5 💎 Le coût de la Culpabilité

"Il était dit que le brouillard qui empêchait les marins clandestins d'accoster sur l'île de Novendill sans payer, titillait l'esprit et la culpabilité de ceux qui avaient commis des actes impardonnables. Leur âme était alors offerte à la Déesse des Océans, Nephrëa."


EZEKIEL


Dormir sur un navire qui tanguait en pleine mer déchaînée par l'orage n'était pas une mince affaire. J'étais allongé sur ma couchette mais je ne cessai de m'accrocher aux filets sous la couchette au dessus de moi, histoire de ne pas finir à plat ventre sur le plancher poisseux. La pluie battait, l'orage grondait et les éclairs fendaient le ciel amèrement.

Heureusement, Novendill n'était pas loin du Royaume, le voyage en mer n'était donc pas très long mais pour accoster en toute clandestinité, il convenait de contourner l'île.

Je ne savais pas où étaient Elya et Adélaïde. Quant à Alexius, il avait fini par se lever pour aller vomir à nouveau, trop malade à cause des secousses.

J'étais plongé dans le noir, ballotté à droite puis à gauche. Les muscles de mon bras se tendaient tant je devais forcer pour rester en place sur ma couchette.

— Attention ! Brouillard à cent mètres ! hurla un marin depuis le pont juste au dessus.

Sa voix semblait si lointaine. L'orage cessa de gronder un court instant, le bateau tourna à quatre vingt dix degré alors je me levai presque sur ma couchette, le bras contracté et enfin, je me retrouvai de nouveau sur le dos. Le tonnerre gronda une fois de plus, comme si la chanson reprenait. Enfin, un éclair illumina la petite pièce de sa lumière à travers le hublot et je sursautai quand je crus voir une silhouette se tenir non loin de ma couchette.

Je me redressai aussitôt et à tâtons, je cherchai ma lanterne que je rallumai en tournant légèrement le bouton vers la droite. Je me relevai en prenant garde à ne pas me cogner dans la couchette du dessus puis portai la lanterne à hauteur de mon visage. Je fis alors face à un faciès plus que familier. Mais elle posa son doigt contre sa bouche puis souffla sur la lanterne qui s'éteignit aussitôt, me plongeant de nouveau dans le noir.

Je tournai alors le bouton, ce qui alluma de nouveau ma lampe. Or, j'étais seul désormais.

— Tu m'as trahie, entendis-je murmurer près de mon oreille.

Je sentis un frisson parcourir mon échine alors je me retournai brusquement, levant ma lanterne. Personne ne se trouvait là et la soûte, ainsi dans le noir, ressemblait davantage à un trou noir, aux ténèbres qui n'attendaient plus que moi.

— Alex ? Adé ? appelai-je.

La seule réponse que j'eus fut l'écho de ma propre voix. Sans même m'en rendre compte, l'orage avait cessé et les éclairs aussi. J'étais seul contre mes démons, dans la solitude la plus complète.

J'avançai sur le parquet grinçant sous mes semelles épaisses. Ma lumière vacillaient quelques fois, le silence était imperturbable et j'avais cette affreuse sensation d'être épié, suivi, analysé... Impossible de savoir si cette force me voulait du mal ou du bien, qu'importe le visage qu'elle prenait.

— Tu m'as abandonnée.

Je me retournai à nouveau, la poussière vola sous mes mouvements mais je ne vis que des sacs de farines et autres marchandises pendre sur des crochets et se balancer dans un grincement sinistre au rythme du bateau.

— Tu nous as tuées, souffla-t-on à mon oreille.

Cette fois, je frappai le vent de ma lanterne et me retrouvai face à face avec mon passé. Aude se tenait devant moi, vêtue de la robe bleue nuit qu'elle portait le jour de sa mort. La dentelle dessinait son décolleté avec élégance et féminité et ses cheveux coupés jusqu'aux épaules ondulaient parfaitement, comme dans mes souvenirs. Ses yeux teintés de vérité me toisaient dans l'obscurité et pourtant, il m'était difficile d'y déceler de l'animosité.

La voir sous une forme si pure fit battre à nouveau mon cœur, comme au premier jour.

J'avais besoin de toi, me dit-elle bien que sa voix semblait se dupliquer et résonner aux quatre coins du bateau. Je cherchais ton soutien, ta compréhension, ton empathie...

Elle commença à me tourner autour. Je pouvais même sentir son parfum rosé, comme si elle était bel et bien là, devant moi. Pourtant, je savais pertinemment qu'elle était morte. J'y avais assisté et j'avais creusé sa tombe des heures durant, le cœur meurtri et l'âme abimée pour l'éternité.

Je n'ai obtenu que du mépris, du jugement et de l'acharnement...

Je secouai la tête, contractai mes mâchoires qui ne cessaient de tressauter à l'entente de sa voix, de ses mots. Je l'avais aimée.  J'aurais été capable de tout lui pardonner, même son geste odieux que de m'avoir frappé en plein visage, laissant d'ailleurs une cicatrice grossière dans mon sourcil. J'étais prêt à tout mais ne pas laisser la folie la consumer. Le choix avait été rude mais il en allait de l'équilibre du Royaume. Nous avions prêté serment. Nous étions des Gardiens. Saine d'esprit, elle n'aurait jamais blâmer cette décision. Aussi dure était-elle.

Il ne fallait pas que je lui parle. Je ne devais pas laisser ces hallucinations jouer sur ma perception et ma raison.

Elle s'arrêta derrière moi et je crus même sentir son contact lorsqu'elle glissa ses mains sur mon ventre. Elle aimait tant se poster derrière moi et me saisir par la taille. Elle avait l'habitude de poser sa tête contre mon dos et nous restions ainsi, à se ressourcer l'un l'autre.

Il m'était difficile de la repousser. En réalité, j'en étais incapable.

Je n'ai jamais pu compter sur toi, reprit-elle dans mon dos.

Je connaissais les légendes des marins et la mythologie autour de celles-ci. La Déesse Nephrëa détestait le mensonge, la persécution et se nourrissait de culpabilité. Le brouillard que nous traversions se nourrissait de la mienne. La Déesse punissait les âmes impures, les marins disparaissaient en mer. Outre ces croyances, peut-être seulement que ce brouillard avait un effet hallucinogène sur ses sujets.

— Tu m'as abîmée, salie, meurtrie, délaissée...

Plus elle en ajoutait et plus sa voix devenait grave, plus ses mains appuyaient sur mon torse, comme si elle était sur le point de les enfoncer dans ma chair pour m'arracher les tripes. Je ressentais même la douleur, la pression sur mon abdomen en devenait insupportable.

— Tu m'as abandonnée, tu ne m'as jamais aimée, tu as fait de moi un monstre rongé par les asticots, qui fusionne avec la terre ! Regarde-moi ! REGARDE-MOI !

Sa voix était dorénavant désincarnée et lorsque je la repoussai, je lui fis face. Elle n'arborait plus son teint si lumineux, ni même ses yeux si pétillants. Sa peau était creusée, dans certaines crevasses, les asticots y demeuraient. Les lèvres rétractées, desséchées, des dents perdues, les cheveux clairsemés et des yeux aussi profonds que les orbites d'un crâne décomposé...

— Regarde ce que tu m'as fait, dit-elle de sa voix fantôme.

Je lui tournai le dos et me précipitai vers l'escalier raide que je grimpai à la hâte. Je perdis ma lanterne dans ma course et poussai la trappe. Je dus frapper dessus à trois reprises pour enfin en sortir. Je manquai de trébucher sur le pont glissant, là où la pluie déferlait et où le brouillard m'empêchait de voir au loin.

Une puissante angoisse m'avait noué la gorge. Je secouai la tête, passai mes mains dans mes cheveux trempés alors que l'eau inondait mon visage et glaçait mon corps.

— Putain... merde... murmurai-je en m'appuyant sur mes cuisses pour reprendre mon souffle.

J'avais tenu. Je ne lui avais pas parlé. Je ne l'avais pas laissé rentrer dans ma tête suffisamment pour qu'elle prenne le contrôle de mon esprit.

Ezekiel ? entendis-je juste devant moi.

Cette voix jeune me glaça le sang. Je me redressai lentement et affrontai une autre part d'ombre de mon passé.

— Léane... soufflai-je si faiblement que je n'entendis même pas ma propre voix.

Elle fit un pas en avant. Elle était petite, frêle et pâle avec d'épais cheveux de jais parsemés de mèches blanches comme la neige et ses yeux gris perçants renfermaient une douceur propre à sa personne.

Pourquoi tu m'as fait ça ? demanda-t-elle la voix tremblotante.

Des perles salées roulaient sur ses joues juvéniles. Mon cœur se déchira une énième fois à la voir pleurer ainsi. Des flashs me revinrent en mémoire et notamment son regard inquiet, ce jour-là, sur l'hôtel. Nous l'avions trahie d'une manière si brutale que son âme en avait été bafoué.

Pourquoi tu m'as trahie ? J'avais confiance en toi. En vous tous. Nous étions... une famille. Tu étais mon frère et j'étais ta sœur. Nous étions liés.

— Je sais... je sais... marmonnai-je entre mes dents serrées. Pardonne-moi ce que je t'ai fait, Léane... Je t'en prie.

Elle me regardait avec dédain, ses larmes ne cessant de couler. Elle secoua la tête.

Comment le pourrais-je ? Tu as brisé ma jeunesse en me tuant. Vous m'aviez promis que je reverrai mes parents et vous m'avez arraché à eux. Leur avez-vous au moins rendu visite pour leur dire ce qu'il s'était passé ?

— Non...

Il m'étais si dur d'avouer ma lâcheté. Notre lâcheté.

Imagine toi avoir un enfant que tu laisses partir contre ton gré dans une quête de fin du monde. Imagine qu'un roi te promette que tu reverras ton enfant qui est entre de bonnes mains avec les Gardiens des Gemmes. Imagine ne plus jamais revoir ton enfant et apprendre que les Gardiens ont failli à leur mission ?

C'était bien pire que se faire poignarder ou se recevoir des coups en plein visage. Avec ses mots, elle m'arrachait le cœur.

Tu m'as manipulée, Ezekiel.

— Non, je t'assure que non, Léane.

Je m'accroupis devant elle, pour essayer de sonder son regard.

— Je suis désolé, tu entends ? Je suis désolé !

Je posai mes mains sur ses petites épaules que je serrai.

— Je ne me pardonne pas cet acte et je sais que j'ai mal agi, je le sais...

Alors paye ta dette, m'interrompit-elle.

Je fronçai les sourcils et penchai la tête sur le côté, sans pouvoir la quitter des yeux.

— Comment ? interrogeai-je.

Viens avec moi, dit-elle seulement en me tendant la main.

Une main que je pris, sans trop hésiter. Je me redressai et la suivis sur le pont brumeux, là où la pluie martelait et où les éclairs, silencieux, illuminaient la voie lactée en continue.

Tu verras, c'est calme là-bas, reprit-elle.

Elle grimpa sur la planche d'exécution des marins. Je la suivis et alors qu'elle avançait devant moi, en équilibre, je l'imitai. Le vent me frappait, la pluie m'empêchait de trouver un appui stable. Sous moi, les vagues se déchaînaient et semblaient m'appeler, m'attirer à elles pour me dévorer, m'engloutir et m'oublier.

Elle s'arrêta tout au bout de la planche et je fis de même. Elle se tourna vers moi, sans peiner à trouver son équilibre tandis que moi, je gardais les bras légèrement écartés pour tenir sur la planche qui faisait à peine la taille du diamètre de mes pieds, mousseuse et trempée.

On peut sauter ensemble, si tu veux.

— Ezekiel ! m'appela-t-on.

Une voix qui semblait si lointaine.

Ne les écoute pas, concentre toi sur moi, insista Léane. Le coût de ta culpabilité ne peut être que ta vie.

Je hochai la tête, comme si ce qu'elle me disait était évident. Bien-sûr que je devais donner ma vie pour la sacrifice que j'avais commis cent cinquante ans plus tôt. Bien-sûr que je devais renoncer à me battre. Bien-sûr...

— EZEKIEL, NON ! hurla quelqu'un dans mon dos quand je m'apprêtai à sauter.

Je m'arrêtai à temps, battant des bras, légèrement penché en avant, l'équilibre me manquant. Quand je retrouvai un appui stable, il me suffit de cligner des yeux une seule fois pour revenir à la réalité.

La terre de Novendill était à quelques kilomètres de là, ses falaises bien dégagées au large. Il n'y avait ni d'orage ni de pluie, seulement le soleil, les vagues calmes et les mouettes. Je regardai mes vêtements. Totalement secs.

— Reviens sur le pont ! ordonna Alexius dans mon dos.

Je me tournai doucement vers eux, encore légèrement sous le choc. Que venais-je de vivre ? Si eux étaient là et moi, ailleurs ?

Un pied devant l'autre, je regagnai le pont et plongeai mon regard dans celui d'Adélaïde qui gardait ses yeux grands ouverts.

— Mais enfin, qu'est-ce qu'il t'as pris ?! gronda-t-elle.

— J'en sais rien, je... il pleuvait et...

— Un conseil, l'ami, toussota un marin à la voix rocailleuse.

Il était appuyé contre le mât quand il se décida à nous rejoindre, sa pipe au coin des lèvres. Elya demeurait silencieuse, je ne lui jetai qu'un bref regard, honteux de ce que je venais de vivre.

— Oublie ce que tu as vu dans le brouillard. Tu dormiras mieux la nuit.

Il passa entre nous pour rejoindre son poste alors que nous nous échangions des regards dans le silence.

— Bon, quelle traversée... étrange, commenta Alexius en se grattant les cheveux.

— Combien de marins sont morts ? demandai-je.

— Laisse tomber Ezekiel, soupira Adélaïde.

— Et vous, vous avez vu quelque chose ? renchéris-je.

— Sept, intervint Elya.

Mes yeux rencontrèrent les siens.

— Sept marins sont morts cette nuit, reprit-elle.

Alexius pressa mon épaule amicalement alors je tournai la tête vers lui.

— Écoute le vieux mousse. Oublie ce que tu as vu.

— Préparez-vous à larguer les amarres ! cria le capitaine à ses matelots.

— Et évite d'en parler près d'elle, me marmonna Adélaïde en passant à côté de moi, un coup de tête en direction d'Elya.

Les deux Gardiens s'approchèrent de la coque du navire pour observer les terres alors qu'Elya s'avança vers moi en m'adressant un faible sourire.

— Tu nous as fait peur, avoua-t-elle en s'appuyant contre la coque du bateau.

Je l'imitai, face à la mer et aux falaises qui se rapprochaient. Le soleil était bien haut et réchauffait la brise fraîche de cette matinée.

— Tu m'as fait peur, rectifia-t-elle.

Je lui jetai un regard du coin de l'œil mais le détournai rapidement.

— J'aurais dû savoir contrôler ça. Je suis devenu faible avec le temps.

— Ou humain, tout simplement ?

Elle tourna la tête vers moi en même temps que moi vers elle.

— Alors, que t'a montré la Déesse des Océans ?

Je baissai la tête, ma mâchoire tressauta à nouveau.

— Rien que le coût de ma culpabilité.

Et nous restâmes l'un à côté de l'autre, jusqu'à amarrer à Novendill.
Sur la voie du Saphir.

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