3 💎 Le Piège
« Les Sirènes étaient des créatures vicieuses et manipulatrices. Capables de prendre l'apparence de la plus belle des femmes, afin de venir à bout de sa victime plus aisément. »
EZEKIEL
Alors que j'étais persuadé de dormir profondément, un drôle de vacarme dans la pièce voisine me fit ouvrir un œil. Ma tête était enfoncée dans l'oreiller soyeux sur lequel j'étais couché, mes bras sous celui-ci et mon ventre à plat contre le matelas confortable.
Mon esprit était embrumé, comme si j'avais bu jusqu'à oublier mon propre prénom. Un bruit sourd retentit de l'autre côté du mur alors je m'appuyai sur mes mains pour me redresser. Constatant que je ne portais plus de chemise, je me relevai à la hâte et cherchai partout dans cette large pièce, le reste de mes vêtements.
— Je me sens mal... entendis-je dans mon dos.
Je reposai le coussin rouge que je venais de soulever sur le fauteuil assorti et me tournai vers Elya qui s'assit sur le lit, les cheveux ébouriffés et lâches. Ils étaient très longs et épais. Les mèches blanches qui venaient éclaircir l'obscurité de ses pigments la rendait encore plus unique.
— J'ai envie de vomir... reprit-elle.
Je clignai plusieurs fois des paupières puis récupérai ma chemise sur l'abat-jour d'une lampe de décoration. Aussitôt, je l'enfilai et me tournai vers elle quand je sentis son regard peser sur moi.
— Je n'ai aucun souvenir de cette nuit, et toi ? Commençai la voix légèrement enrouée.
Elle secoua la tête. Son teint était blafard et ses yeux cernés.
— On n'a rien fait toi et moi, si c'est ce que tu te demandais... enfin, je crois.
Un nouveau bruit sourd et je m'empressai d'ouvrir la porte communicante sur l'autre chambre. Adelaïde venait de renverser un meuble tandis que le lit avait été déplacé et le plancher, arraché sur plusieurs centimètres. Elle se tourna vers nous, les yeux grands ouverts.
— Mon Rubis, balbutia-t-elle. Je ne trouve plus mon Rubis !
Je balayai la pièce du regard. Elle l'avait mise sens dessus dessous.
— Où est Alexius ? Questionnai-je lorsque je ne vis pas mon ami.
— Je ne sais pas. Je me suis réveillée seule ici. Et sans mon Rubis !
Elya entra à son tour dans la pièce et commença à la fouiller avec Adélaïde tandis que je restais en retrait, me grattant les cheveux. Je tentais de me remémorer la soirée de la veille afin de comprendre à quel moment mon esprit avait-il pu être embrumé de la sorte.
En fouillant de la sorte, un prospectus atterri juste à mes pieds. Je m'accroupis pour le ramasser. Sur celui-ci était illustrée une sirène aux longs cheveux dorés, avec une queue de poisson aux écailles pigmentés et brillantes et un large sourire. Elle tenait dans sa main surélevée, un plateau avec des fruits et de l'alcool et derrière, la maison close avec en en-tête : LA SIRENE CHANTANTE.
— Merde, grognai-je.
Les deux femmes se tournèrent vers moi quand je me relevai en leur secouant le prospectus sous le nez.
— La Sirène Chantante, grommelai-je.
— Oui, et ? maugréa Adélaïde sur les nerfs.
— Le chant d'hier soir, l'alcool, l'étrange sensation que procurait la voix de cette femme...
Je les vis froncer les sourcils en même temps.
— Le nom de cette maison close révèle leur identité ! Et nous, nous avons été assez stupides pour croire à un jeu de mots parce que nous sommes près de la mer ! Ce sont des foutues sirènes !
— Les Sirènes sont laides, avec des branchies et des doigts palmés, Ezekiel, protesta Adélaïde.
— Et les Sirènes prennent la forme des plus belles femmes pour tromper les hommes. Vu les créatures maudites que ce sont, ça ne m'étonnerait même pas qu'elles soient de mèche avec le Nécromancien et donc, qu'elles aient dérobé le Rubis.
— Et Alexius... intervint Elya.
— Exactement, acquiesçai-je sans oser la regarder.
Qu'avions-nous fait hier soir ? Je me souvenais l'avoir retrouvée à la blanchisserie, mais après ? C'était le trou noir dans mon esprit.
— Alors retrouvons vite Alexius, s'impatienta Adélaïde. Et attache ta chemise, tu as l'air d'un dépravé vêtu de la sorte.
Elle passa à côté de moi pour quitter la pièce en prenant soin de récupérer le fourreau et l'épée endormie dedans qu'elle avait posé à l'entrée de la chambre. J'attachai le lacet de ma chemise quand mes yeux se posèrent sur Elya qui rentrait la sienne dans ses pantalons de cuir.
— Pourquoi est-elle si agressive... murmura-t-elle.
— Le lien avec sa gemme. C'est difficile à expliquer, mais elle vient de la retrouver et on la lui dérobe. Si elle est incapable de la garder en sûreté, alors elle n'en est pas digne.
Je récupérai mon épée et attachai le fourreau à mes hanches. Je devrais me passer d'une armure pour le moment et éviter à tout prix ces immondes créatures.
— Et qu'est-ce qu'il se passe si elle n'en est plus digne ? demanda Elya sur mes talons.
Nous longions le long corridor tapissé, Adélaïde ne devait pas être loin. Je m'arrêtai au bord de l'escalier, Elya manquant de me rentrer dedans.
— Elle perdrait son éternité, vieillirai et mourrai en quelques heures voire quelques jours tout au plus.
— Seigneur... souffla Elya.
Alors que je m'apprêtai à descendre l'escalier, j'entendis le grincement des gonds d'une porte dans mon dos sur ma gauche. Quand je me retournai, je vis Adélaïde sortir d'une chambre sur la pointe des pieds. Elle nous rejoignit. Le soleil était à peine levé et le ciel rosé clairsemé de quelques nuages laissait deviner l'heure tôt qu'il était.
— Elya, touche moi et dis-moi où est ma gemme, ordonna Adélaïde.
Je comprenais son anxiété. Nous la ressentions quand nous ne nous sentions plus dignes de notre gemme. Cela nous était tous arrivé un jour avec cette crainte de mourir si vite, en un battement de cils. Toute la toxicité du pouvoir d'un Gardien résidait dans sa certitude à rester digne de sa gemme, quitte à sacrifier tout ce qui comptait pour lui. Gardien signifiait aussi garder et nous étions censé pouvoir garder en sûreté nos gemmes quand elles nous étaient confiées et remises.
Je me sentais sot de ne pas m'être rendu compte du stratagème des sirènes et pourtant, j'avais trouvé cela étrange de me sentir si vite enivré, dès lorsque cette femme brune s'était mise à chanter. Comment avais-je pu ignorer ce signal ?
Elya saisit le bras d'Adélaïde et ses yeux gris scintillèrent comme un éclat d'argent. Cela ne dura quelques secondes avant qu'elle ne lâche son bras et nous regarde tous les deux.
— Une chambre, en bas.
Nous la suivîmes dans les escaliers et nous traversâmes la grande salle dorénavant vide. Là où les bonnes s'adonnaient à nettoyer pour la prochaine soirée. Les choppes vides, les bouteilles cassées et la nourriture parsemée au sol laissaient deviner aisément la folle soirée de la veille.
Nous traversâmes les cuisines vides de monde, une casserole encore à moitié fumante avec du ragout à l'intérieur était restée posée en plein milieu du grand plan de travail. Les légumes et autres ingrédients trainaient ici et là. L'hygiène ici laissait à désirer. Un pressentiment obscur me traversa et je sus aussitôt ce que cachaient réellement ces cuisines.
— On nous a servi du poisson hier... marmonnai-je.
— Oui et ? Tu as faim, là maintenant ? bougonna Adélaïde.
— Il n'y a pas de poissons ici...
Je poussai une lourde porte d'acier pour découvrir avec amertume, leur chambre froide. Laquelle ne présentait pas de poissons mais bien des troncs humain, vidés de leur sang et conservés pour les cuisiner et les servir à manger aux clients.
Le simple fait de songer à ce que j'avais mangé la veille me donna la nausée, je sentis mon estomac se retourner et se brasser. Quand Elya se posta à côté de moi, elle se décomposa avant de se retourner, la main sur la bouche et l'autre sur le ventre. Elle courut jusqu'à l'évier dans lequel elle régurgita de la bile. Je me mordillai les lèvres, inspirai par le nez, expirai par la bouche en espérant effacer cette effroyable image de mon esprit.
— Ca va aller... souffla Adélaïde en frottant le dos d'Elya qui essuyait les larmes que la nausée lui avait tiré puis nous reprîmes notre marche pour retrouver notre ami et la gemme d'Adélaïde, prenant sur nous pour ne plus y songer. Le temps était compté.
En quittant les cuisines, je me chargeai d'attraper la grande gamelle pleine d'eau salée avec moi tout en ignorant le regard perplexe d'Adélaïde. Je savais des sirènes qu'elles étaient parfaites manipulatrices. Un homme en proie à ses filets était presque incapable de recouvrer ses esprits. Il suffisait d'un baiser de l'une de ces vipères pour perdre la tête et finir pendu par un crochet dans leur chambre froide.
— C'est ici, murmura Elya en pointant du doigt une porte en bout de couloir étroit à l'arrière des cuisines.
Adélaïde fit tinter son épée lorsqu'elle la retira de son fourreau mais je lui passai devant.
— Un instant, je m'en charge, déclarai-je.
Je pris appuie sur ma jambe arrière puis donnai un coup de pied à l'endroit où se trouvait la poignée ronde et sculptée en bronze. La porte sauta sur ses gonds et claqua contre le mur lorsqu'elle s'ouvrit.
La pièce était plus spacieuse que ce que je pensais, le grand lit bas bourré de coussins et de draps gardait précieusement Alexius et son amante d'une nuit. Ils se redressèrent en même temps et la jolie brune dissimula son corps nu avec les draps de soie, la mine faussement effarée.
— Ez ? Qu'est-ce que tu fais ici ? balbutia Alexius encore groggy.
— Lève-toi, habille-toi et partons de ce taudis.
— Adé ? Pourquoi tu as ton épée ? marmonna-t-il les yeux mi-clos.
— C'est une créature aux ordres de notre ennemi, alors lève-toi, maintenant ! repris-je.
— Ces appartements sont privés, protesta-t-elle. Sortez ou j'appelle la sécurité.
— Quelle sécurité ? Vous allez appeler toutes vos sœurs couvertes d'écailles ?
Alexius fronçait les sourcils. Il me regardait puis regardait la sirène puis encore moi. Il ne comprenait rien, puisqu'il était envoûté.
— Ezekiel, tu as dû trop boire hier parce que...
Je ne le laissai pas terminer sa phrase. Je jetai tout le contenu de la gamelle sur leur lit. L'eau froide fit frémir Alexius mais révéla le véritable visage de la femme avec qui il avait partagé son corps.
Sa peau laiteuse laissa place à des ports écailleux, bleutés aux reflets dorés, son cou se fendit pour laisser entrevoir ses branchies, ses oreilles se décollèrent légèrement et ses cheveux bruns prirent une teinte violacée alors que ses dents s'aiguisèrent autant que celles d'un requin. Ses yeux devinrent aussi vert que ses écailles, les pupilles étroites, comme celles des chats, elle me dévisagea avant de se lever et de pousser un cri strident, faisant frétiller ses oreilles pointues et ses branchies épaisses.
Elle sauta sur Alexius, sa main aux longs ongles autour de son cou mais Adélaïde s'empressa de l'attaquer. La sirène se retourna vers elle et saisit l'épée de sa paume. La lame d'acier arracha quelques écailles de sa main palmée.
— Mon Rubis, voleuse ! s'exclama Adélaïde.
Le regard de la sirène se porta une milliseconde sur la table de chevet. La boite du Rubis reposait à cet endroit même. Adélaïde voulut s'en approcher mais plus rapide, la Sirène la déroba sous ses yeux et courut en direction de la fenêtre par laquelle elle passa au travers sans hésitation.
Adélaïde n'attendit guère, elle piétina le lit sous les yeux écarquillés d'Alexius puis sauta par la fenêtre à son tour.
— Elya, occupe-toi d'Alexius ! Je dois aider Adélaïde !
Elle hocha la tête en guise de réponse, probablement encore sous le choc de toutes ces révélations. Je ne m'attardai pas sur son état car ce n'était tout simplement pas le moment. Je n'aimais pas la voir ainsi mais j'étais un Gardien avant d'être un homme. Mes sentiments et mon empathie devaient rester bien loin de mes objectifs.
Je passai par la fenêtre et atterris deux étages plus bas, non loin du port et de son agitation matinale. Je pus voir au loin, Adélaïde courir après la sirène, sous le regard déconcerté des villageois de Port-Livy.
Je ne tardai pas à la rejoindre dans sa course, en tentant de me frayer un passage plus court, pour lui barrer la route avant qu'elle ne saute à l'eau. Je bousculai un commerçant dans ma course, ses pommes roulèrent partout sur le sol ce qui força une charrette tirée par des chevaux à s'arrêter. Je sautai par dessus la barrière de sécurité, contournai un stand de poissonnier et traversai le ponton. Elle était plus à l'Est et courait en ligne droite vers la fin du ponton, prête à plonger en mer, Adélaïde sur ses talons. Avec autant d'élan, nous ne pouvions la rattraper à la nage.
Je sautai sur un bateau, traversai son pont étroit et glissant puisqu'un jeune garçon était en train de le lustrer puis je sautai sur un second, manquant de tomber à l'eau. Je roulai sur le parquet à l'atterrissage, courus le souffle court et bondis à nouveau en hauteur pour m'écraser sur le ponton flottant qui s'agita sous mon poids.
Je me relevai tout en gardant l'équilibre et fis face à la sirène qui s'arrêta, le minuscule coffre contre sa poitrine, Adélaïde derrière elle. Je dégainai mon épée, essoufflé par ma course.
— Ne songe même pas à plonger, menaçai-je.
— Rends-moi ma gemme et nous te laissons la vie sauve, déclara Adélaïde dans son dos.
La sirène se tournait vers elle, puis vers moi. Elle hésitait à sauter, comme tiraillée entre deux réalités : nourrir l'anéantissement de notre monde ou donner un espoir pour le sauver.
— C'est toi que j'aurais dû envoûter, Gardien, vociféra-t-elle à mon égard de sa voix suave et chantante.
— Si tu avais essayé, je t'aurais coupé la tête.
Elle ricana. Sous le soleil frais de cette matinée, ses écailles en étaient presque éblouissantes par leur reflet doré.
— Tu n'aurais pas eu le temps...
— Rends-nous le Rubis, ordonna Adélaïde à court de patience.
— Les Sirènes se battent depuis des millénaires pour obtenir un semblant de liberté ! Nous sommes obligées de vivre terrées sous les océans ou en prenant l'apparence des hommes pour ne pas être chassées ! Si seulement les Hommes pouvaient disparaître...
— Vous êtes des mangeuses d'Hommes, protesta Adélaïde. Mais si le Monde meurt et que seuls les morts foulent les terres, que mangerez-vous ? La mort a une saveur amère et morose... votre vie serait encore plus triste et maussade sous le règne d'un Sorcier noir.
La sirène réfléchit un instant avant de finalement se tourner vers Adélaïde et s'approcher d'elle pour lui rendre sa gemme. Je n'étais pas dupe au point de croire une telle créature se résigner si vite alors que quelques minutes plus tôt, elle était prête à découper en petits cubes notre ami.
Nous avions fait suffisamment d'erreurs pour savoir qu'il n'était plus possible de laisser passer quoi que ce soit. Épargner une créature néfaste pour le bien des Hommes me paraissait impensable et surtout, je n'avais aucune confiance en elle.
Alors je les rejoignis et avant même que la sirène ne puisse rendre sa gemme à Adélaïde, mon épée sectionna sa gorge, sa trachée et sa colonne vertébrale. Ainsi, sa tête se détacha de son corps, ce qui arracha un cri de surprise à la foule qui nous regardait. Le corps écailleux de la voleuse s'affala sur le sol à mes pieds alors que sa tête roula sur le ponton et tomba à l'eau, laissant quelques traces de sang sur son passage.
— Bon sang, Ezekiel ! gronda Adélaïde.
— Les sirènes manipulent, hors de question de faire confiance à ces femmes, grognai-je.
Adélaïde récupéra la boite qu'elle ouvrît pour s'assurer que le Rubis y demeurait bien. Enfin, elle la referma, me fusilla du regard puis traversa le ponton en sens inverse. Je trempai mon épée dans l'eau salée pour la nettoyer du sang de ma victime puis la rangeai dans son fourreau. Enfin, j'enjambai le corps sans tête de la sirène pour suivre Adélaïde.
— Servez-vous, les Sirènes valent au moins cinq cent milles Dezos, sifflai-je à l'égard des marchands qui se ruèrent et se bousculèrent sur le ponton pour s'arracher quelques écailles.
Peut-être avais-je agi avec cruauté mais Adélaïde avait toujours fait preuve de trop de compréhension envers nos ennemis. Je savais aussi qu'elle m'en voulait toujours pour ce qu'il s'était passé avec Aude et tout le malheur que cela avait engendré et quand bien même nous restions soudés tous les trois, les rancœurs refaisaient surface à mesure que nous nous approchions de nos gemmes respectives.
Le Rubis, le Saphir et l'Emeraude étaient nos dernières chances de sauver ce monde et d'honorer notre titre de Gardiens. J'étais prêt à devenir le plus cruel des assassins s'il le fallait, tant que cela nous menait sur le droit chemin.
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