Chapitre 4

Dès le plus jeune âge, on instaurait chez les enfants rexiviens la culture de la peur. On les habituait à redouter l'inconnu tout en se méfiant des personnes qu'ils fréquentaient au quotidien. Les menaces se succédaient ici et là et accorder sa confiance n'était bon que pour les gens crédules, trop naïfs pour préserver leur vie. D'autant qu'en Rexirivie, les prédateurs ne manquaient pas à l'appel. Entre les violeurs, les manipulateurs et les assassins, on avait fini par les regrouper en deux catégories distinctes. Ceux qui pillaient de nuit et ceux qui égorgeaient le jour. Mais pour Malveyn, seule la seconde méthode procurait la satisfaction d'un travail bien fait. Selon elle, le crime parfait était celui qui se déroulait à la vue de tous, sans que personne ne puisse pour autant s'en prévenir. C'était en cette nuance que résidait la véritable force de l'enéa. Elle avait depuis longtemps refusé de vivre dans la peur et exerçait chaque jour ses talents, sans craindre ni lois ni représailles. Ainsi, la femme avait cessé de se tapir dans l'ombre lorsqu'elle avait pris conscience que c'était à la proie de trembler face au prédateur ; et non l'inverse.

C'est donc en toute logique que Malveyn avait attendu le milieu de l'après-midi pour lancer, sans la moindre discrétion, son opération d'infiltration. Cela faisait maintenant cinq jours qu'elle avait accepté ce contrat pour le compte d'un mystérieux politicien, visiblement en désaccord avec le gouvernement en place. Évidemment, les recherches préliminaires de l'enéa s'étaient avant tout concentrées sur le commanditaire, plutôt que sur la cible à abattre. Lorsqu'elle prenait une vie, Malveyn aimait savoir à qui profitait son crime. C'était un peu comme sa prime de risques. En cas d'imprévus, la femme saurait vers qui se tourner. Et étrangement, les informations qu'elle trouvait sur ses clients n'étaient que très rarement similaires à celles qu'ils lui avaient servies au préalable. Cette fois encore, l'homme lui avait menti. En réalité, il était lui-même membre de la cour royale et bien que simple cousin éloigné de la défunte souveraine, il logeait également au palais. La seule chose de vraie dans la fable qu'il avait racontée à l'enéa était son désaccord avec le roi. Néanmoins, étant donné la somme qu'il lui avait proposée pour réaliser sa besogne, les affaires de familles pouvaient bien rester dans la famille pour cette fois.

Le premier jour, Malveyn s'était mise en quête de renseignements sur sa cible et Salomone Hygs avait été parfait dans son rôle d'informateur. Enlever le Ceurvan avait été un jeu d'enfant et obtenir sa coopération s'était avéré plus simple encore. L'honneur et la famille étaient les faiblesses de tout homme droit et intègre. Il avait cru à chacun des mensonges de la spirite et avait précipité ses pensées là où elle les attendait. Bien entendu, l'enéa n'avait rencontré ni la femme ni les enfants du soldat. Jamais elle n'aurait tué autant de personnes sans une conséquente rémunération en retour. Elle s'était contentée de faire parvenir au foyer de Hygs une missive justifiant son absence. Travailler à la sécurité du château était un métier prenant et personne ne remettait en cause une convocation spéciale seing des armoiries royales. La manipulation de Malveyn avait été parfaitement menée et ce petit stratagème lui avait permis d'acquérir les informations dont elle avait besoin sans que le Ceurvan n'ait à prononcer le moindre mot. Il ne lui avait donc fallu que quelques heures dans l'esprit de Hygs pour découvrir où habitait le général Safinas.

Dès lors, l'enéa s'était octroyé trois jours pour analyser les lieux et observer les habitudes journalières des occupants de la demeure. La propriété était enclavée dans un bois, dont l'unique chemin la reliait à la ville de Korantz en quelques minutes de marche. Et dans la forêt, la sécurité était assurée par des patrouilles régulières. Visiblement, Safinas avait eu l'intelligence de déployer assez d'hommes pour prévenir un cambriolage sans que leur nombre n'attire pour autant l'attention sur son domicile. Malheureusement pour lui, Malveyn était bien plus compétente qu'une simple pilleuse... Du côté de la maison, pas de jardin ni de cour intérieure, l'ensemble du terrain était occupé par la bâtisse en pierre, haute d'un étage et large d'une bonne centaine de pas. Une bien grande maison pour un couple sans enfant, mais tout à fait acceptable pour un homme de son rang. D'autant qu'une grande partie de l'espace habitable était dédiée à la vingtaine de serviteurs qui s'appliquaient à garder la demeure en état. Ainsi, l'espace restant pouvait recueillir, à tout instant, la solitude de la maîtresse des lieux lorsque son mari l'abandonnait pour protéger le palais du roi. Mais elle ne serait bientôt plus seule, car c'est en passant par la femme que Malveyn comptait atteindre l'homme.

Perchée sur les branches d'un arbre, l'enéa se mit en mouvement, rejoignant le sol sans un bruit. Avec précaution, elle évita les hommes qui patrouillaient dans le bois, pour se rapprocher un peu plus de la maison. Comme prévu, l'herbe à mi-hauteur suffisait amplement à dissimuler les déplacements de la femme aux oreilles des gardes. Bien trop distraits pour mériter le salaire qu'on leur payait, aucun d'eux ne remarqua la prédatrice qui s'était maintenant arrêtée non loin de l'unique chemin. Dissimulée par l'ombre d'un arbre, Malveyn leva un œil vers le ciel, évaluant à l'aide du soleil l'heure qu'il devait être. Sans surprise, l'enéa était un peu en avance, mais si tout se déroulait selon son plan, elle n'aurait pas à attendre son ticket d'entrée très longtemps. Régulièrement, des serviteurs s'en allaient vers la ville, chercher de quoi nourrir et vêtir leurs maîtres. Et ce matin, Malveyn les avait vus s'éloigner par ce même chemin par lequel ils n'allaient pas tarder à revenir. De ce fait, s'ils étaient aussi compétents que les gardes qu'employait Safinas, elle n'aurait aucun mal à se faufiler dans le véhicule sans se faire repérer.

En réalité, Malveyn espérait surtout n'avoir aucun dommage collatéral à déplorer aujourd'hui. Tuer n'était pas un problème pour elle, d'ailleurs sa réputation témoignait de son efficacité dans le domaine. Néanmoins, l'enéa préférait tout de même éviter d'en arriver au meurtre si le choix lui était laissé. Il arrivait parfois que l'exécution d'une ou deux personnes soit utile à ses plans, mais généralement, elle ne recourait à la mort que lorsqu'il y avait de l'argent à gagner. Ce principe avait fait de Malveyn l'enéa la plus crainte du pays et elle comptait bien le suivre aujourd'hui également. Jusqu'à maintenant, elle était parvenue à réaliser sa part du contrat en limitant au maximum les assassinats subsidiaires. Bien que la mort de Salomone Hygs ait été nécessaire au bon déroulement de son plan, l'enéa avait préféré la manipulation au meurtre concernant la famille du Ceurvan. Mais pour la suite des opérations, la meilleure approche restait la plus discrète ; et ainsi, seuls les Safinas manqueraient à l'appel ce soir.

Au bout de quelques minutes, les graviers de l'allée se mirent à crisser sous les roues du coche qui approchait le long du chemin. La voiture était tractée par deux chevaux à l'allure saccadée et au pelage poussiéreux. Les deux bêtes paraissaient aussi harassées l'une que l'autre et leurs sabots, à chaque impact, laissaient sur le sol les traces de leur passage. De fait, ces simples indices suffirent à confirmer les prédictions de Malveyn. Ravis de pouvoir quitter la demeure des Safinas, les deux serviteurs en charge des provisions avaient profité de leur petite escapade en ville pour flâner dans les rues poussiéreuses de Korantz. Se faisant, au lieu de rentrer en début d'après-midi, ils n'étaient revenus que peu de temps avant que le soleil n'entreprenne son déclin derrière les montagnes du paysage. Ainsi, bien trop occupés à inventer le mensonge idéal qui justifierait leur retard, ils ne remarquèrent même pas la présence de la prédatrice qui s'était insinuée dans la diligence en pleine marche. Et tel un gibier abattu, la femme demeura inerte à l'arrière, tâchant de se fondre au mieux parmi les viandes, légumes et autres plantes aromatiques.

Les deux serviteurs continuèrent donc leur chemin sans savoir qu'ils transportaient avec eux l'arme qui souillerait leur maison le soir même. Le coche roula ainsi sur quelques mètres, cahoté par la chaussée graveleuse, avant d'observer une pause dans sa progression. Ballottée de droite à gauche entre les panais et les navets, Malveyn ne pouvait compter que sur son ouïe et ses talents de déduction pour comprendre ce qui avait occasionné cet arrêt. Étant donné la fatigue des chevaux qui tiraient la diligence, le trajet avait été bien trop court pour qu'ils aient déjà atteint leur destination. En outre, le vacarme des roues et des sabots sur le gravier l'avait empêchée de se concentrer sur les autres bruits alentour. Néanmoins, maintenant qu'ils ne roulaient plus, la passagère clandestine n'eut aucun mal à reconnaître le son si caractéristique d'un pied foulant le sol korantzien. Quelqu'un s'approchait donc et à en juger par son pas lourd, il était soit en surpoids, soit vêtu d'un équipement militaire. La seconde option restait la plus probable, mais tirer des conclusions trop hâtivement pouvait vous coûter la vie dans cette profession.

- Vous en avez mis du temps ! Qu'est-ce que vous nous ramenez donc dans votre voiture ?

- Euh, oui... Rien de spécial en fait. De la viande et quelques légumes pour le repas. Mais tu sais comment ça se passe en ville maintenant. Depuis que la tête des sorcières a été mise à prix, c'est la pagaille dès qu'une femme se fait remarquer !

Le dialogue éclaira l'enéa sur la situation. L'homme au pas lourd devait être un garde qui assurait la sécurité ; pour une fois qu'ils faisaient leur travail. Ceci expliquait l'équipement pondéreux et les questionnements intrusifs. D'ailleurs, le mensonge du serviteur était plutôt bien trouvé, n'importe quel journal aurait pu corroborer ses dires. Dommage que son jeu d'acteur n'ait pas été à la hauteur du rôle qu'il interprétait ; mais bon, c'était largement suffisant pour convaincre son interlocuteur.

- M'en parle pas, j'ai passé mon jour de repos à rapporter ces sorcières aux Justiciers ! Si je peux servir le royaume et me faire un peu d'argent, je vais pas me priver, tiens.

- Ou... Oui, elles sont horribles t'as bien raison.

Malveyn pouvait entendre le dégoût dans la voix du serviteur. Il n'était visiblement pas très à l'aise avec le traitement que l'on appliquait aux femmes, mais il poursuivit sans se trahir.

- Par contre on est déjà en retard, j'ai pas envie qu'on se fasse réprimander. Tu veux bien qu'on saute la fouille du véhicule pour cette fois ?

- Tu perds pas le nord, toi. Ça me va pour cette fois, mais vous me gardez un morceau quand vous ferez cuire la viande.

Toujours cachée derrière la cuisse d'un animal mort, la femme soupira intérieurement. Si on l'avait découverte durant la fouille des provisions, l'enéa n'aurait pas eu d'autres choix que de liquider les témoins. Finalement, les serviteurs n'étaient peut-être pas de bons menteurs, mais leur performance avait réussi à préserver leur vie et celle du garde.

Les pas de l'homme s'éloignèrent donc et la diligence put repartir en direction de la maison. Le reste du trajet se passa sans anicroche et bientôt, le véhicule s'immobilisa pour de bon devant la demeure en pierre. Fiers de leur mensonge, les deux serviteurs quittèrent l'habitacle pour détacher les chevaux et les mener à l'écurie. Dès lors, Malveyn profita de leur absence pour se faufiler hors du fiacre et détendre ses muscles qui n'avaient pas servi le temps qu'avait duré le trajet. Un bref état des lieux lui permit de se repérer dans l'espace. Ils avaient fini leur course juste devant la cuisine, probablement pour faciliter le déchargement des provisions. Sauf que pour l'enéa, le voyage n'était pas encore terminé. Elle devait trouver un moyen de rejoindre le premier étage où se trouvait l'appartement conjugal et avant cela encore, simplement réussir à pénétrer sans se faire voir. Mais pour cette première tâche, la chance semblait jouer en sa faveur. Devant elle, la porte de la cuisine était grande ouverte, comme pour l'inviter à entrer. Après tout, qui se méfiait des cambrioleurs lorsqu'il avait une douzaine d'hommes armés, disposés tout autour de la maison ?

La femme ne se fit pas prier plus longtemps et emprunta la grande porte d'un pas serein. Le plus difficile était derrière elle à présent. Les seuls obstacles qu'elle pouvait encore rencontrer à l'intérieur de la maison étaient des domestiques sans aucune expérience au combat. Confiante, l'enéa s'engagea dans la cuisine, sollicitant le Souffle afin d'évaluer la situation. Dès ses premiers pas dans la profession, Malveyn avait appris à détourner son Affinité pour s'en servir comme d'un sens supplémentaire. Ce que ses yeux ne pouvaient voir et ses oreilles entendre, le Souffle le lui révélait. Dans ce cas précis, il n'y avait aucune pensée à intercepter autour d'elle, elle en déduisit donc qu'elle était seule dans la pièce. Rapidement, la femme quitta la cuisine et s'engouffra dans un long couloir avant d'entreprendre son avancée vers l'escalier principal. Joignant chacune de ses six fonctions sensorielles à la tâche, l'enéa progressa furtivement jusqu'à son objectif. Elle avait l'habitude de ce genre de maison, très spacieuse et riche en décorations. Malveyn profita donc de chaque élément de l'environnement pour ne pas se faire repérer. Elle se cachait derrière les meubles, faisait claquer les portes pour attirer l'attention ailleurs et elle était même allée jusqu'à briser un vase pour s'assurer que les serviteurs seraient occupés à nettoyer les dégâts lorsqu'elle passerait à l'action ; ce qui ne tarda pas.

La femme se tenait à présent face au dernier obstacle qui la séparait de la chambre des Safinas. Si depuis le début tout s'était déroulé selon ses prévisions, elle allait maintenant se heurter à l'inconnu. La porte qui lui barrait la route renfermait le seul endroit qu'elle n'avait pu observer avec précision. Durant sa phase de préparation, l'unique fenêtre qui donnait sur la pièce ne lui avait permis d'obtenir que très peu d'informations sur l'agencement de l'espace. À partir de maintenant, il fallait laisser place à l'improvisation. Sur ses gardes, Malveyn se saisit de la poignée et pénétra dans la chambre. En adéquation avec le reste de la maison, la pièce formait un grand rectangle allongé, mais dans un style un peu plus sobre cependant. Le sol était recouvert de tapis - parfait pour atténuer les bruits de pas - et les seuls meubles étaient un immense lit en bois massif, une commode et une penderie qui trônait à gauche de la porte d'entrée. Mais ce qui surprenait le plus l'enéa était l'absence de la femme de Safinas. S'engageant dans la pièce, Malveyn referma la porte qui grinça au passage.

- Que faites-vous dans ma chambre ? Je ne crois pas avoir demandé à ce qu'on me serve quoi que ce soit.

La voix s'échappait de la salle de bains entrouverte au fond de la chambre. La fenêtre était bien trop éloignée pour que la spirite ait eu une chance de repérer cette autre pièce depuis l'extérieur. Mais tout n'était pas perdu, la femme la prenait pour un domestique, elle ne se méfierait donc pas de la menace qui s'approchait d'elle.

D'un geste brusque, Malveyn ouvrit en grand la porte et surpris la femme de Safinas en tenue légère devant son miroir. Et avant que cette dernière ne puisse émettre un cri de stupeur, l'enéa se glissa derrière elle et la piqua au cou à l'aide d'une aiguille. Le son s'évanouit dans la gorge de la victime et ses yeux s'écarquillèrent sans pouvoir quitter leur axe.

- Cesse donc de t'affoler, il est bien trop tôt pour que tu meures. Le poison que je t'ai injecté va limiter le champ d'action de ton cerveau. En bref, tu peux entendre, voir et sentir, mais il t'est impossible de bouger le moindre muscle. Bien sûr, le poison finira par te tuer, mais pas avant plusieurs heures, rassure-toi. C'est super, non ? Tu vas même pouvoir assister à la suite !

Dans la vitre, la lumière reflétait le visage des deux femmes, forçant la proie à contempler son prédateur. La peur régnait dans les iris bleutées de l'une tandis que le vert des yeux de l'autre semblait plus calme que jamais.

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