Anéantissement
Les années passèrent. Il y avait les mathématiques, les nombres premiers et la fonction zêta, qui constituaient l'horizon de l'imaginaire et de l'émerveillement d'Ada. Il y avait la Bible, socle, avec ses textes contradictoires, d'une communauté souvent contradictoire. Avec le temps, d'Ada s'aperçut que si quand on regardait de trop près un mot, celui-ci par effet de satiation perdait son sens, quand on relisait encore et encore un texte, racontait-il des mers qui s'ouvraient en deux ou des philosophes maudits par dieux, on y trouvait non seulement un sens additionnel, mais probablement, à terme et à force de glose, toute l'histoire des hommes.
Enfin il y avait le projet d'assassinat. Prudemment, et relativement innocemment, Ada mentit à moitié en disant à Senga qu'elle envisageait de devenir à terme gardienne planétaire, c'est à dire responsable administratif d'une mini colonie sur un trou perdu au delà de la Porte du Lointain. De bonne grâce, il lui fit découvrir ainsi les droits et les devoirs de chacun, les formalités administratives, et, car c'était le fondamental, le maniement du FAM. La jeune femme apprit à dissimuler ses intentions et ses pensées en dépit de sautes d'humeur parfois violentes : il était essentiel, si elle voulait tuer Paul Jespersen, que jusqu'au dernier moment personne ne s'en doute.
Qu'il neige ou que le soleil soit bon, ils allaient sur les bords du lac dégommer des cailloux lancés par des drones. En épaulant, Ada songeait à ce qui l'avait amené sur le sentier du meutre : le massacre du Shareplace, certainement. Tu ne tueras point. Et pourtant la SH est venue. Ils ont parlé, et ils ont tué.
Ada passa ses 17 ans. Elle n'était pas passé à l'acte car elle s'améliorait au tir chaque semaine. Quand son potentiel serait atteint, elle pourrait partir.
Avec les jours qui s'allongeaient en ce début de second printemps, il arriva en fin d'après-midi.
Ada avait repéré son arrivée car la Dérive du Nomad servait aussi de relais de synchronisation des EV : les petites machines se mettaient à ronronner et à chauffer, agaçant Kukth, envoyant quelques petites données d'une planète tranquille au grand réseau de la Société Humaine tandis qu'elle téléchargeait la mise à jour d'une civilisation aux frontières immenses.
Senga, qui pourtant se méfiait de toute évidence du pilote, lui réservait toujours un accueil chaleureux et avait proposé un peu d'alcool d'une cave mystérieuse qui se trouvait sous la maison. Sky trinqua à la richesse, et Senga au travail honnête.
- « C'est beau ici. Mais c'est chiant, pas vrai ? Tu sais, à la Confrérie, ils en prennent des comme toi. Tu serais utile, et tu vivrais une vie d'aventures.
- Je viens de trinquer au travail honnête, mon vieux. C'était un message.
- Oh, bien reçu. Moi ce que j'en dis, c'est que les lois changent tout le temps. On fait un truc, et boum, tout d'un coup ça devient interdit sans qu'on t'en parle ou sans qu'on t'ait consulté. Merci mais non merci.
- Il te manque si peu pour être l'homme parfait. »
Ils s'enlacèrent amicalement et Sky repartit dans son vaisseau, rugissement des moteurs, envolée souple du grappin. Quand la petite étoile disparut dans le ciel. Ada demanda ce qu'était la Confrérie à Senga (l'EV la décevait de plus en plus) et il lui proposa un jus de fruit, ce qui était une façon de gagner du temps.
Un rugissement familier, à nouveau. Le Nomad venait de se poser.... Un Sky livide revenait, et demanda à parler au gardien planétaire en privé. Le ton était très grave. Ils ignorent les remarques d'Ada et ils repartirent au vaisseau.
Enfin le gardien planétaire accrocha à la hâte, les mains tremblantes, un signe officiel sur sa tenue, et s'avança au milieu du village, fusil à la main. Tirant en l'air, il appela l'ensemble des familles, Ada, et Alpha. Certains trainèrent et il haussa le ton. Quand tout le monde fut là, il imposa le silence. Les secondes tombaient comme de massifs piliers de silence et la tension se développait comme un nuage toxique. Il prit enfin la parole :
« Je suis sur le point de vous dire quelque chose de très important, peut-être la chose la plus importante de toute votre vie et je veux toute votre attention. Comme vous le voyez, j'ai mon FAM dans les mains. Je suis plus rapide que n'importe lequel d'entre vous. Je sais, Ademus Scott, que tu as un Automagn à la ceinture. Peut-être toi, Nikolas Bihotz, tu en as un. Peu importe. Je vais vous exposer une situation grave. Si pendant ou après cette explication vous portez la main à votre arme je considérerai que c'est une attaque et je vous abattrai sans aucune arrière pensée. C'est clair pour tout le monde ? C'est clair pour toi, Ademus ? »
La situation était irréaliste et incompréhensible. Hébétés, les villageois opinèrent. Tremblant, Ademus porta la main à son arme et se rétracta.
« Bien. Sky, notre relai avec la SH est reparti il y a quelques minutes pour Ariel. Avant de mettre en route sa Dérive, ses scans de Grappin ont repéré un astéroïde d'environ dix huit kilomètres de diamètre qui arrive sur Clelia. Avec la Dérive, nous sommes en relation avec Prospero et les IA sur place ont confirmé les relevés et les calculs. L'astéroïde va entraîner une catastrophe sur cette planète dans deux jours. Quelles sont les prochaines fenêtres de Dérive, Sky ? »
Sky s'avança.
« Dans 33 minutes et dans une semaine. Avec le décollage et le grappinage, comptons 20 minutes maximum. »
Senga reprit :
« En se serrant et en comptant l'oxygène, en prenant des bonbonnes, il y a de la place pour 9 personnes dans la nacelle et une personne en co-pilote, donc 10. Nous sommes 9 adultes, 10 en comptant Japhet, et 7 enfants. Et un Xeno. Je montre l'exemple et je reste ici. Nous avons 19 minutes pour décider de qui part et qui reste. »
Le père Scott tira aussitôt son arme de poing, quelque chose de métal qui lui enserrait la main. Le gardien planétaire réagit immédiatement et lui tira dans la poitrine, sans même viser. Un bruit vif, un trou à travers lequel la lumière passe. Sa femme, Dolly, se jette sur son mari touché en hurlant des pleurs.
Les gens étaient choqués, mais ils était aussi tous croyants. Il y avait dans ce châtiment céleste quelque signification divine. Ils se parlaient à eux-mêmes, et entre eux. Pour un chrétien, finalement, la mort n'est pas une fin.
- « Je reste, dit Laurencio Salute. C'est la vie. Dieu est avec moi. Sauvons les enfants.
- Je reste avec toi mon amour, lui répondit sa femme.
- Je vais rester, dit Paul Jespersen. Je ne me considère pas plus digne que Scott de survivre. »
Marie Jespersen se mit à pleurer et Paul lui demanda de partir. Il s'avança et ajouta :
- « Les enfants partent. 7 personnes. Je vous demande humblement de sauver Japhet. C'est un adulte mais...enfin, à vous de voir.
- J'ai l'air jeune mais je suis bien plus vieille que mon mari, dit en s'approchant Helena Bihotz, une femme raide, très grande, aux cheveux gris nattés. J'ai presque cent trente ans, pour avoir, dans le passé, vécu dans le péché et prolongé ma vie avec des modifications génétiques. Je vais rester. Michel, j'aimerais que toi tu me survives. Je t'aime. »
Senga fit un compte glacial :
- « Les sept gamins, Japhet Jespersen, Michel Bihotz, Marie Jespersen. Le compte serait bon mais il faut encore demander à Bénédicte Scott et Alpha.
- Allez en enfer, assassin ! Je vous maudis ! hurlait la mère Scott.
- Il faudrait qu'on ait embarqué dans 8 minutes là, urge Sky.
- Les enfants et Japhet, allez déjà au Nomad ! Pas d'au-revoir ! ordonna Senga fusil à la main. (Les enfants couraient, éberlués, pleurant, trébuchant, parfois en crise de nerfs, vers le vaisseau). Alpha, tu ne parles pas, mais as-tu as quelque chose à nous dire ? »
Le Xeno trotta doucement vers le Nomad, mais il suivait plus Ada qu'il prenait la route du vaisseau. Laurencio Salute écarta Benedicte pour s'occuper du père Scott. Il la rassura. Le projectile avait traversé le corps mais il vivrait avec les soins suffisants. Enfin, il vivrait deux jours.
- « Je vous en prie, dit Paul en tombant à genoux. Je sais que les Xenos sont nos frères et que vous avez accepté que Japhet parte mais...Marie...
- Je veux juste avoir l'avis de Bénédicte », répondit Senga en faisant un geste de dédain.
Elle se releva en pleurant.
« Vous êtes un triste bonhomme, gardien planétaire. On n'a même pas dit au revoir à notre fille. Vous êtes le diable. Et je suis épuisée. Je m'en fiche. Faites ce que vous voulez. Je veux être avec mon Ademus. »
Senga fit un signe de tête à Michel et Marie : « Dépêchez vous. Sky, trouve moi les xénobiologistes et autres astronomes qui ont cartographié Clelia et son système. Tu leur diras que les pauvres âmes de cette planète condamnée les maudissent pour toujours depuis leur tombe. »
Sky opina, le visage défait, courant vers le Nomad. Dignement, fusil à la main, le gardien planétaire surveilla ses administrés, dos au décollage du vaisseau, au cas où quelqu'un fasse une bêtise. Mais non, ils regardaient leurs enfants, à qui ils n'avaient même pas dit au revoir, partir vers le reste de leur vie, tandis qu'eux devraient faire face dans deux jours à un châtiment divin aussi prompt qu'inexpliquable.
Mais telle est la nature de tout ce qui est divin.
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