine et prendre un dîner. Sky aimait Ada et avait toujours un mot gentil pour elle, en plus d'un petit cadeau : bonbons, tunique aux couleurs d'une marque, petit jouet en forme de Raven...

Quand elle eut douze ans, Ada fut amenée par Paul auprès de Senga. C'était dans le doux de l'été, et ils étaient sur la terrasse, au milieu du jardin abandonné de la vieille maison. Elle portait encore Léon à sa ceinture.

C'était le « baptême numérique » d'Ada, une cérémonie de la SH qui en dépit de son nom était tout à fait laïque :

- « Mon petit, dit Senga en posant son fusil et en ouvrant un antique terminal, tu as douze ans. Tu as théoriquement le droit d'avoir ton EV privée même si...et bien on a pas de terminal privé sur Clelia. Ce sera celui de ta famille. Mais quand tu lui parleras, elle saura que ce sera toi. C'est important parce que plus l'EV va te comprendre, plus son IA t'aidera. Et s'il t'arrive un accident un jour et que tu peux pas aller dans l'After, on pourra t'émuler.
- Je n'ai pas eu la discussion importante sur l'After avec Ada, déclara Paul d'un ton gêné.
- Paul mon bon, tu sais, Ada est toute gentille et vient à la messe mais elle doit choisir de se faire baptiser et de suivre vos croyances d'elle-même. En attendant, comme n'importe quelle autre citoyenne de la SH, elle a droit à l'After. Je pense comme toi, Paul. Mais je dois suivre la loi. Et d'ailleurs...qui sait ce que dira le prochain pape...

- C'est quoi émuler ?

- Si tu meurs, une copie de toi apparaît dans l'After, répondit Senga.
- Mais je serai morte.

- Exactement ! s'exclama Paul avec un clin d'œil à Senga.
- Ça sert à quoi alors ?
- Et bien tu vas vivre longtemps, tu vas te faire des amis, je t'en souhaite beaucoup, des ennemis, je t'en souhaite beaucoup moins. Peut-être une famille que tu aimes ? Et quand tu mourras tu pourras décider...ou non (il regarda Paul) d'aller dans l'After. En gros tu es dans un ordinateur, comme l'EV, et tu poursuis ta vie là bas. Mais si tu as un accident, et bien l'EV peut faire une copie de toi. Ça ne change rien pour toi, mais tes amis...et bien...ils peuvent encore t'aimer.

- Ce n'est pas moi !
- Cette Ada, elle est super intelligente, ajouta Paul.
- Bon, je suis aussi d'accord avec ta vision. Mais la structure de l'After dit que l'émulation est importante et tu sais, ce sont des IA vraiment plus intelligentes que toi et moi. Cela étant, à tout moment tu peux demander à l'EV qui est chez Paul de ne pas t'émuler, et ce sera pris en compte. (il toussa). Bon c'est important alors je dois VRAIMENT être précis. L'EV qui est ici est déconnectée du grand réseau de la SH car on est trop loin. Elle se synchronise quand Sky arrive avec son Raven. Donc ton baptême et ton choix ne seront vraiment pris en compte qu'à cette date, c'est compris ? Bon. Maintenant question importante. Tu dois choisir un nom pour ton identité numérique. Si tu l'aimes pas trop tu peux le changer à tout moment, viens me voir. Mais c'est disons plus élégant et plus simple si tu arrives à le garder longtemps. Réfléchis bien. »

Ada s'abîma dans la réflexion et Paul et Senga échangèrent des banalités sur la famille Jespersen. Puis Ada déclara : 

- « Gorylkin. Avec un y à Gory.

- Comme ça ? Senga montra un mot à l'écran.
- Oui.
- Peux-tu me le confirmer à nouveau ?

- Je le confirme. (Un ding confirma l'empreinte vocale d'Ada)
- Bienvenue dans ta majorité numérique, Gorylkin.
- C'est quoi ce nom, Ada ? demanda Paul.
- Un ami...du Shareplace. »

Paul fit une grimace un peu déçue mais il pressa la main d'Ada comme l'aurait fait un père. Son contact était chaud et tendre, et Ada l'apprécia sans oser trop en dire.

L'année de ses quatorze ans, Sky, qui arrivait avec - Ada le savait désormais - trois types de chargement : terre et plantes, petites douceurs et enfin cargaison secrète, probablement lié à du divertissement pour adultes comme des drogues, se pointa avec la plus extraordinaire des charges en surplus.

C'était dans l'été alors si Sky était arrivé comme d'habitude, c'est-à-dire tard, le soleil n'était pas couché. Patriarches et progénitures, et le gardien planétaire, fusil dans le dos, s'étaient mis en cercle autour du Nomad pour réceptionner les caisses et Sky avait demandé de l'espace : « Place ! Place ! Faites de la Place ! »

Par la porte ouverte de la nacelle, une grande silhouette en était sortie. C'était un Xeno. Marron verdâtre. Insectoïde, avec une tête de fourmi sans antenne, des yeux vides, et deux grands bras agiles de mante religieuse. Fin comme un phasme, mais grand comme un homme, à part sa taille et son abdomen large, on aurait dit qu'il eut pu s'envoler au moindre coup de vent.

- « Bon sang, s'exclama le père Scott en mettant la main sur un automagn à sa ceinture (qui lui était bien inutile sur une planète sans vie indigène). C'est quoi ce foutu Xeno ?
- Du calme, Jarvis, intima Senga qui avait pris son fusil dans les mains et le portait comme un enfant. Rappelez vous les mots de la sainte Église : les Xenos sont nos frères.
- J'ai pensé qu'il pourrait vous être utile, dit Sky en prenant l'une de ces pattes. Regardez ces griffes. Il pourrait vous creuser un sillon dans la roche sans problème. Et vous connaissez les Xenos : ils bossent nuit et jour. Plus la peine d'économiser pour un robot. Je vous le laisse à trois cents. »

L'argument de la bête de somme avait fait mouche. Le Xeno ne réagissait pas.

- « Le trafic de Xenos est un crime, déclara Senga d'un ton calme et grave. Tu sais Sky, je t'adore, mais je connais ton pedigree. Pas de crime sur Clelia.
- Pas de prison non plus, vieillard.
- Je pourrais te la faire construire.
- Et qui viendrait vous ravitailler ? Bon on se détend, gardien. On va dire que ce Xeno est venu en visiteur ici. Et que comme je suis un type super sympa, vous me faites une petite prime de trois cents sur la cargaison.
- On peut le prendre à l'essai » dit le père Jespersen.

Les autres approuvaient en silence. Senga posa le regard sur chacun d'entre eux, et avec un regret un peu simulé, déclara :


- « Bien, en vertu des lois sur les Xenos dans la SH, tu es le bienvenu sur Clelia, ajouta Senga après un silence qui lui permit de regarder tous les chefs de famille dans les yeux. Sauf avis contraire de ta part et selon la nomenclature en vigueur, tu seras Clelia Alpha 1, mais on va t'appeler Alpha. Les gars, respectez ce Xeno comme votre enfant, c'est compris ? Sinon j'appliquerai la loi. »

C'est ainsi qu'Alpha entra dans la communauté. Le Xeno n'était pas très causant. En fait, il ne prononçait pas un mot et en semblait incapable, mais il comprenait tout comme un humain, et du premier coup. Sky avait raison : il travaillait comme une machine, infatigable et sans rien demander. Au fil des semaines, les gens de Clelia ne s'en méfiaient ni ne l'aimaient pas plus qu'un caillou entre deux mauvaises herbes; il a simplement commencé à faire partie du paysage.

De façon assez intrigante, Ada remarqua qu'il ne mangeait pas, ne buvait pas, et ne dormait pas. Chaque nuit, par la fenêtre, elle le voyait debout sur ses pattes, le nez en l'air, regardant silencieusement les étoiles.

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