7 💎 Le nouveau Forgeron

« Les seuls alliés que pouvaient se faire les Gardiens étaient d'autres Gardiens, tout en gardant une certaine distance. Un Gardien devait vivre sans attache, sans contrainte et sans peine. Les amis, la famille et même les animaux de compagnie étaient exemptés de leur vie, pour ne laisser à leur solitude, que la puissance de leur épée. »


ADELAIDE

Ezekiel était parti chercher de quoi dîner avec Alexius tandis qu'Elya et moi nous entêtions à dépoussiérer la maison. Je pouvais la voir ne cesser de jeter des regards en direction de la chambre d'Agnès. Je l'avais deviné aisément à la vue de toutes ces peluches qui traînaient dans la pièce.

Elya passait le balai mais depuis deux bonnes minutes, elle restait immobile devant la porte, le manche dans la main, l'air penaude. Je m'approchai d'elle en prenant soin de contourner la table posée devant une cheminée éteinte. La maison n'était pas grande mais suffisante pour le temps que nous passerions ici. Je suppose qu'elles s'étaient construites un nid douillet où se sentir en sécurité. Tout cela avait volé en éclat. Les Dieux le savaient, j'avais ressenti cela moi aussi.

— Elya ? appelai-je en posant ma main sur son épaule.

Elle sursauta et se tourna brusquement vers moi.

— Nous pouvons faire une pause.

Elle passa quelques mèches de cheveux derrière ses oreilles.

— Désolée, je... j'étais perdue dans mes pensées.

— Ta sœur te manque.

Elle releva ses yeux gris vers moi puis se pinça la lèvre. Je pus voir les larmes lui monter aux yeux et avant même qu'un mot ne sorte de sa bouche, elle les laissa rouler sur ses joues.

— Je m'efforce d'être forte pour vous, pour... ce Royaume mais j'ai cette affreuse sensation d'avoir abandonné ma sœur. J'ai un pouvoir qui me permet de voir des choses et cela... je n'ai ni pu le sentir et ni pu le voir. Aujourd'hui encore, je suis aveugle. Son destin est scellé par ma faute et je n'en ai même pas connaissance.

Elle essuya son visage d'un revers de la manche mais ses larmes ne s'arrêtaient plus de couler. Cela me brisait le cœur de la voir ainsi. Je ne savais trop comment agir, comment la réconforter... Je l'appréciais, mais je n'étais pas assez à l'aise avec les relations pour savoir comment agir lors de ce type de situation.

— Je comprends ta douleur... soufflai-je.

Je pouvais me mettre à sa place et je savais ô combien un Gardien n'avait guère le droit de faire preuve d'empathie. C'était impensable que de voir quelqu'un souffrir sans même pouvoir compatir.

— Je me pose tellement de questions que mon esprit bouillonne. J'ai l'impression que mon cerveau se liquéfie. Ai-je fait le bon choix ? Valez-vous plus que ma propre sœur alors que je ne vous connais que depuis trois mois ?

Elle s'assit sur une chaise en se laissant tomber et secouant la tête. Je posai ma main sur la table et m'assis près d'elle.

— Non... ma soeur vaut tout l'or du monde. Elle est mon seul pilier et ma seule famille... J'arrivais à tenir mais maintenant que je suis ici, sans elle... que je sens son odeur, que je vois le fantôme de ses souvenirs...

Elle leva ses yeux embués de larmes vers moi.

— Je désolée, soupira-t-elle en passant sa main dans ses cheveux. J'ai laissé mes émotions me submerger, je...

Je tendis le bras et posai ma main sur la sienne, ce qui l'interrompit aussitôt. Je plongeai mes yeux dans les siens.

— Ne t'excuse pas pour ressentir ce genre de sentiments. Tu as le droit. Tu le dois.

Je serrai sa main dans la mienne.

— N'oublie jamais que tu es humaine et que tes pouvoirs sont secondaires. Alors garde cette flamme et cette humanité qui te collent à la peau. Ne perds pas ce qui t'anime. Ressentir, pleurer et culpabiliser sont des comportements normaux. Tu as le droit de souffrir et de t'en vouloir et tu as encore plus le droit d'en parler. Alors ne t'excuse plus jamais pour cela.

Elle m'adressa un faible sourire, renifla puis hocha la tête.

— Merci, Adélaïde. J'ai tendance à penser qu'il faut que je sois aussi forte que vous trois... pour ne pas me sentir exclue ou à côté de la plaque.

Je me redressai légèrement puis pouffai de rire.

— Nous sommes tout sauf forts... avouai-je la gorge nouée.

Je détournai mon regard d'Elya et fus aussitôt projeter dans mes souvenirs. Dans nos souvenirs. Entre Genova qui me manquait terriblement et ce que nous avions fait à Aude, j'avais cet affreux sentiment d'avoir été lâche toute ma vie. Cent cinquante ans, c'était très long et pourtant, quand je me remémorais cet assassinat et cette bataille, c'était comme si je l'avais vécu la veille.

Je déglutis difficilement, mon œsophage n'était plus qu'un noeud et mon estomac se rétractait à mesure que les mots me venaient en bouche.

— Nous l'avons tuée, marmonnai-je.

Ma voix sortit différemment. Plus aigue, moins confiante, plus chancelante... Je n'osais même plus poser mes yeux sur Elya que je vis, dans ma vision périphérique, pencher la tête sur le côté. Le dire à voix haute faisait un bien fou. C'était comme s'enlever une épine du pied. Une énorme épine.

— De qui parles-tu ? demanda Elya ses larmes presque sèches.

Je croisai alors son regard, les lèvres retroussées et mon cœur battant à tout rompre. C'était cela, l'humanité que j'aurais dû effacer quand j'avais prêté serment en tant que Gardienne du Rubis.

— De Aude. Nous l'avons tuée.

Elle sembla réfléchir un instant.

— C'est donc cela, cet étrange sentiment de culpabilité que je ressens près de vous...

Elle releva sa tête vers moi et s'avança sur le bord de sa chaise.

— Mais, tout cela, ce n'était pas de votre faute, n'est-ce pas ? Je veux dire, vous avez dû la tuer par accident. Contrôler de tel pouvoir, ce peut être difficile...

Je secouai la tête tout en fronçant les sourcils. Enfin, je me pinçai l'arête du nez et fermai les yeux.

— Je n'étais pas là quand c'est arrivé, expliquai-je. J'étais avec Genova. Nous avions besoin d'être seules, de nous retrouver, rien qu'elle et moi et de vivre notre amour sans aucun regard indiscret. Mais... pourtant je suis coupable autant que le sont Ezekiel et Alexius.

— Qu'avez-vous fait ? demanda Elya d'un ton plus ferme cette fois.

Ses yeux fouillaient en moi et son don devait s'éveiller. Elle cherchait l'image, la vision, ce qui pourrait lui faire voir. Quand elle voulut toucher mon bras, je le retirai aussitôt de la table et m'appuyai contre le dossier de la chaise, méfiante.

— Pourquoi vouloir voir mes souvenirs ? grommelai-je.

— Je veux que tu te sentes soulagée, déclara Elya d'un ton si innocent que je me détendis légèrement en laissant mes épaules s'affaisser.

— Je ne suis pas prête à te monter ce jour là, ni même les suivants.

— Si toi tu ne l'as pas fait, pourquoi te sens-tu coupable ?

— Parce que, j'aurais peut-être pu l'aider ! Aude était comme une soeur pour moi, je me confiais à elle et elle se confiait à moi. J'ai préféré me cacher pour coucher avec une femme, tout cela en le cachant à mes amis. Que dis-je... à ma famille. Et ensuite, j'ai tout simplement décidé de me taire quand j'ai vu son corps inerte dans les bras d'Ezekiel. Je suis coupable, Elya.

J'inspirai profondément.

— Et te voir faiblir, te voir ressentir tout cela m'a donné envie de le ressentir moi aussi. Parce que... parce que oui, je suis une Gardienne. Mais je n'en reste pas moins une femme. Je ressens, je souffre, et je vis avec.

Elya esquissa un faible sourire.

— Tu as raison, assura-t-elle. Les faiblesses ne sont pas nécessairement celles que l'on croit. Je crois que ressentir ces choses nous donnent de la force, de la hargne.

Je souris à mon tour mais mon sourire disparut rapidement. Aude. Je pensais à Aude. Puis à la mort de Genova qui avait suivi, peu de temps après. Puis tous les autres ensuite. Et pour finir... Léane.

— Elya, je dois te dire quelque chose, commençai-je lorsque je la vis se relever pour terminer de passer le balais.

Elle se tourna vers moi, le manche dans la main. Comment lui dire sans qu'elle le prenne mal ? Comment lui dire sans qu'elle ne prenne la fuite ? Sans qu'elle nous blâme pour l'abandon de sa soeur ?

— Notre Guide, Léane, elle...

Quelqu'un frappa à la porte, ce qui me fit taire instantanément. Elle s'ouvrît sur Samwell, une bouteille de vin à la main qu'il leva tout sourire.

— Bonjour, bonjour ! Je viens pour les festivités !

Le visage d'Elya s'illumina et elle l'enlaça avant de le faire entrer. Peut-être était-ce mieux ainsi. Le fait de lui en parler aurait pu mettre en péril le reste de notre recherche. Néanmoins, je me sentais dans l'obligation de lui dire la vérité. Elle semblait si honnête et vraie avec nous, tandis que nous ne cessions de lui mentir. Pour tout.

On nous avait appris que la relation entre les Gardiens et leur Guide devait être basée sur la confiance mutuelle.

Nous étions des traitres. Alors lorsque je l'entendais me dire que nous étions forts, vaillants... je me sentais illégitime. Nous étions illégitimes de sa confiance.

Mais la voir sourire ainsi et rire avec son ami me redonnait du baume au coeur. Malgré ses peines, elle savait aussi apprécier le peu de moments conviviaux qui s'offraient à elle. Elle pouvait nous admirer, mais je l'admirais encore plus.


L'heure du repas arrivée, Ezekiel avait concocté un délicieux ragout que nous engloutîmes sans ménagement. Il faut dire que deux jours sur le bateau nous avait laissé un goût amer. Le poisson pas frais n'était pas fameux.

Nous apprîmes durant ce repas que Samwell et Elya se connaissaient depuis leur plus jeune âge et que très souvent, lui, Elya et Agnès allaient se balader au-delà du village, dans les ruines d'un vieux château, appartenant auparavant à un Seigneur.

Durant notre longue vie, nous avions rarement visité Novendill. L'île était petite et il ne s'y passait jamais rien. Nous restions sur le continent à nous battre pour la liberté d'un Royaume en sursis. Échouer durant cent cinquante ans était frustrant. Chaque soir avant de dormir, je ne songeais qu'à notre victoire. Je me convainquais qu'il nous fallait gagner, pour le bien de notre Royaume mais aussi laver notre honneur.

— Alors, Sam, je peux t'appeler Sam ? commença Alexius après avoir bu une grosse gorgée de son vin.

Ce dernier hocha la tête en avalant son morceau de viande.

— Es-tu prêt à forger les armures des Gardiens ?

— Il en faudra quatre, grommela Ezekiel assis nonchalamment sur sa chaise, son bras tendu avec son verre au bout.

— Quatre ? demanda Elya.

— Il va de soit que tu as besoin d'une armure. La dernière fois, tu as bien failli mourir.

— Je suis ressortie en meilleur état que vous trois, se défendit-elle.

Je ne pus réprimer un rire qui se propagea jusqu'à Alexius. Ezekiel ne riait pas. Il fixait Elya qui ne détournait pas son regard. Je ne sais pas vraiment ce qu'il se passait entre ces deux-là, mais je sentais la tension. Ezekiel paraissait en colère et de plus en plus rongé par ce qu'il s'était passé. Elya l'apaisait, j'en étais certaine. Mais lui repoussait constamment cette partie de lui : celle capable d'aimer.

— Certes, mais nous ne pouvons prévoir comment se passera les prochaines confrontations. Alors il te faut une armure.

— Pas de soucis, intervint Sam pour calmer le jeu. Je forgerai quatre armures. Mais... cela risque de prendre du temps et j'ai besoin de connaître la conception exacte de l'armure.

— Il te faudra ton meilleur acier, ton fer le plus robuste. Je te dessinerai les armures, expliqua Alexius. En fait, je pense même pouvoir te les dessiner tout de suite si tu veux ?

Sam haussa les sourcils et jeta un regard à Elya qui lui sourit chaleureusement. Elle hocha la tête comme approbation. Notre nouveau forgeron semblait très excité à l'idée de participer à "cela". Il n'y avait aucun honneur à nous forger des armures. Puisque nous n'étions plus considérés comme des Gardiens, radiés par l'Ordre. Néanmoins, personne sauf les personnes assises à cette table le savaient. Cela devait continuer ainsi.

Alexius et Sam quittèrent la table pour rejoindre la forge et nous finîmes à trois autour d'un repas dont il ne restait pas une miette. La cheminée crépitait derrière nous, réchauffant la pièce chaleureusement. Novendill était paisible et familier. Je comprenais pourquoi Elya aimait tant ses terres.

— L'armure aurait dû être mon choix, protesta Elya.

— L'armure est un choix évident, grogna Ezekiel. Maintenant que tu... manie une sorte de pouvoir, te dois pouvoir te protéger. Tu seras considérée comme un ennemi.

— Je ne pense pas que le Nécromancien veuille me tuer.

Je haussai les sourcils.

— Elya...

— Fort bien, gronda Ezekiel en se levant, les mains frappant la table.

Sa chaise ripa derrière lui, les bras appuyé sur le bois brut de la table il se pencha vers Elya, plongeant son regard sombre dans le sien.

— Alors je t'en prie, Elya, rejoins le Nécromancien et devient notre ennemie. Je me ferai une joie de décrocher ta tête de ton corps.

— Ez ! m'exclamai-je.

Il se redressa, me lança un regard en biais puis quitta la chaumière, nous laissant seule toutes les deux. Elya humecta ses lèvres qu'elle mordilla par la suite avant qu'elle ne me jette un coup d'oeil.

— Pourquoi culpabilise-t-il autant ? Il est tendu et en colère depuis l'épisode du bateau.

— C'est compliqué... soupirai-je.

— Ne me cachez rien, ordonna Elya.

Je relevai mes yeux vers elle, surprise par son ton.

— Aude, que lui est-il arrivé réellement ?

Je dus alors lui raconter ce que je savais de cet instant. Bertos et les autres m'avaient expliqué que Aude s'était laissée consumer par l'Opale si bien qu'elle en avait perdu la raison et après avoir attaqué Ezekiel au visage, elle avait tenté de le tuer. Les Gardiens étaient tous armés de leurs gemmes, alors par réflexe, ils avaient usé de leur magie pour l'arrêter. Loin d'eux l'envie de la tuer mais le pouvoir de trois gemmes contre une seule était bien trop puissant. Aude avait été traversée par l'énergie de l'améthyste, l'Emeraude et le Saphir. Elle n'avait guère survécue. Elle était morte sur le coup.

— Honteux de son acte et songeant à notre avenir, Bertos nous a fait promettre de garder ce secret pour nous. Alors nous avons dû enterrer Aude tout en haut de la falaise de Pryora, juste près de la chute d'eau qu'elle aimait tant. Nous l'avons enterrée avec son Opale et nous n'en avons plus jamais reparlé, poursuivis-je.

Elya haussa les sourcils. Tout semblait se mélanger et se remettre en place dans sa tête mais je ne pouvais cesser de me sentir coupable de notre cachotterie. Elle faisait partie des nôtres. Je le lui avais dit.

Elle se leva, passa des mèches de cheveux derrière ses oreilles.

— Je... je dois prendre l'air, avoua-t-elle.

— Elya, je suis désolée. Nous ne voulions tout simplement pas ne parler.

— Je sais... souffla-t-elle. Je reviens, Adé...

Elle se tourna vers moi une fois près de la porte d'entrée.

— Merci d'avoir été honnête avec moi ce soir. Il y a au moins quelqu'un de vrai parmi les Gardiens.

Puis elle quitta la chaumière à son tour. J'appuyai mes coudes sur la table et saisis ma tête entre mes mains en poussant un profond soupir.

Venais-je de faire une erreur ?

Les Gardiens avaient été déshérité de l'Ordre.

Et si nous perdions notre Guide avec nos mensonges ?

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top