Chapitre 9
Une goutte perla sur le tranchant du poignard, laissant sur la lame une trainée d'un rouge écarlate. Ainsi, la violence qu'évoquait l'image du liquide se heurtait à la froideur du métal qui se revêtait de la vie du pauvre homme. L'arme était venue se loger contre son cou avant même qu'il n'ait pu terminer son geste. Et la peau délicate s'était aussitôt sectionnée en une entaille juste assez profonde pour faire couler son sang. Mais étrangement, la femme qui tenait le couteau semblait bien trop satisfaite pour être saine d'esprit.
- Ma... Ma Dame. Je ne suis là que pour vérifier si vous êtes armée.
La lame s'enfonça un peu plus dans la gorge de l'employé.
- Si je suis armée ? Sais-tu seulement qui je suis ?
La voix de la femme s'était intensifiée, camouflant le bafouillage honteux de sa victime.
- Je suis la Mort en personne ! Bien sûr que je suis armée et tu devrais t'estimer heureux que cette lame ne soit pas empoissonnée...
- Malveyn, ma douce Malveyn. Comment tant de venin peut-il s'écouler d'une bouche si sensuelle ?
La mâchoire de l'enéa se contracta en entendant son nom prononcé avec tant de désinvolture. Seule une personne se permettait une telle familiarité à son égard et son ancien mentor et partenaire était bien la dernière personne qu'elle avait envie de voir aujourd'hui. Et malgré son ressentiment certain envers l'homme qui se tenait derrière elle, la femme rangea son couteau avant de lui faire face, tous crocs dehors.
- Tu veux peut-être une démonstration, Tailnod ?
Les deux connaissances se jaugèrent quelques secondes plantant leurs pupilles dans celles de l'autre, avant que l'homme ne lève les deux mains en guise de reddition. Ses traits s'adoucirent instantanément et un air charmeur fit son apparition sur son visage. Il était de ces personnes d'âges avancés dont la vie et les années avait fini par parfaire le charisme. De même, à l'instar du diamant, il avait fallut attendre patiemment pour connaitre sa véritable beauté. Mais aujourd'hui, le sourire enjôleur qu'il arborait laissait apparaitre des canines d'une blancheur radieuse et les fossettes poinçonnant ses joues étaient presque aussi envoutantes que son regard. Aussi, ses yeux, bien que cernés par les cicatrices du temps, dégageaient une aura attractive qui vous donnait envie de se plonger dans le gris perlé de ses iris. En définitive Tailnod avait tout pour lui et sa posture assurée confirmait qu'il en avait pleinement conscience.
- Ne vous laissez donc pas abuser par ces douces lèvres et ces courbes voluptueuses. Cette femme est assurément la pire enéa à laquelle vous airiez pu vous attaquer. La Mort en personne ? Peut-être pas. Mais ne doutez pas une seconde qu'elle ne vous aurait pas fait qu'une entaille si je n'étais pas intervenu. Allez donc fouiller des enéas plus dociles, je m'occupe de celle-ci.
De son côté, Malveyn ne prit pas la peine de relever le descriptif graveleux qu'on venait de faire d'elle et beaucoup de femmes l'auraient méprisée pour cela. Son corps était l'un de ses plus grands atouts et c'était justement cet homme qui lui avait appris à s'en servir comme d'une arme. En combat, la vie et la mort se décidaient souvent en une fraction de seconde et pendant que certains perdaient leur regard dans le décolleté de l'enéa, elle, avait tout le temps leur faire perdre un membre ou deux. Son être tout entier avait été conditionné à donner la mort et aucune revendication féminine ne lui retirerait de moyens pour arriver à ses fins. Elle conserva donc son air neutre et laissa son ancien partenaire la guider à travers le sous-sol de la taverne dans laquelle elle était entrée.
- Je ne pensais pas te voir ici, Malveyn. C'est pas vraiment ton genre ces réunions de l'Ordre.
Tailnod avait retrouvé son air sérieux, chassant le sourire charmeur qu'il arborait encore quelques secondes plus tôt. Il maîtrisait les traits de son visage à la perfection et sans le Souffle il aurait été impossible à Malveyn de décrypter ses pensées. C'était pourquoi elle se méfiait bien plus de lui que de la plupart des Justiciers. Sous ces apparences frivoles se cachait l'être le plus perfide que l'enéa ait connu. Après tout, c'était bien lui qui était à l'origine de celle qu'était Malveyn aujourd'hui. Elle avait été son apprentie pendant plusieurs années avant de progresser et de devenir son égale. Cependant, enéa était une profession plutôt solitaire et le chemin des deux partenaires avait fini par se séparer. Elle s'était rapidement hissée parmi les plus grands criminels du pays tandis que Tailnod s'était investi dans l'Ordre, gérant l'organisation de la pègre.
- La politique ne m'intéresse pas. Parler pour ne rien dire ce n'est pas pour moi. Je préfère me taire et agir. Mais cette fois-ci l'invitation semblait sérieuse.
- Décidément, tu n'as pas changé, ma douce. Moi qui pensais que tu étais venue pour moi, je suis déçu.
Un éclair de malice zébra ses yeux perlés mais il reprit aussitôt son air grave pour lui annoncer la suite.
- En effet, l'attentat de la semaine dernière semble avoir inquiété Kasius. Voyons ce qu'il a à nous dire.
La femme resta silencieuse, suivant les pas de son interlocuteur jusqu'à arriver dans une grande salle mal éclairée. Il y avait des tables un peu partout, disposées en cercle afin que tout le monde puisse voir et entendre le discours de la Tête de l'Ordre. Et, comme chaque fois qu'elle entrait dans un nouvel endroit, Malveyn prit le temps d'analyser les lieux, repérant les dangers potentiels et les différents points de retrait ; juste au cas où. La pièce était remplie d'enéas venus de toute la Rexirivie. Ils se connaissaient tous plus ou moins mais Malveyn remarqua tout de même quelques visages inconnus dans la foule. Sur sa gauche par exemple, un jeune homme, visiblement déstabilisé par la multitude de tueurs et de voleurs, se tournait et se retournait sur lui-même comme un enfant découvrant le monde. Probablement un apprenti de plus qui mourrait avant d'accéder au rang d'enéa. Et même à l'étage, d'autres assassins étaient également assis sur des balcons, attendant le début de la réunion. Malveyn en profita donc pour se trouver une place à l'écart tandis que Tailnod saluait ses consorts. Et Kasius entrait tout juste dans la salle lorsqu'il la rejoignit enfin.
- Confrères enéas, c'est un plaisir de vous voir si nombreux ce soir.
Habitué à l'exercice, il s'était exprimé d'une voix forte et intelligible, usant de son charisme pour ravir toutes les attentions. Et sans cesser de parler, il avait exécuté à la perfection un salut des enéas digne de son nouveau rang. À la mort de son prédécesseur, quelques mois plus tôt, il était devenu la Tête de l'Ordre, l'homme au sommet de l'organisation de la pègre. Toutefois, s'il avait été jusque là décrié en raison de son manque d'expérience, il avait su s'entourer des bonnes personnes pour faire taire ses détracteurs. Il assumait pleinement son rôle de leader et même si sa politique n'était pas révolutionnaire, sa prestance à l'oral rattrapait amplement son manque d'initiative. Et c'était sûrement pour cette raison que les plus grands enéas du pays s'étaient déplacés pour répondre à sa convocation.
- J'entends déjà vos diverses interrogations au sujet de cette réunion et elles sont toutes légitimes. Car j'ai conscience qu'un tel rassemblement se doit de rester exceptionnel. Mais l'heure est grave, mes confrères. Et si nous ne voulons pas nous revoir dans cette salle très bientôt, c'est maintenant que nous devons prendre des décisions.
Bien qu'un peu théâtrale, l'entrée en matière de Kasius avait parfaitement réussi à captiver son auditoire. Chacun l'écoutait avec intérêt et déjà des questions planaient dans l'assistance prenant la forme d'un murmure collectif.
- Il y a un mois déjà, un mystérieux groupe de femmes s'est illustrée à Jihälwa en interrompant un événement de la Lame Sacrée.
Tout le monde se rappelait de l'énorme explosion de fumée qui s'était déroulée en plein jour et à la vue de tous. "L'Attentat des sorcières" avait conservé sa place dans toutes les conversations pendant au moins deux semaines. Ce qui avait par la suite entraîné une chasse aux sorcières débridée. Les misogynes refoulés pouvaient enfin laisser libre court à leur haine et la Lame Sacrée les y encourageait même indirectement. Le monde avait changé ce jour-là ; même pour le enéas.
- Alors évidemment, j'ai pris le soin d'ouvrir une enquête sur ces guerrières et mes contacts m'ont révélé quelles étaient leurs revendications. Ces femmes se font appeler la Lysis et opèrent sous le commandement d'une certaine Kayonis afin de destituer l'autorité naturelle des hommes. Et ceci est absolument intolérable !
Les murmures s'intensifiaient dans le public, divisant le groupe en deux parties. Si la plupart semblaient d'accord avec les paroles de la Tête, certains émettaient toutefois des réserves quant aux opinions sexistes qu'ils entendaient. Les enéas étaient avant tout des parias, des êtres rejetés de la société de par leur rang et leur profession. Par conséquent, un nombre non négligeable de femmes tentaient leur chance au sein de la pègre. Et même si l'assassinat restait une activité d'hommes, elles étaient plus que suffisantes dans la salle pour perturber la réunion. Néanmoins, Kasius ne se laissa pas démonter et précisa son propos avant de perdre le contrôle de son discours.
- Ne vous méprenez pas à mon sujet. Bien que je reconnaisse que la société actuelle ne soit pas parfaite, ce sont précisément ces imperfections qui ont permis à notre profession de prospérer. Inégalité des richesses, délinquance, violence, corruption mais également discrimination. Autant de fléaux de notre ère qui favorisent la demande d'enéa. Un remaniement total de l'ordre établi chamboulerait bien plus que le rang social des femmes. Et je refuse que cette Lysis mette en danger les fondements de notre activité !
Avec cette tirade, l'orateur s'était habilement tiré de ce faux pas, rassemblant tout un chacun sous une même bannière. La question n'était plus de savoir si la Lysis avait raison, mais uniquement de protéger ce qu'ils avaient tous en commun : leur vocation. L'Ordre était en danger et il fallait agir. Chacun réfléchissait de son côté à un plan d'action, mais une voix éraillée mit rapidement fin à la réflexion.
- Donc c'était pas une plaisanterie ? Vous croyez réellement des femmes capables de battre les hommes ?
L'homme éclata d'un rire disgracieux et toute la salle se retourna vers lui. C'était Law'Rence, aussi appelé le Boucher. Il avait longtemps été soupçonné d'être le Meurtrier Sanguinaire de par sa façon assez sanglante de découper ses victimes. Toutefois, son manque cruel de discrétion avait été son meilleur alibi contre les accusations qui pesaient sur lui. On le reconnaissait facilement à ses deux énormes haches dans le dos et son collier de doigts humains. "Un pour chaque cadavre" se ventait-il auprès de qui voulait bien l'entendre. Il n'aurait définitivement pas fait long feu en tant que tueur en série mystérieux. Et d'ailleurs, il ne survivrait peut-être pas plus longtemps en jouant les machistes. Depuis un balcon, Maria s'était élancée vers le Boucher, dégainant un katana en pleine voltige. Affinitaire de la Fournaise, elle avait parcouru l'espace en un temps record projetant de faucher le gorge de sa victime. Et un choc métallique résonna dans toute la pièce lorsque le katana rencontra la hache sur son chemin. Contrairement à ce que son gabarit laissait penser, Law'Rence avait fait preuve d'une rapidité inouïe pour parer le coup de l'enéa qui resserrait sa prise sur son épée. Les deux forces se neutralisaient totalement mais l'homme semblait en pleine forme contrairement à Maria dont les bras tremblaient déjà.
- Toi aussi tu te crois capable de vaincre un homme ?
- Je te montre ?
- Amène toi que je rajoute ton doigt à mon collier !
Les deux enéas amorcèrent leur prochain coup avant de s'élancer l'un vers l'autre. Ce n'était pas un simple affrontement, tous deux frappaient avec l'intention de tuer et la foule les encourageait par des clameurs approbatrices. Le katana fusa sur un axe horizontal découpant l'air avec grâce tandis que la hache s'écrasa avec lourdeur en direction de la femme.
- Silence !
La voix de Kasius stoppa net la joute des deux combattants. Les lames n'étaient qu'à quelques centimètres de leur cible et personne n'aurait pu dire lequel des deux serait mort s'ils n'avaient pas été arrêtés.
- Vous nous faîtes hontes à tous avec votre comportement puéril. Je ne vous ai pas rassemblés pour que vous vous battiez les uns contre les autres mais au contraire, les uns avec les autres. Il nous faut nous unir pour faire face à la menace que représente la Lysis.
Si Malveyn était parvenue à conserver son calme jusqu'à maintenant, la dernière annonce de la Tête dépassait amplement les limites de sa compréhension. L'Ordre des enéas avait beaucoup changé depuis ces dernières années et le fait qu'un homme comme Kasius y soit au sommet prouvait bien qu'il y avait un problème. Elle ne pouvait supporter ces inepties plus longtemps.
- Comment osez-vous réfléchir à une union ? La vraie force des enéas c'est justement qu'ils ne sont pas unis. Chaque enéa est une entité unique, indépendante et détachée des autres. Alors si un enéa se fait attraper, il ne met personne d'autre en danger que lui-même. Vous vous faites appeler la Tête mais vous proposez de bafouer la règle première de l'Ordre pour une bande d'utopistes qui se bercent un peu trop d'illusions.
Malveyn s'était levée pour laisser éclater sa frustration et seul le silence avait osé lui répondre. Et si peu d'entre eux appréciaient assez la spirite pour la soutenir en public, tous en revanche la craignaient suffisamment pour ne pas la contredire ouvertement. Seul Kasius, qui devait assumer son rôle, s'y risqua d'un ton mesuré.
- Malveyn... C'est toujours un plaisir d'échanger avec la plus grande enéa du pays. Malheureusement, illusion ou non, l'attentat de la bibliothèque de la Vieille Ville était bel et bien réel lui. Elles ont même pris la peine de séparer les hommes et les femmes avant de mettre le feu au bâtiment. Cette Lysis représente une danger pour la société, mais également pour nous et plus nous les laisserons agir, plus les défenses du royaume seront renforcés. Nous sommes tous impactés par leurs actions alors mettons y un terme avant qu'il ne soit trop tard.
- C'est vous qui voyez...
Malveyn ne se donna pas la peine d'argumenter et quitta la salle sans plus attendre. Elle avait eu l'occasion de rencontrer cette Kayonis quelques mois auparavant mais elle ne l'avait pas prise sérieux ce jour-là. Pourtant ces deux attentats montraient bien que son armée de révolutionnaires était prête maintenant. Kasius n'avait pas totalement tort, il ne fallait pas sous-estimer la Lysis mais l'unification des enéas n'était pas une solution pour autant. Comme à son habitude, elle agirait seule et la vie reviendrait à celui qui aura été le plus fort.
- Malveyn.
La femme avait déjà quitté le repère de l'Ordre et rejoint la taverne en surface mais elle se retourna pour faire face son ancien mentor.
- La politique c'est ton monde, Tailnod. Tu ne me feras pas revenir.
- N'ai-je ne serait-ce qu'une fois réussi à te faire faire quelque chose que tu ne veuilles ? Je suis seulement venu te prévenir. Fais attention, tu es suivie.
L'enéa esquissa un bref sourire.
- Comme tu l'as si bien dit, je ne fais que ce que je veux. Ça fait déjà une semaine que cette personne me suit, alors je l'arrêterai quand j'en ressentirai l'envie.
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