Chapitre 2
- Où est-elle ?
À l'abri des regards, un échange mouvementé se déroulait entre les deux femmes. Sous la tente de commandement, une modeste table en bois les séparait, maintenant un semblant de paix entre les deux antagonistes. Ainsi, l'ambiance, alourdie par la discorde, formait le contraste avec la douce lueur des lampes à huile.
- Les équipes de pistage une et quatre sont à sa recherche. Il semble qu'elle soit passée par la forêt aux cyprès avant de trouver refuge dans une maison abandonnée, il y a un peu moins de deux semaines.
- Je me fiche de savoir où elle était la semaine dernière. Je veux savoir où elle est, maintenant !
Sans même un regard pour sa subordonnée, Kayonis avait laissé éclater sa frustration en un cri de rage. Depuis l'échec de l'opération d'exfiltration à Jihälwa, Sylvera avait vu son amie se renfermer sur elle-même. L'équipe en charge de la mission était composée des meilleures membres de la Lysis, pourtant elles n'étaient pas parvenues à ramener Jyhann dans leur rang. Et bien que la jeune fille ait échappé à la sentence de la Lame Sacrée, rien ne pouvait affirmer qu'elle n'ait pas péri, seule dans les bois. D'ailleurs, ce scénario était sûrement le meilleur. Nul n'aurait pu prévoir la réaction de Kayonis s'il s'avérait que Jyhann ait d'elle-même choisit de ne pas les rejoindre. Mais pour l'heure, le mouvement de révolte des femmes avait besoin d'une leader forte et c'était à Sylvera de la leur apporter.
- Pourquoi accordes-tu autant d'importance à cette petite ingrate, Kayonis ?
Faisant fi du respect imposé par la hiérarchie, la jeune femme avait haussé le ton, comme pour faire réagir sa supérieure. Les deux femmes se connaissaient avant même que les pierres d'Affinité ne fassent d'elles des sorcières. Leur amitié était née d'une rancœur commune contre cette société misogyne qui les avait vues grandir. Et ce sentiment n'avait pu que croître lorsque la Brume et la Fournaise avaient placé une cible sur leur tête. C'est ainsi que naquit la Lysis, pour laquelle Sylvera céda le commandement à Kayonis. Tout s'était déroulé d'un commun accord. Son Affinité décuplait ses capacités physiques et encourageait par conséquent les affrontements sur le terrain plutôt que les discours et la diplomatie. Cette décision la plaçait logiquement sous la direction de son amie. Malgré cela, les deux femmes avaient toujours travaillé sur un pied d'égalité. Du moins jusqu'à aujourd'hui.
Depuis le début de cet entretien, la chef des rebelles avait dénié accorder un regard à son associée. Tournant le dos à son amie, elle l'avait accueillie comme un enfant que l'on châtiait. Toutefois, les dernières paroles de Sylvera semblaient avoir ébranlé la carapace de noirceur qui confinait les pensées de Kayonis. Les muscles de la jeune femme s'étaient contractés en réponse au brusque changement de ton. À présent, Sylvera détenait toute son attention.
- Combien de temps comptes-tu nous faire perdre avec cette fille ? Tu nous as demandé de tout mettre en place pour que tu puisses rencontrer cette Jyhann. Résultat, une gamine des quartiers sud a été pendue sur la place publique parce qu'on l'avait dénoncée à la Lame Sacrée.
Sous la douce lueur des lampes à huile, le discours sonnait plus comme des aveux que comme de véritables accusations. Ainsi, de son côté de la table, Kayonis s'était finalement retournée, comme pour faire face à ses responsabilités. Et les remords qui habitaient la voix de Sylvera paraissaient également présents dans les yeux de son amie.
- Après ça, on est allées jusqu'à s'en prendre aux Justiciers directement. Mais on va faire quoi pour Rothea qui s'est faite attraper en essayant d'éviter la pendaison de ta petite protégée ? Dis-moi, Kayonis, on gagne quoi à troquer l'une de nos sœurs contre une gamine indécise ?
Une larme d'amertume roula sur la joue de l'oratrice. En choisissant de combattre, on acceptait que chaque mission puisse être la dernière. Pourtant, le savoir n'atténuait en rien le chagrin causé par le deuil. En outre, Sylvera n'osait même pas imaginer ce que la Lame Sacrée avait pu faire subir à son acolyte avant de la tuer. Bien que la mort en elle-même soit une expérience terrible à vivre, la torture, elle, pouvait s'avérer bien pire. Toutefois, malgré les émotions qui la submergeaient, la jeune femme poursuivit ses allégations et Kayonis resta silencieuse jusqu'à la fin, acceptant chaque reproche avec repentance.
- Devant cette tente, des centaines de femmes sont rassemblées sous une même bannière. Tu les as réunies une par une et tu leur as donné un espoir. Voilà ce qu'est la Lysis pour nous toutes. La preuve que notre vagin ne fait pas de nous des esclaves. La preuve que notre poitrine ne fait pas de nous des catins. Mais surtout la preuve qu'ensemble, les femmes peuvent être supérieures aux hommes !
Emportée par sa fougue, Sylvera avait haussé le ton sans même s'en apercevoir. En prononçant ces mots, elle rappelait à Kayonis pourquoi elles se battaient au quotidien.
- Tu nous encourages à prendre position dans nos vies. Tu nous encourages à nous battre pour nos droits. Et nous avons choisi de te suivre dans cette bataille. Donc si tu penses que cette fille est vraiment importante, nous agirons selon tes ordres.
Les regards des deux femmes se croisèrent et Sylvera comprit que le message était passé avant même qu'elle ne termine sa tirade.
- Nous remettons nos vies entre tes mains, Kayonis. Mais Jyhann mérite-t-elle le sacrifice de tes sœurs ?
Un long silence accompagna l'interrogation de la jeune femme. Bien que rhétorique, Sylvera attendait tout de même une réponse à sa question. Elle n'avait pas l'habitude de s'exprimer avec autant de passion et elle espérait au moins que son long monologue n'ait pas été prononcé en vain. Le calme demeura encore quelques secondes sous la tente de commandement, laissant à Kayonis le temps d'assimiler les paroles qu'elle venait d'entendre. Et lorsqu'elle ouvrit finalement la bouche, c'est d'un ton mesuré qu'elle s'exprima.
- Tu as raison, nous avons offert assez d'opportunité à Jyhann. Si elle veut nous rejoindre, elle saura nous trouver. Mais pour le moment, la Lysis doit avancer.
Les épaules de Sylvera se détendirent presque aussitôt, laissant redescendre la pression accumulée durant son discours. L'opération était une réussite. Le mouvement de révolte des femmes avait de nouveau une tête apte à le diriger.
- Préviens les équipes concernées, s'il te plaît. Quand tout sera en place, nous lancerons la mission Mutins Forcés.
Si la guerrière avait remarqué la marque de politesse employée par sa chef, elle se garda bien de le notifier. Elles étaient certes amies, mais de simples excuses dissimulées ne suffiraient pas cette fois-ci.
- On t'a pas attendue pour ça, Kayonis. On a jeté l'appât à l'eau et le poisson a mordu à l'hameçon. Quand la première phase du plan sera terminée, on pourra passer à l'action !
- Depuis quand tu donnes des ordres sans me consulter ? Entre ça et ta verve nouvelle, j'espère que tu comptais pas me voler ma place de chef !
- Quand je saurai ce que verve veut dire, peut-être que je convoiterais ton poste. Mais pour le moment je te le laisse volontiers.
Le rire enjoué de Sylvera éclata sous la tente, signant implicitement un armistice entre les deux femmes.
- Je te remercie Sylvera. La Lysis n'aurait jamais été capable de mener cette bataille sans toi.
- Commençons par déclarer la guerre aux hommes, puis tu me remercieras quand on l'aura remportée.
Fière de sa répartie, la guerrière s'était déjà retournée. La sortie ne se trouvait qu'à quelques pas et elle devait encore préparer sa prochaine mission. Toutefois, la main de son amie la retint avant qu'elle ne parte.
- Je suis sincèrement désolée.
L'air contrit de Kayonis aurait sûrement dû provoquer de la compassion chez la jeune femme, cependant, c'est une mimique farceuse qu'elle arbora avant de la tirer à l'extérieur et de lui répondre à l'oreille.
- Ce n'est pas à moi que tu devrais présenter tes excuses.
La Lysis avait établi son quartier général dans les tréfonds de la forêt, non loin de la capitale rexivienne. À l'abri des regards indiscrets, les partisanes de la révolution féminine s'étaient mobilisées en un camp aux apparences militaires. Ainsi, des tentes parsemaient les sentiers ici et là, organisant la vie du groupe selon les activités des unes et des autres. Certaines avaient choisi de pleinement s'adonner aux affaires de la Lysis, mettant de côté leur quotidien pour s'installer au campement. Mais pour la plupart, elles n'avaient pas eu grand-chose à abandonner. Leurs proches, leur maison et leur dignité, la féminité les leur avait déjà ravis. Pour elles, la Lysis représentait un foyer où elles n'avaient pas à vendre leur corps pour survivre. Néanmoins, ce n'était pas le cas pour chaque membre. Certaines s'étaient mariées ou avaient fondé une famille ; mais elles n'étaient pas heureuses pour autant. Au contraire, ces obligations sociales et maritales les condamnaient à une vie de servitude et les empêchaient d'assumer pleinement leur engagement auprès de la Lysis. Malgré cela, elles étaient considérées comme des membres à part entière et jouissaient des mêmes privilèges que les autres.
Ensevelie sous le poids de sa frustration, Kayonis avait fini par perdre de vu les intérêts de la Lysis. La tente de commandement avait pris la forme d'une forteresse qui la maintenait loin de ces personnes dont elle avait la responsabilité. Et Sylvera n'avait pas menti, elles étaient bien plusieurs centaines à avoir choisi le camp des femmes dans cette guerre des sexes. Elles n'étaient plus des êtres défavorisés par la nature à présent. Non, aujourd'hui elles étaient des soldats et Sylvera venait de leur apporter leur chef.
- Écoutez-moi.
Kayonis avait pris la parole, pleinement consciente du rôle qu'elle avait à jouer.
- Mes sœurs, écoutez-moi je vous en prie ! Vous qui avez décidé de ne pas rester les victimes de l'agresseur. Et vous qui avez décidé de ne pas rester passive face à l'oppresseur. En réalité vous avez décidé de prendre parti dans cette lutte. Et en me rejoignant, vous m'avez accordé votre confiance.
Les femmes qui se trouvaient assez près pour l'entendre s'étaient approchées, suscitant la curiosité des autres. Et par le biais du bouche-à-oreille, une foule se forma rapidement autour de Kayonis qui commençait son discours.
- Mais j'ai trahi cette confiance. J'étais aveuglée par mes propres ambitions et j'ai fini par les faire passer avant les vôtres. Par orgueil, je vous ai mises en danger, plusieurs fois. Trop de fois... Et pour cela j'aimerais vous demander pardon.
La surprise commençait à germer au sein de l'auditoire et pour certaines, c'était même de la peur que l'on pouvait lire dans leurs yeux. Pourtant Sylvera était confiante, elle. Elle avait foi son amie, Kayonis saurait faire vibrer la flamme de l'espoir qui crépitait dans leur cœur.
- Mais n'ayez crainte mes sœurs, car la vue m'est revenue. Et savez-vous ce que je vois lorsque je vous regarde ? Je vois une armée, prête à marcher sur l'ennemi !
Une clameur d'approbation traversa l'assistance obligeant Kayonis à s'arrêter un instant.
- Oui mes sœurs, aujourd'hui et maintenant, nous nous levons pour nos droits. Plus jamais nous ne serons esclaves à cause de nos formes. Plus une seule fois, nous ne nous laisserons marcher dessus à cause de notre sexe. Car oui mes sœurs, toutes ces choses font partie de nous. Mais nous n'avons pas à en avoir honte. C'est d'ailleurs pour cela que nous nous battons. Pour qu'un jour, les petites filles de ce monde n'aient plus à avoir honte de ce qu'elles sont.
Une unique larme roula sur la joue de Kayonis. Ses paroles faisaient échos à cette souffrance qui les liait toutes. Et il était toujours éprouvant de se replonger dans des souvenirs douloureux. Cependant, il arrivait parfois que les affres du passé deviennent notre plus grande motivation.
- Soyons fortes, mes sœurs, car la Lysis est en marche. Et réjouissons nous car bientôt, la Rexirivie tout entière se soumettra à la révolution féminine. Cette lutte à mort dans laquelle je vous entraîne sera notre consécration. Le sang coulera en l'honneur de celles qui ont succombé sous les coups de l'homme. Et s'ils se plaisent à croire que la guerre n'est qu'à venir, ils périront sous nos assauts. Soyez assurées que tous apprendront à leurs dépends, à ne pas sous-estimer la colère d'une femme !
Dans les tréfonds de la forêt, non loin de la capitale rexivienne, une guerre sanglante venait de débuter.
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