Chapitre 7

Un poing ganté s'enfonça dans l'estomac de l'homme qui se courba sous l'action de la douleur. Le souffle court, il tenta de riposter d'un crochet mal assuré, mais le genou qu'il reçut dans le menton l'envoya au tapis avant que son coup n'atteigne sa cible. Sans délai, un second homme s'avança vers la femme qui venait d'assommer son précédent adversaire. Déjà en garde, la combattante leva son genou d'un geste rapide afin d'amortir le coup de pied qui s'écrasa contre son tibia. Et dans la foulée, elle profita du déséquilibre de son opposant pour amorcer son puissant direct du droit qui en avait allongé plus d'un. Le poing fendit l'air telle une flèche meurtrière mais manqua sa cible lorsque l'homme recula vers l'arrière pour esquiver l'assaut. Toutefois, tirant parti de l'impulsion donnée par son mouvement initial, la femme s'élança avec souplesse et transféra ses points d'appuis de ses pieds à ses mains. Tête à l'envers, elle laissa retomber ses jambes à la manière d'un couperet, assenant violemment son talon sur le crâne de sa victime. Incapable de se relever, l'homme gisait à présent au sol rejoignant ses camarades, vaincus par le groupe de guerrières impitoyables.

La main toujours à la ceinture, Moniléca était incapable de dégainer son arme. Révoltée par l'agression qui se déroulait sous ses yeux, l'ancienne Justicière s'était levée, prête à secourir la demoiselle en détresse. Mais à sa grande surprise, le danger avait rapidement changé de camp. Les six combattantes s'étaient jetées dans la bataille comme une seule femme. Et bien que la lutte ne fût pas encore terminée, le nombre d'hommes prêts à les affronter diminuait à mesure qu'elles les terrassaient. C'était impressionnant de constater avec quelle aisance elles maitrisaient leurs adversaires. Jamais Moniléca n'avait connu de femmes aussi bien entraînées ; pas même à la Lame Sacrée. Chacune semblait maîtriser deux ou trois arts martiaux différents et leurs mouvements étaient bien trop parfaits pour être improvisés. Mais pour quelles raisons avaient-elles dû apprendre à se battre de la sorte ? Selon Nail, c'étaient les récents évènements qui avaient provoqué cette opposition nouvelle entre les sexes. Mais du point de vue de Moniléca, les hommes avaient toujours œuvré contre les femmes. Le véritable changement c'était qu'aujourd'hui les femmes réppliquaient.

Finalement, l'agression n'avait pas duré plus de quelques minutes. L'intervention des combattantes avait rapidement mis un terme aux souffrances de la serveuse, lui permettant alors de s'enfuir et de se mettre à l'abri. L'ivrogne lui, avait reçu un châtiment des plus douloureux et si son expérience de ce soir ne le dissuadait pas de récidiver, la cicatrice que laisserait la flèche dans son bras suffirait amplement à le décourager. Ces guerrières s'étaient dressées telles des sentinelles vengeresses, luttant pour les droits des femmes. Et bien qu'elle le garderait sûrement pour elle, Moniléca devait bien admettre qu'il y avait quelque chose de jouissif à observer ces hommes se faire écraser par la gent féminine. Pour une fois, les rôles s'inversaient et la souffrance et la frustration n'étaient pas le lot de la femme. Toutefois, les deux amis ne pouvaient contempler ce spectacle plus longtemps. L'atmosphère martiale qui s'était emparée de la taverne avait réveillé les instincts bagarreurs des plus belliqueux. Ainsi, l'établissement deviendrait rapidement aussi instable qu'une réserve d'explosifs, et ils avaient tout intérêt à ne pas rester dans les parages.

Discrètement, l'ancienne Justicière rejoignit l'extérieur, suivant l'exemple de son ancien compagnon d'arme. Dehors, la nuit était déjà bien entamée à présent et l'air s'était considérablement rafraichi pendant qu'eux se réchauffaient à l'aide de l'alcool. Mais malgré l'heure avancée, Nail ne semblait pas encore prêt à se séparer de Moniléca. Peut-être voulait-il revenir sur leur conversation au sujet de Jyhann ? Après tout, le dialogue était resté en suspend dans la taverne, interrompu par la bagarre inopinée. Mais bien qu'elle aurait préféré éviter de se disputer avec lui le jour de leur retrouvailles, Moniléca ne pouvait adhérer à sa façon de penser et laisser une telle injustice se produire. Il était de son devoir de protéger la jeune fille ; où qu'elle soit. Et pour cette fois, la femme aurait apprécié que Nail comprenne ce qu'elle ressentait. Ils avaient pourtant paru si complices lors de l'agression de cette serveuse. Durant un court instant, comme si rien avait changé, la violence et le crime avait réuni les cœurs de Justiciers qui pulsaient dans les poitrines des deux anciens collègues. Mais si la distance et le temps avaient échoué à défaire ce lien qui les unissait, la soif de vengeance de Nail semblait en bonne voie, elle.

Une fois de plus, l'ombre de Kayonis planait sur la vie de l'ancienne Justicière. Après lui avoir fait perdre son travail voilà qu'elle la forçait maintenant à combattre à ses côtés. Cette sorcière semait le chaos dans son sillage et entraînait toute la société dans son plan de destruction. Et même si Moniléca refusait de prendre part à ce conflit ridicule, son retour à Jihälwa lui avait prouvé qu'elle ne pourrait rester neutre très longtemps. Les actions de Kayonis attisaient la haine des hommes et c'étaient sur des jeunes filles sans défense qu'ils se défoulaient. Comment l'ancienne Justicière pouvait-elle ne pas intervenir face à la violence qui se déversait dans les rues de cette ville qu'elle avait juré de protéger ? Elle devait choisir son camp, mais contrairement à ce qu'avait prévu Kayonis, la situation ne se résumait pas qu'aux hommes contre les femmes. Du moins, c'était ce que Moniléca espérait. Elle refusait de croire que tout n'était que noir ou blanc. Elle trouverait forcément des gens qui, comme elle, étaient prêts à se battre pour l'égalité des sexes plutôt que le règne de l'un et la servitude de l'autre. Et si ce troisième antagoniste n'existait que dans son imagination, elle ferait tout son possible pour lui donner vie.

- Moni, je...

- Je sais qu'on n'est pas d'accord sur plusieurs points, Nail. Mais je ne suis pas revenu à Jihälwa pour te demander ton aide et encore moins ta permission.

Au fond, Moniléca comprenait parfaitement les arguments de son ami, mais c'était la haine dans sa voix qui l'avait surprise. Lui qui s'était montré si patient avec la jeune femme qu'elle avait été, jamais elle ne l'aurait cru capable d'haïr quelqu'un à ce point. Finalement, cette première rencontre avec Jyhann les avait tous deux éprouvés et transformés de l'intérieur, mais visiblement le résultat n'avait pas été le même pour l'un et pour l'autre. Toutefois, en dépit dans apparences, Moniléca savait que l'homme qu'elle avait eu pour équipier toutes ces années n'avait pas totalement disparu sous cette caricature de Cyntheude.

- Je n'ai pas pris cette décision à la légère, contrairement à ce que tu peux penser. Je sais ce qui m'attend si je me dresse contre la Lame Sacrée, mais je sais aussi ce qui attend chaque femme de ce royaume si je ne fais rien. Au fond, la situation de Jyhann n'est qu'un cas parmi beaucoup trop d'autres. Et je refuse de rester les bras croisés quand des jeunes filles comme Treana et cette serveuse se retrouvent injustement menacées par leur propre pays.

La détermination se lisait dans les yeux de la femme, et dans ceux de son ami, elle pouvait y voir la confirmation qu'il ne s'opposerait plus à son choix. Toute sa vie, Moniléca avait évolué dans cette société misogyne et était malgré tout parvenue à s'en accommoder pour se hisser au rang de Justicier. Cependant, les récents évènements l'avaient forcé à détourner son regard de sa carrière et ce qu'elle avait découvert en observant le monde l'avait bien plus marqué qu'elle ne l'aurait imaginé. Ces filles souffraient à cause de ces même citoyens que la Lame Sacrée lui ordonnait de protéger. Mais ce n'étaient pas eux qui avaient besoin de protection. Alors si son intervention pouvait en sauver ne serait-ce qu'une seule, Moniléca était prête à faire face aux conséquences de ses actes.

- Je ne te demande pas de me comprendre. Je sais que pour toi mes paroles doivent ressembler à celles de Kayonis, mais le malheur de ces filles est réel et je compte bien essayer d'y mettre un terme.

Les dernières paroles de la femme étaient allées plus vite que ses pensées et les mots qui étaient sortis de sa bouche l'avaient sûrement autant surprise que son interlocuteur. Pourtant, ce n'était qu'en les prononçant que l'ancienne Justicière avait compris à quel point ils étaient vrais. Jouer les héroïnes n'était pas dans ses habitudes et cette nouvelle vocation n'était pas non plus une manière détournée de satisfaire son égo meurtri par la perte de son rang social. Moniléca s'inquiétait réellement pour les femmes de Rexirivie et même si le sourire narquois qu'arborait Nail en ce moment l'agaçait fortement, elle n'avait pas à avoir honte de ses motivations.

- Je ne te croyais pas capable d'autant de compassion, Moni. Tu m'épates !

- Commence pas, t'as compris ce que je voulais dire...

Le spirite avait toujours pris plaisir à taquiner sa partenaire et même si elle ne lui avouerait pas, entendre de nouveau les railleries de son équipier l'apaisait profondément. Peut-être était-elle plus affectée par les événements qu'elle ne se l'était imaginée. Malheureusement, l'instant nostalgie ne dura pas plus longtemps. L'homme avait déjà retrouvé son sérieux et le regard désolé qu'il affichait à présent n'augurait rien de bien joyeux. Finalement, la recherche de Jyhann n'était peut-être pas le seul sujet houleux qui ponctuerait leur soirée et la grande inspiration que pris Nail indiqua à la femme qu'il était temps de passer au second.

- Ce n'est pas un hasard si l'on se voit ce soir. La Lame Sacrée sait que tu es à la Citadelle.

- J'ai pourtant pris toutes les précautions...

- Disons que ta présence n'est pas vraiment passée inaperçue. Un peu comme cet après-midi aux Halles par exemple.
La femme détourna le regard, incapable de répondre à cette affirmation. Elle n'avait clairement pas été discrète sur ce coup là, pas étonnant que la Lame Sacrée l'ait repérée.

- En apprenant ton retour, Cyntheude a été particulièrement furieux, pourtant il n'a pas ordonné ta pendaison.

- Ça cache quelque chose. Tu le connais aussi bien que moi, Nail. Il a forcément une idée derrière la tête et je ne suis pas sûre qu'elle me plaise.

- J'en doute également. Il a monté une unité spéciale rien que pour toi. Trois Justiciers spécialisés dans le repérage, chargés de déterminer si tu es revenue en tant qu'alliée du royaume ou ennemie.

Moniléca était effarée. Elle avait été jugée pour abandon de poste mais le traitement qu'on lui réservait était plus adapté à une criminelle qu'à une travailleuse réfractaire. Et le regard solennel qu'arborait l'homme devant elle ne l'aidait pas à se calmer.

- Une ennemie ? Moi ?

- Étant donné notre passé, j'avais une longueur d'avance sur les autres pour te retrouver. Et c'est peut-être mieux ainsi, car si je ne te connaissais pas aussi bien, ton dévouement pour Jyhann aurait fortement joué en ta défaveur. D'autant plus que tes nouveaux idéaux se rapprochent étrangement de ceux de la Lysis.

- La Lysis ? Mais c'est quoi ça encore !

Dans la douceur de la nuit, la question de la femme avait sonné comme un cri de frustration plus que comme une interrogation. C'était la deuxième fois qu'on lui parlait de cette Lysis aujourd'hui et bien qu'elle en ignorait jusqu'à l'existence, la Lame Sacrée semblait lui reprocher d'en faire partie.

- Alors tu ne faisais pas semblant dans la taverne.

- Semblant de quoi ? Tu peux lire dans mes pensées, non ? Je ne sais même pas de quoi tu parles !

- La Lysis est une nébuleuse organisation composée exclusivement de femmes, et pour la plupart, des affinitaires. Et étrangement, tu as choisi de faire ton retour à la capitale, pile au moment où elles ont décidé de se dévoiler au grand jour.
Moniléca analysait chaque parole du Justicier, s'efforçant de mettre de l'ordre dans le flot d'informations qu'elle recevait. Il ne faisait aucun doute que l'homme faisait allusion à l'Attentat des sorcières, le jour où Jyhann avait fui la Lame Sacrée. C'était le seul événement marquant qui avait mis en scène des femmes affinitaires et il avait eu lieu la veille de son arrivée à Jihälwa. En effet, le rapprochement était assez facile.

- Leur assaut pour récupérer Jyhann était d'une qualité militaire. Leur stratège avait prévu chacune de nos réactions. Qui qu'elles soient, elles sont entraînées et armées, ce qui les rend d'autant plus redoutables. T'en as d'ailleurs eu un aperçu ce soir.

L'ancienne Justicière comprenait à présent pourquoi Nail l'avait emmenée dans cette taverne de la Terre des Piliers. Ces femmes étaient des habituées de l'établissement et si Moniléca avait eu un quelconque lien avec la Lysis, il aurait pu le lire dans ses pensées grâce au Souffle. C'était un plan astucieux, digne du Justicier qu'il était. Il encensait les talents de stratège de ces sorcières, mais il n'était pas en reste à ce niveau là. Toutefois, si son ancien partenaire déployait de telles ruses cela démontrait avant tout qu'il se méfiait d'elle.

- Bien sûr que je me méfie de toi, Moniléca. J'ai une mission à accomplir.

Elle nota qu'en plus que d'épier son esprit, il ne l'avait pas appelée par son surnom habituel.

- Mais je me méfie encore plus de ces sorcières. Et mon but c'est de découvrir si tu es de notre côté ou du leur. On n'en sait pas encore beaucoup sur elles mais toutes nos informations proviennent d'une des leurs qu'on a capturée quand elles ont libérées Jyhann. Grâce à son interrogatoire, on a pu faire le rapprochement avec Kayonis qui doit sûrement, elle aussi, faire parti de la Lysis. Leur but premier nous échappe pour le moment mais elles vont sûrement tenter d'enrôler Jyhann et son Affinité présumée. La seule chose de sûre, c'est qu'elles ne vont pas s'arrêter là et c'est à la Lame Sacrée de les arrêter.

La situation prenait finalement du sens dans la tête de Moniléca. l'Attentat des sorcières, la Lysis et le lynchage des femmes... Tout cela n'étaient que les prémices de quelque chose de bien plus grand. Kayonis avait parlé d'un affrontement entre les sexes mais pour faire la guerre il fallait une armée . Et c'était justement ce que la Lysis était en train de se constituer. Des filles comme Treana et cette serveuse, suffisamment abîmées par la société pour rejoindre le mouvement et enfin prendre leur revanche. Mais également des âmes brisées comme Jyhann, prêtes à tout pour assouvir leur vengeance...

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