CHAPITRE 16 : Un pas après l'autre
La langue des signes ostrovoises est une invention assez récente et peu répandue. Les centres médicaux et scientifiques ont accès à des cours, des livres formant à cette nouvelle façon de communiquer. Mais le peuple et la majeure partie du peuple ne pourraient dire un mot en cette langue.
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J'avais espéré que mon état s'améliore au bout de quelques jours. Cela faisait deux semaines que je pouvais sortir de la salle de soin, un peu moins d'une que je pouvais marcher sans devoir reprendre mon souffle ou me tenir les côtes tous les trois pas. C'était une petite avancée à la fois, aller à son rythme et Stanislas gardait un œil bienveillant envers moi pour que je ne sois pas trop brusque, trop pressé d'aller mieux. L'automne s'installait petit à petit sur le royaume et les températures commençaient à chuter et je passais de moins en moins de temps sur le pont. Le froid me mettait mal et tous me conseillèrent de rester au chaud à l'intérieur. Ainsi, je restais dans la salle à manger la plupart du temps. C'était un repère, un réconfort et quand je n'étais pas ici, je travaillais sur mes cartes. Je n'avais jamais autant avancé dessus auparavant. Mon trait devenait plus léger, plus fin et fluide, j'arrivais à tenir mon pinceau droit et garder une touche unis sans trembler. Si je ne pouvais apprendre à me battre ; je progressais dans un autre domaine, celui qui depuis toujours me passionnait. Mona était souvent là ; je soupçonnais qu'elle me surveillait, mais cela ne me dérangeait pas. Elle observait par-dessus mon épaule, était étonnée et admirative. Elle avait des questions, mais ne les posait pas : le silence était sain dans cette pièce.
Je n'avais pas retrouvé la parole, pas encore. Des sons sortaient d'entre mes lèvres, mais ma voix s'enraillait bien vite et un blocage que je ne maîtrisais pas m'empêcher d'aller plus loin. Cela me faisait de la peine, j'avais tant à dire, à exprimer, mais je ne pouvais le dire. Alors, j'écrivais. Oui, ici même, dans ce carnet rouge. Je racontais notre histoire, reprenais du début et essayais de me souvenir. C'était un long processus et je me souvins m'y être pris plusieurs fois avant de me relire, me corriger et me reprendre ; comprendre où étaient mes erreurs de langage, les myriades de fautes entre mes lignes. C'était un début, le début d'une passion qui restera dans mon cœur jusqu'à maintenant.
Pendant cette période, je fus assez étonné de voir que je me rapprochais de plus en plus de Vìtek. Nous n'avions pas le même caractère, loin de partager les mêmes passions et pourtant, il semblait venir souvent me voir, silencieux comme à son habitude. Je tenais la discussion normalement, mais là, je ne pouvais plus. C'est en voyant ma peine de ne pouvoir communiquer qu'il commença à m'apprendre la langue des signes. J'étais mauvais, pire encore que mauvais même et souvent, il se moquait de moi. C'était laborieux, mais j'arrivais à dire quelques mots simples, loin d'être capable encore de faire des phrases ou d'exprimer des sentiments plus compliqués. Cela me faisait plaisir qu'il prenne du temps à m'aider, essayer de me faire me sentir mieux alors que j'étais au plus bas. On était seuls dans la salle à manger quand j'osais enfin poser ma question. J'attrapais un morceau de papier et griffonnais dessus avant de lui tendre. " Pourquoi m'aider ?" Il semblait perdue face à mon interrogation et ses yeux se perdirent dans le vide de sa tasse. Je me souvenais de nos disputes, de nos premiers échanges et des choses qu'il avait pu me dire. Je ne lui pardonnais toujours pas -je pense même jamais pouvoir lui pardonner-, mais j'avais l'impression d'être passé à autre chose. J'avais la sensation que lui aussi, était passé à autre chose. Ma présence qu'il haïssait avant lui était familière maintenant et il s'en était accommodé.
« Tu me rappelles moi, il y a quelques années, commença-t-il, j'avais beaucoup de problèmes de santé quand j'étais jeune. Enfin, plus jeune que toi encore. »
Il me lança un regard gêné avec un maigre sourire sur les lèvres. C'était la première fois qu'il s'ouvrait sur lui et son histoire avant le Bronze. Je m'approchais de lui et lui donnait un coup de coude, insistant pour qu'il continue, du moins un peu. J'arrivais à signer avec mes mains une phrase simple " tu veux en parler ? " Rien de plus. Il hésitait, Vìtek était réservé et c'était assez étonnant de le voir me parler plus de deux fois dans la journée. Pourtant, il continuera.
« Quand je t'ai vu, à ton réveil ; je me suis dit que j'aurais bien aimé avoir autant de monde autour de moi à l'époque et... quelqu'un pour m'aider. C'est pas facile comme situation, d'être incapable de faire la plus basique des tâches. J'avais un problème aux jambes. Je ne pouvais pas marcher et j'avais toujours besoin d'aide pour me déplacer ; aide que je n'avais pas toujours. Pour un autre problème, j'avais eu, comme toi, un blocage dans le langage. C'était... »
Il se stoppa. Serrant ses genoux entre ses doigts ; je voyais ses phalanges devenir blanche sous la pression. Mon prochain geste était peut-être brusque et timide en même temps ; j'avais peur de le gêner et de lui faire peur. Je posais ma main sur la sienne, sans la serrer ; juste un contact. Sa main était glacée ; sa peau rugueuse abîmée par d'anciennes cicatrices dont il m'avait dit que c'était des "expériences ratées". Ses yeux sombres sortaient presque de leur orbite et Vìtek se figea telle une statue de pierre. Ce ne fut qu'après quelques secondes qu'il poussa un soupir.
« C'était difficile. Et je ne souhaite cela à personne. Même à toi. me dit-il profitant pour lancer une pique qui me fit rire intérieurement. J'ai appris seul, la langue des signes avec un vieux livre. J'avais pas d'autres choix et à l'époque, je ne savais pas vraiment écrire ; enfin- c'était compliqué, on va dire. J'avais la "chance" que ceux avec qui je vivais connaissaient cette langue.»
Jamais il ne parlait de ses parents, d'aucun proche si ce n'est Mona à vrai dire. Peut-être n'avait-il eu aucun ami avant elle, avant nous. Sa main se détendait et je fus surpris de le voir prendre ma main, entrelacer ses doigts avec les miens. Je ne sais pas ce qu'il cherchait, du réconfort, de la chaleur, un contact humain ; mais je le laissais faire. Je n'avais rien à y perdre et je savais que pour lui, c'était un grand pas que d'accepter qu'on le touche.
« Avec le temps j'ai réussi à surmonter mon problème de communication, enfin, je peux parler. Même si je parle pas souvent. J'arrive à marcher aussi, à courir un peu, mais je ne suis pas le sportif d'entre nous ! Rigola-t-il, de toute manière, c'est toujours mieux d'utiliser son cerveau plutôt que ses poings. »
On restait ainsi à discuter un moment. J'avais fini par enlever ma main après quelques minutes ; ne voyant plus trop l'intérêt de la laisser alors que sa langue, c'était un peu délier. Il parlait de tout, de n'importe quoi comme des histoires sur le Bronze avant mon arrivée. Lorsque le soleil culminait dans le ciel, il retourna travailler. Avant de quitter la pièce, je l'appelais en lui jetant un crayon dessus. Commençant à râler à mon encontre; quand il fut retourné, je lui fis un signe simple, le premier qu'il m'avait appris : "merci".
« Merci à toi Člověk, souria-t-il avant de me laisser seul. »
Je devais réapprendre à être, avec mes faiblesses et à les dompter pour en faire des forces. Je ne voyais pas encore comment, mais je savais que sur le Bronze, je trouverais un moyen à mettre profit de mes connaissances nouvelles et ma nouvelle perception de moi-même. Pendant ces jours où je me reposais, on se réunissait de plus en plus pour parler de la Šerik. Tant que je n'étais pas un minimum sur pied, aucune action ne sera faite, et même si j'étais gêné d'être un frein, ils étaient tous d'accord sur une chose : la vie d'un membre de l'équipage est la chose la plus importante qui soit. Mais cela ne nous empêchait pas de mettre en place nos tactiques et stratégies : Mona nous avait indiqué le siège de la Šerik lorsqu'elle y était. Ce n'était qu'un début, mais cet endroit nous mènera forcément à une base plus grande encore jusqu'à pouvoir détrôner ce groupe. Nous étions tous motivés, même si personne ne viendra nous acclamer ensuite, nous traiter comme de héros, on savait que ce qu'on faisait était juste et humain.
Je ne parlais plus et ainsi, j'observais, j'analysais et j'apprenais à écouter. J'avais l'impression d'entendre pour la première fois, de comprendre enfin le sens des mots, les tonalités et les messages cachés. Je portais plus d'attention aux gestes, aux expressions et tout simplement plus d'intérêt sur la vie de mes camarades. Quand j'avais du temps, je me baladais sur le bronze prêt à assouvir ma grande curiosité. Je suivais du regard les entraînements de Stanislas, essayais de comprendre à travers l'observation ses exercices, les muscles qu'il entraînait et ceux qui se reposaient. Quand il me soignait, j'apprenais à ne pas détourner le regard pour comprendre ses gestes. Voyant mon intérêt, il expliquait chacun des produits, chaque étape pour soigner une blessure. Ce n'était que de simple soins, mais je savais que tôt ou tard cela me serait utile. Il m'apprenait comment recoudre une plaie, désinfecter et vérifier si un os était cassé, fracturé, comment le garder en place et les précautions à prendre.
Je passais plus de temps dans les cuisines ; avant, je n'y passais jamais, juste pour prendre les plats et les amener jusqu'à la salle à manger. Mais je m'intéressais à la cuisine, aux heures que pouvait passer Cecilie derrière les fourneaux. Elle ne parlait pas beaucoup, moins qu'avant, mais dans ses gestes elle prenait son temps pour me laisser comprendre. Je goûtais les plats, lui indiquait s'il manquait de sel, de poivre ou d'autre chose. Son esprit semblait apaisé et encore tourmenté ; peut-être qu'elle s'en voulait, mais restait silencieuse. Elle ne s'était pas teint à nouveau les cheveux, toujours aussi sombre ; cela aggravait ses traits et la rendait plus fatiguée. Je m'inquiétais pour elle et un jour lui tendit un papier. " Je sais que tu ne veux pas en parler maintenant, mais si un jour, tu en as besoin n'hésites pas. Sache que je ne t'en veux pas." Elle lisait le mot et je vis son visage s'éclairer d'un sourire. Soulagée ; elle passa sa main dans mes cheveux.
« Merci; je n'oublierais pas. »
Mona me semblait la plus inaccessible. Je la tenais en haute estime et depuis le début, j'avais une crainte de la décevoir. Elle passait souvent me voir dans la salle des cartes, mais jamais elle n'émettait de jugement. Ce soir-là n'était pas différent des autres. Elle avait tenu le gouvernail, s'était assuré que tout était opérationnel sur le Bronze et avait fini sa ronde à mes côtés. Je retraçais la carte de Lekarsy, encore et encore, sans jamais réussir. Frustré, je froissais le papier et recommençais. Cela semblait la faire sourire, mais jamais elle ne critiquait ; je pensais même voir dans son regard une certaine admiration. Je commençais à tomber de fatigue lorsqu'elle me tapota l'épaule pour me réveiller.
« Tu as assez travaillé pour aujourd'hui, tu as le droit de te reposer, tu sais ?
— Je sais, signais-je. »
Mais je voulais être à la hauteur, rester bon, et même devenir meilleur. Elle eut un bref rire et m'arracha des mains la plume et rangea dans l'armoire l'encrier. Faisant attention à ne pas rouler la carte dont l'encre n'était pas sèche ; elle me fit signe de me lever et de quitter cette pièce.
« Allez, au lit petit timonier. »
J'eus un léger rire et je me redressais avant de m'arrêter net. Mes yeux clairs se posèrent sur la capitaine; de la fierté brillait dans son regard. Je n'étais plus un petit cartographe, un passager sur le bronze. J'étais enfin timonier, prêt à tenir le gouvernail, m'occuper de la navigation et maître des cartes. Comme une épingle s'enlevant de ma gorge, un poids s'envolant de mes épaules ; de ma gorge se déploya un soupir et un mot à peine audible :
« Merci. »
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