6 🌪️ Tensions

— Et quelle sensation ça fait que de se lier à une gemme ? demanda Sam tandis que nous étions tous les quatre assis près du feu de cheminée de la chambre d'Ezekiel.

— Ça fait mal, rétorqua Adélaïde le regard perdu dans les flammes.

Le feu réhaussait la couleur pourpre de ses yeux, comme si, en parlant des gemmes, son Rubis prenait vie à l'intérieur de ses iris.

— Tu ressentiras une vive douleur à la poitrine, reprit-elle. Ce sera intense et tu auras la sensation de suffoquer. Si tu veux être digne de ta gemme, tu devras supporter cette douleur et la laisser t'imprégner. Son pouvoir coulera dans tes veines, sa noirceur imprègnera ton cœur et obscurcira ton esprit. Tu devras être plus fort que lui. Si tu ne l'es pas, alors elle te consumera.

— Je sais que je peux en être digne, assura Sam.

Mais je sentais cette fébrilité dans sa voix. Parce qu'il avait peur. C'était une réaction normale. Moi aussi j'avais peur. Peur de me lier à nouveau au Saphir. Je crois que contrairement à tous les autres, je n'en étais pas réellement digne. Alexius m'avait choisie mais je ne parvenais pas à comprendre pourquoi. Ezekiel voulait que je respecte sa dernière volonté pourtant, je me souvenais encore de cette femme qui me répétait que j'avais volé son cœur. De cette déesse en colère qui ne voulait pas cohabiter avec moi.

— Tu as raison de t'en convaincre, intervint Ezekiel qui s'occupait du feu, un tisonnier à la main.

Il était accroupi devant la cheminée et brassait les bûches presque totalement consumées.

— C'est de cette façon que tu dois penser.

Il se releva, posa le tisonnier à côté de la cheminée puis se frotta les mains pour les épousseter. Il nous regarda tous les trois, un à un. Je trouvais son visage changé. Ses yeux étaient cernés, il semblait épuisé. Ses traits étaient tirés, il ne se rasait plus la barbe, ne prenait plus le temps de coiffer ses cheveux. Il était tourmenté. Et son tourment, c'était le Fléau qui l'habitait. Je l'avais vu en le touchant. J'avais vu ce dont il était capable, couplé à l'Emeraude. Si Aude parvenait à le ramener dans les ténèbres, si le Fléau arrivait à prendre possession de lui, alors nous perdrions Ezekiel pour toujours.

C'était en train de se passer. Je le savais. Ezekiel le savait.

— Demain, tu te lieras à l'Obsidienne et nous trouverons ensuite la prochaine personne pour l'Améthyste.

— Et tu as une idée ? demanda Adélaïde.

—  Il faudra une forte tête, quelqu'un de déterminé.

— Et quelqu'un de confiance... soupirai-je.

— Pas forcément, renchérit Ezekiel. Il suffit de rallier quelqu'un à notre cause. Il suffit de montrer à cette personne que les Gardiens ne sont pas des marionnettes incapables de se contrôler. On peut prouver qu'on n'a pas besoin de l'Ordre. On peut prouver qu'on peut devenir les héros que le monde a toujours voulu qu'on soit. Parce que c'est ce qu'Alexius aurait voulu.

— Tu sembles déterminé, souffla Sam.

— Et surtout, à qui tu penses ? grommela Adélaïde.

— À Fran, déclara Ezekiel.

Adélaïde ouvrit de grands yeux puis se leva. Je ne me souvenais pas de qui était Fran et si j'avais un jour entendu parler d'elle. Quand bien même, cette idée sembla à nouveau déplaire à la gardienne.

— C'est une soldate de l'Ordre ! s'offusqua Adé.

— C'est avant tout une Gardienne.

Son visage me revint en tête. C'était cette femme aux cheveux courts, brune, qui portait une armure de Gardienne lorsque j'avais manqué de me faire enlever l'âme par Delmaz à l'académie, après que nous avions récupéré le Rubis.

— Elle ne s'est liée à sa gemme que quelques mois !

— Et elle était certainement la plus forte de nous tous, Adé, tenta Ezekiel.

— Elle suit les ordres de Delmaz, protesta Adélaïde. Elles ont essayé de tuer Elya ! Tu l'as oublié ?

— Non, je ne l'ai pas oublié. Mais qui d'autre qu'un Gardien pourrait mieux comprendre notre cause ?

— Sam n'en est pas un et il la comprend !

— Sam, c'est différent, gronda Ezekiel. Sam a ses raisons de se battre, pour Alexius, pour son île, pour Elya ! Mais si nous prenons un inconnu et que nous lui confions une gemme, alors c'est certain qu'il sera rapidement rallié à la cause de Aude.

— Tu n'en sais rien.

C'était un match sans fin. Adélaïde contrait toutes les décisions d'Ezekiel et quand bien même elle s'efforçait de le raisonner, c'était peine perdue. Ezekiel était envahi de rage, il ne voulait plus perdre de temps ni tergiverser. Il avait fait son choix, pour l'Obsidienne et l'Améthyste. Je le connaissais suffisamment dorénavant pour savoir qu'il était borné et qu'il ne changerait pas d'avis. Je ne voyais pas l'utilité d'intervenir, Sam restait silencieux lui aussi.

— Fran fait partie de l'Ordre, elle est contre la mort, contre la nécromancie ! Il n'y a qu'elle qui pourra nous aider, s'impatienta Ezekiel en serrant ses poings.

— Dans ces cas-là, autant recruter Delmaz !

— Non, parce que Delmaz veut nous contrôler tandis qu'il nous suffira d'ouvrir les yeux de Fran pour la réveiller, comme Elya nous a ouvert les yeux.

Adélaïde croisa les bras, les lèvres retroussées, le regard sombre, les joues rouges de colère. Je sentais qu'entre Ezekiel et elle, c'était fébrile. Comme si, leur amitié volait en éclat. Comme si Alexius, avant sa mort, était le pilier qui maintenait une harmonie entre eux. Ou peut-être était-ce simplement leur douleur qui se répercutait dans leur parole. Incapables de se consoler l'un l'autre, ils se sentaient probablement seuls. Je décidai alors de me lever à mon tour et de me positionner entre eux. Il fallait temporiser les choses, nous écouter, nous soutenir et ne jamais nous séparer.

— S'il vous plaît, commençai-je, vous ne vous écoutez pas parler.

— Impossible, elle sera toujours contre mes décisions, pesta Ezekiel.

— J'étais contre l'idée de lier Sam pour le protéger ! Tu ne penses pas qu'il y a eu assez de morts ?

— Si nous ne faisons rien, ils se multiplieront ! cria Ezekiel.

Sa voix fut si forte que j'en sursautai en même temps qu'Adélaïde.

— Tu es une Gardienne ! reprit-il toujours aussi fort. Tu es incapable de contrôler tes émotions, bon sang ! Ta peur prend le dessus sur ta force ! Souviens-toi de la guerrière que tu es ! Comment peux-tu être devenue si faible ? Alexius aurait voulu se battre ! Il m'aurait écouté ! Il aurait essayé !

— Vas te faire foutre !

— Pitié, arrêtez de vous crier dessus... tentai-je.

— Mais je vais y aller me faire foutre, Adé, vociféra Ezekiel en la fusillant du regard. Crois-moi, bientôt, tu ne m'auras plus sur le dos.

— J'ai vraiment hâte parce que je n'en peux plus de ton ton autoritaire, de tes manigances et de ta masculinité toxique !

Ezekiel pouffa de rire puis secoua la tête. Adélaïde avait les yeux exorbités tant elle était en colère. Ses poings serrés de la sorte, je pouvais entendre de l'autre côté de la cloison, son Rubis vibrer dans sa boite, prêt à perforer le mur pour rejoindre sa poitrine et ce, même si elle ne portait pas son armure.

— Je fais ça pour vous aider ! Fran est une guerrière aguerrie ! On a besoin d'elle !

— Je refuse de confronter l'Ordre ! gronda Adélaïde.

— Alors ce monde mourra sous le règne d'Aude. Et les Gardiens continueront d'être ce Fléau dont tout le monde parle.

— Non, nous sommes des légendes, nous protégeons...

— Rien ! l'interrompit Ezekiel. Nous avons échoué, encore et encore et encore... nous avons fait des victimes, nous avons sacrifié des innocents et nous avons été manipulés par notre ennemie dès le début. Nous ne sommes ni des légendes, ni des héros et nous ne protégeons rien. Nous détruisons.

Adélaïde déglutit, ses lèvres tremblaient et une veine sur son front ressortait tant sa colère était palpable. Peut-être y avait-il une certaine rancœur.

— Si seulement c'était toi qui avais brisé ce sceptre, maugréa-t-elle.

La mâchoire d'Ezekiel tressauta, il releva le menton, le souffle coupé.

— Adélaïde ! m'offusquai-je en lui jetant un regard.

Ezekiel inspira profondément puis hocha la tête.

— J'irai confronter l'Ordre seul, reprit-il plus calmement. Et je ramènerai Fran.

Il passa à côté d'Adélaïde qui garda son regard fixé droit devant elle, un sourcil relevé, les lèvres pincées et les poings serrés. Il s'arrêta à côté de Sam et pressa son épaule.

— Quand je reviendrai, j'espère que tu seras l'un des nôtres, lui souffla-t-il.

Sam parut fier et gonfla son torse.

— Tu peux en être certain, lui assura-t-il.

Ezekiel lui répondit d'un faible sourire avant de quitter la pièce et de laisser la porte claquer derrière lui. Adélaïde laissa ses épaules s'affaisser, passa sa main dans ses cheveux puis recula à tâtons avant de s'asseoir sur le bord du lit. Après quoi, elle attrapa sa tête entre ses mains. Elle sanglota, en silence mais je pouvais percevoir sa douleur. Je sentis mon cœur se serrer dans ma poitrine, ma gorge se nouer. Elle souffrait.

— J'abandonne, murmura-t-elle dans un sanglot. Je n'en peux plus, je veux arrêter...

Je m'assis à côté d'elle, ma main dans son dos et Sam fit de même, de l'autre côté.

— C'est bientôt fini, lui soufflai-je.

— Je ne veux plus perdre personne... Ezekiel ne veut pas le comprendre. Il est aveuglé par sa soif de vengeance, il en oublie que nous sommes là et que nous pouvons disparaître en un claquement de doigts, comme Alexius, comme Bertos, comme Genova...

— Alexius est parvenu à affaiblir Aude, on ne peut pas baisser les bras maintenant ou son sacrifice aura été vain, tentai-je. Tu souffres et Ezekiel aussi. Chacun gère son deuil à sa manière, tu ne peux pas lui demander d'être différent dans un tel moment.

— Mais Fran...

— Ca vaut le coup d'essayer, intervint Sam.

Adélaïde releva sa tête de ses mains, ses joues inondées de larmes, les yeux bouffis.

— Il faut essayer, reprit-il.

Adélaïde baissa le regard un instant. Elle essuya ses larmes d'un revers de la manche tout en reniflant.

— D'accord... marmonna-t-elle.

— Rattrape Ezekiel, me lança Sam. Je reste avec Adélaïde.

Mon cœur s'emballa, parce que je craignais de le confronter mais nous ne pouvions pas non plus le laisser partir seul. Je me levai après avoir fait un câlin à Adélaïde puis quittai la chambre à mon tour. Aude parvenait à nous diviser, elle avait un plan, c'était certain. Et je venais de le comprendre. Elle voulait isoler Ezekiel pour mieux se l'accaparer. Il était hors de question que je la laisse faire.

Le Fléau ne verrait jamais le jour, je m'en fis la promesse.

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