Balade en ville

Le jour des 10 ans d'Ada arriva. Au Shareplace, cela aurait signifié qu'elle aurait eu droit à monitorer les IA de contrôle de la station.

Sol est arrivée plus tôt que le déjeuner, à la surprise de la fille. Elle était dans une tunique noire sans manches, et attendit qu'Ada finisse un chapitre de sa lecture pour lui parler. Elle lui tendit une courte chaînette d'argent.

« Pour les anniversaires, dans la SH, on se fait des cadeaux. J'ai pensé que ce type de rituel te gênerait, alors j'ai tranché. Je t'ai fait un petit cadeau. C'est une petite chaîne pour attacher Léon. »

Ada a accepté la chaîne et a attaché Léon à sa ceinture sans rien dire. Son accoutrement la faisait ressembler à Sol, un peu. Elle aussi portrait une tunique sans manche (mais bleue pâle, avec la mention CITOYEN en noir le long de la jambe), et ses cheveux commençaient à pousser. Sur la station, on rasait tout et on recyclait les fibres pour divers objets.

« On va sortir sur Calchas Prime aujourd'hui. Je t'invite au restaurant. Enfin, c'est la SH qui t'invite. Tu verras, c'est chouette. »

Sol craignait qu'Ada se rebiffe, mais elle souriait sincèrement. La pauvre, elle avait besoin de voir le monde.

Ils sortirent de la pièce sans le drone voyageur et aucune pièce ne se verrouilla à leur passage. Pour la première fois, l'ascenseur descendit. Ada n'avait jamais vu l'entrée, ayant été apportée ici inconsciente. Son cœur battait fort.

Les portes s'ouvrirent sur un très large hall d'entrée de bleu sombre, muni d'écrans, de bureaux de réception, de guides hologrammes émulés par des IA, sous le bourdonnement de drones contrôleurs ou messagers. Des hommes et des femmes en tenue d'officier ou d'uniforme de fonction. En tout cas, c'était bien un complexe spécial. Un Xeno tripode, élancé, tournait une tête curieuse sans yeux de tous les côtés - mais il arborait une sorte de broche aux insignes de la SH. Ils étaient tous occupés, mais ils saluèrent tous Ada à son passage :

- « Bonjour Sol, bonjour Ada. ».

Ada hochait la tête, stupéfaite qu'autant de gens la connaissent.

- « Ils t'aiment bien, tous » dit simplement Sol en souriant, et elle fut interrompue par une femme blonde à l'air sévère, un chignon dépassant d'une casquette.

Sol se dressa devant elle comme au garde à vous.

- « Ada, dit la femme en baissant le regard sur elle, les mains dans le dos. La Société Humaine est honorée de t'avoir en invitée, et si je dis invitée, je n'occulte aucune des circonstances qui t'ont menées ici. À ta majorité, tu seras libre d'aller où bon te sembleras, mais si tu veux rester ici, alors compte sur nous pour te traiter toujours mieux que les nôtres. »

D'un air sévère, elle regarde Sol et tapote deux fois sur son col. Sol fouille maladroitement dans une poche et accroche à sa tunique une broche dorée en forme de trident - le symbole Psi. Sa supérieure hoche la tête et sourit comme pour se faire pardonner d'être en permanence excessivement sévère, puis passe son chemin.

Le Xeno penche sa tête agile vers Ada alors qu'elle passe et elle tend la main vers lui, renifle bruyamment, mais se rétracte quand ils sont sur le point de se toucher et retourne à ses affaires.

Enfin, la double porte s'ouvre dans le soleil.

Le bâtiment de rétention administrative se dresse sur le bord d'une place ronde plantée d'autres tours qui montent dans le soleil à la luminosité démultipliée par la réfraction de l'eau. D'ici, les lointaines cascades roulent sourdement une rumeur permanente, et la foule va et vient, blasée de sa propre multitude et des étrangetés qui la composent.

Ada est bouche bée devant les Xenos, essaye d'attraper le regard d'autres enfants de son âge, eux-mêmes absorbés par des EV portables ou des jeux inconnus qui se passent dans des terminaux virtuels invisibles. D'autres, bien calés dans la réalité, jouent au loup entre les myriades de jambes d'une créature grosse et grise comme un éléphant, mais proportionnée comme un mille pattes et qui avance avec lenteur.

Sol la mène vers un ascenseur qui plonge dans le gouffre sombre sous le quartier administratif, doté de nombreux - des dizaines, peut-être des centaines - d'étages. Tant d'étages qu'il faut de nombreux petits ascenseurs; les Xeno immenses se contentant d'une rampe circulaire qui descend lentement autour de la structure centrale. La lumière diminue, et devient artificielle.

Ada et Sol bondissent en riant de l'ascenseur, en se tenant la main. Ada vérifie que Léon est toujours avec elle. Il y a ici des habitations, des marchands de drones, des cabinets de programmeurs d'IA sur mesure. Un peintre Xeno, tentacules poilus sortant d'une masse ronde et piquée de longs pois, dessine la scène avec des couleurs irréelles, tout en teintes de violet, sauf pour la lumière du dessus, qui est orange.

Sol guide sa protégée dans un bâtiment flanqué de baies vitrées qui s'avère être le restaurant :

« Nourritures de ce monde et d'autres »

Ada colle son nez à la vitre : tables pour humains et comptoirs pour Xenos, où l'on sert de grands bols de nourriture fumante.

Sol n'est plus là : elle a fait quelques pas vers une boutique attenante. Un poster, représentant un humain en coupe dont le cerveau irradie de rayons, masque l'essentiel de la vitrine, bien qu'on puisse voir une salle d'attente remplie d'une ou deux âmes errantes à la mine inquiète. L'enseigne dit « Adieu les soucis » et un autre poster, cette fois ci sur la porte, indique :

Nous avons tous vécu des moments DIFFICILES

ou nous traînons avec nous des soucis qui reviennent

vous hanter la nuit et peupler vos RÊVES

Vous en avez assez des CAUCHEMARS ?

Vous voulez OUBLIER ce moment du passé qui

ne signifie rien pour vous ?

NOUS POUVONS VOUS AIDER

Les techniques Psi sont indolores et n'altèrent

absolument pas votre personnalité.

Nous identifions le souvenir et nous le supprimons

de votre psyché. Nous opérons un suivi sur TROIS

séances pour être sûr et certain que vous avez oublié.

SOUVENIR OUBLIÉ OU VOUS ÊTES REMBOURSÉ !

Notre praticien est diplômé de l'Université Psi de Prospero.

Nous ne pouvons pas soigner les Xenos.

« Ça m'étonnerait qu'il ait fait Prospero », maugréa Sol.

Ada la voyait contrariée pour la première fois.

- « Ce sont des menteurs ?
- Oh non, je suis certaine qu'il fait bien son travail et qu'il est compétent. La SH ne prend pas l'activité Psi à la légère.» encore une fois, elle était si contrariée qu'elle renaclait comme un animal, soufflant par le nez. « On a des Contrôleurs Psi...vraiment pas des rigolos. Plus très humains. On les appelle les Yeux Vides. Non...Ada, tiens. C'est l'occasion d'une leçon importante. Tu es très jeune et je sais que déjà tu as des mauvais souvenirs. Du genre qui te feront faire des cauchemars toute ta vie. Tu irais les faire effacer ?
- Je ne sais pas trop. Ben...ce sont mes frères et sœurs qui sont morts, mais si je les oublie...
- Voilà. Tes souvenirs, Ada, c'est ta vie. La peur...c'est une émotion très difficile et elle nous submerge souvent. Mais c'est aussi une information précieuse. Elle est là pour te protéger, pour te dire : attention, il va t'arriver des bricoles, agis ! Observe-la, donne lui son importance et elle t'aidera. Combats-la et elle tapera toujours plus fort. Mais dans tous les cas, n'oublie rien. Un être vivant est la somme de ses souvenirs. »

Elle lui prit la main pour la guider au restaurant. Un Xeno, qui avait tout l'air d'une limace plus grande qu'Ada quand elle se dressait, doté de quatre pédoncules oculaires, s'interposa dignement entre elles et la salle. Un drone volant interpréta son glouglou de paroles avec un ton pincé :

- « Bienvenue à Nourriture de ce Monde et d'autres. Nous avons trois formules : Citoyen de la SH qui comprend le plat du jour à titre gracieux, Xeno, et menu à la carte. J'imagine que vous n'êtes pas des Xenos. Le plat du jour est : bouillon de pâtes au sel jaune de Calchas - 3. Je vous le recommande. »

- Citoyenne SH ici, et la petite est pupille de la SH. Mais nous allons prendre le menu à la carte.

- Si vous voulez bien me suivre », ce qui était plutôt comique dans la mesure où elle progressait très lentement.

Ada et Sol la suivirent à petits pas lents et furent installées dans un coin du restaurant plutôt vide et qui donnait sur la paroi sombre du gouffre. Quelques créatures phosphorescentes, semblables à des lézards, arpentaient continuellement la surface.

En s'installant, Ada ajouta du bout des lèvres :

- « Au Shareplace, on avait peur des psis.

- Parce que vous dépendiez d'Antioch. Antioch a ses propres psis, et ils ont une sinistre réputation. Ils s'habillent en rouge et font du mal aux gens. »

Un sourire forcé se dessina sur son visage :

- « Les psis de la SH, on est les gentils. »

Tous les humains tournaient la tête vers un écran géant qui diffusait les émissions PanSH.

C'était l'heure de « La Question du Jour » avec le Wau. Ada fit mine de se désintéresser, ayant honte de sa propre fascination pour le chevalier des ennemis d'Antioch, mais dès qu'elle vit l'image du Wau, elle fut subjuguée. Elle ne vit même pas le maître d'hôtel limace apporter la carte et Sol la refermer en disant « Apportez moi un assortiment de plats de toutes les colonies humaines. C'est son anniversaire. Elle est pupille de la SH. », et le Xeno de s'incliner en silence.

L'échoppe d'intervention Psi travaillait Sol, qui pour le coup, n'avait que mépris pour le Wau et les prenait pour des illuminés incapables de prendre une décision.

En des jours anciens, lors de la formation, les examinateurs disaient avec mépris aux mauvais élèves : « Vous voulez faire quoi de votre vie ? Ouvrir une échoppe psi de merde sur une planète perdue pour réconcilier des couples ? ». Une fois, Sol avait pensé en retour « Parce qu'être prof c'est mieux ? » et le prof avait souri avec méchanceté. Les universités Psi sont des lieux sévèrement réglementés, postés sur les mondes humains qui comptent plus d'un milliard d'habitants, soit une poignée de planètes. Les Big Five : Prospero bien sûr, Antioch, Alonso et Titus, et celle de Munich, dont on a tous rêvé. On raconte qu'il existait un centre expérimental sur Lennox qui collaborait avec les Xenos, officiellement une antenne de l'UniPsi spéciale de la Terre, dans l'ancienne Allemagne. Cette dernière, sanctuaire des plus brillants esprits de la SH formait les Yeux Vides, des agents psi de première force, dont la mission était de contrôler le corps Psi et de châtier les contrevenants.

Tout le monde pouvait prétendre à l'éducation psy, il fallait « simplement » accepter de s'injecter un vaccin CRISPR qui modifiait la génétique du corps et du cerveau, avant les 20 ans. Pas de retour en arrière. Le prix à payer est lourd, et on ne le comprend que quand on est Psi, même si les mises en gardes sont nombreuses et que de nombreux tests préalables visent à écarter les petits malins.

Avoir l'œil de l'esprit fait réaliser que les êtres sentients sont passablement polis : ils évitent de vous parler des moments où ils vous détestent, où ils vous verraient mieux morts, et quand ils vous aiment, il y a beaucoup d'égoïsme dans leur amour : ils vous aiment parce que cela leur fait du bien. Même préparé, même cynique, le choc des premiers jours est ce vertige de la prise de conscience que chacun agit par pur intérêt, et que chacun est destiné à être seul, qui mène dans certains cas sensibles à la folie et à un After prématuré.

Beaucoup se lancent dans les études Psi après avoir regardé Sherlock 3000, une série audacieuse qui revisitait le mythe du détective intelligent en lui donnant des pouvoirs de perception empathique et télépathique. Cette série, si bien écrite par les IA, drainait des centaines d'innocents aux universités Psi qui finiraient brisés, même si à sa connaissance, il n'existait aucun cabinet de détective privé dans l'univers. Sol avait été une petite fille avec le cœur plein de soleil. En lisant le cœur des autres, elle était morte, il y a longtemps, une première fois.

Survivre au vaccin et au Premier Choc n'était pas le seul danger : les exercices de l'UniPsi ouvraient l'esprit à la rumeur mentale de mondes peuplés en milliards d'individus, et à la psyché labyrinthique, terrifiante, de Xeno étrangers en tout point. Tout le monde avait des histoires de camarades de promo qui avaiet fini fous et errants sur des mondes Xenos à la recherche de la réponse à une question mystique tombée des étoiles, ou morts de malnutrition, perdus dans leurs cauchemars. Il n'y avait pas d'examen final à l'UniPsi : on y survivait, c'est tout.

Le corps Psi, bien que rigoureusement indépendant, opérait auprès des institutions de police et de justice, ainsi qu'à l'établissement de certains contrats. Avec un spécialiste capable de fouiller vos pensées, l'effort judiciaire s'était décalé : il ne se questionnait plus sur les faits, les motivations et la sincérité de la repentance qui étaient en toute certitude parfaitement établis mais sur comment les traiter.

L'armée les recrutait comme espions. Il arrivait qu'ils fassent office de spécialistes du moral des troupes sur les détachements. Sol avait fait Prospero, et elle avait pour elle une ambition stabilisante. Officiellement messagère, on l'avait nommé au contre espionnage. Elle volait d'un avant-poste à l'autre à bord d'un Raven, en quête de traîtres à la solde de l'ennemi du moment (à l'époque, les tribus Escalusiennes). Sur Escalus, un Capitaine d'une foudroyante intelligence, doublé d'un esprit complexe qui lui faisait l'effet d'un labyrinthe en trois dimensions, l'avait approché. Ils avaient eu une liaison et il est possible, se maudit-elle en souvenir, qu'elle l'ai aimé.

Un jour, il lui avait demandé d'effacer des souvenirs liés à son passé - ce qui est pour quelqu'un en exercice, dans le corps militaire, une faute passible du tribunal militaire. Elle en avait conçu une haine farouche, car elle avait compris qu'il n'avait entamé cette liaison que pour aboutir à cette demande et la tenir en otage.

De rage, elle l'avait dénoncé, et il avait été muté sur un vaisseau musée - alors qu'il était promis, certainement, à accéder aux plus hautes fonctions. Pour avoir fraternisé et même s'être rendue coupable de faiblesse, elle fut reléguée à s'occuper des prisonniers de guerre. Pour le coup, ç'aurait été un souvenir qu'elle aurait bien aimé effacer. Mais c'est la règle. Des gens plus sages que nous disent que ce n'est pas bien et quelque soit la présence terrible de nos émotions négatives, Ada, Sol, et toi, mon bien aimé Andreï, si puissant et si fragile, on doit vivre avec notre malheur, paraît-il.

Qu'il en soit ainsi. 

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