21 💎 Le Saphir
« Dans les eaux glacées, dans les grottes égarées, se cachaient parfois les plus beaux trésors. »
ALEXIUS
— Trois... deux... un... joyeux anniversaire !
Les bougies allumées et scintillantes sur le gâteau fait maison par mère, des applaudissements et des rires. Ce furent les souvenirs qui traversèrent mon esprit alors que nous entrions dans la grotte dans laquelle avait été abandonné mon Saphir. Je revoyais le visage de ma mère, blonde aux yeux bleus, toujours souriante. Elle était grande, elle travaillait le cuir et s'était toujours bien occupée de moi. Mon père, lui, nous avait abandonné quand je n'étais qu'un bébé encore incapable de comprendre la dureté de la vie.
J'avais sept ans ce jour là.
Le dernier jour où je vis un sourire éclairer le visage de ma mère.
Les semaines suivantes, les taxes devinrent plus chères, ma mère travailla plus dur. Sa sœur mourut d'une pneumonie et ses enfants suivirent le même chemin quelques jours plus tard. Nous avions toujours été proches les uns des autres mais quand la maladie emporta tout sur son passage. Le soleil qui illuminait nos vies fut remplacé par un sombre nuage pesant au dessus de nos têtes en continue.
Je ne jouais plus et quand je demandais un petit peu d'attention à ma mère, elle m'ignorait, incapable de répondre à mes besoins. Le soir, elle s'écroulait après avoir pleuré et bu jusqu'à s'en rendre malade. Elle n'était plus que l'ombre d'elle-même. Tout comme moi et mon sourire disparu.
Jusqu'au jour où après une promenade dans les champs avec notre chien de berger, je revins chez moi pour découvrir son corps inerte, pendu à une corde à la poutre de notre cuisine. Son visage violet, ses yeux révulsés et gorgés de sang. Je finis seul, avec mon chien.
Avant d'être pris en charge par l'orphelinat a Pryora. Je ne sais pas ce qu'ils ont fait du chien, je sais juste qu'au moment où j'ai intégré l'Ordre, je ne ressentais plus que le vide.
— Alexius ?!
Je clignai des paupières pour revenir à moi et sortir de ce tortueux souvenir. Je me tournai vers Ezekiel qui me regardait, les sourcils haussés. Nous étions dans la grotte et visiblement, nous avions avancé. La marée était basse pour le moment, mais cela n'allait pas durer. Je détournai mon attention d'Ezekiel quand je constatai autour de moi, tous ces diamants scintillants, bleus infinis qui décoraient les voutes et les crevasses de la roche. C'était incroyablement beau, bien plus que dans la vision d'Elya.
Je ressentais comme des seconds battements de cœur. Ceux de ma gemme, quelque part sous l'eau.
— Qu'est-ce que c'est que ça ? souffla Sam un air de dégoût sur le visage.
Il avait passé son doigt sur la cendre humide des restes du messager vaniteux qui avait voulu voler le Saphir. Le clapotis serein de l'eau faisait contraste avec les bourrasques brutales du vent à l'extérieur. Nos voix résonnaient en plusieurs échos et l'atmosphère était à la fois pesant et relaxant.
— Le Saphir ne pourrait pas se trouver parmi tous ces diamants ? demanda Adélaïde.
— Non, dis-je simplement en détachant les éléments de mon armure.
— Qu'est-ce que tu fais ? grogna Ezekiel avec son ton naturellement cinglant.
— Le Saphir ne se trouve pas à la surface mais sous l'eau, expliquai-je. Tout ce que vous voyez autour de vous, ce n'est qu'un leurre.
Je retirai mes bottes, puis mes gantelets.
— Arrêtes ! Tu as besoin de ton armure, gronda Sam.
— Je garde le plastron, mais j'essaie de retirer le plus de poids possible. Je n'ai pas envie de finir noyé.
— Ça a l'air profond... commenta Adélaïde.
Je me penchai en avant pour regarder l'eau. Elle n'était pas très agitée, semblait plutôt claire avec un petit peu de mousse à la surface mais la crevasse semblait très profonde et plutôt étroite.
— Tu n'auras que très peu de temps, confia-t-elle ensuite.
— Je sais, mais je devrais y arriver. Je te rappelle qu'on a le corps d'un Dieu.
Elle hocha la tête et afficha un faible sourire tandis qu'Ezekiel tentait de rester le plus distant possible. Malgré les regards que je pouvais lui jeter, il les évitait, encore en colère contre moi. J'espérais son soutien mais je savais que je ne pouvais pas lui en demander trop. En me remémorant ces tristes souvenirs, je me demandais si mon besoin d'affection ne venait pas tout simplement de l'abandon de ma mère.
Me poser la question à cet instant n'était pas une bonne idée. Je vis Sam se mordiller les lèvres, probablement pour ne montrer à personne que nous étions bien plus proches que de simples camarades de voyage. Je n'avais pas la force d'en parler pour le moment. Et ces battements incessants, lents, réguliers et puissants... ils prenaient toute la place dans mon esprit.
Je me postai au bord de l'eau, inspirai profondément puis plongeai. D'abord, le froid me saisit puissamment. Mon rythme cardiaque s'accéléra, mon sang se givra et mes poils se hérissèrent. L'armure était lourde sous l'eau, même si Sam en avait fait un équipement hors du commun.
Enfin, je bloquai ma respiration, puis m'immergeai sous l'eau. Le sel de la mer me permit d'ouvrir les yeux sans trop de difficulté et à mesure que je nageai vers les profondeurs, les diamants sur les parois s'illuminaient comme des lanternes sur mon passage, ce qui me permettait de voir où j'allais.
Je sentis une présence derrière moi. Je me retournai en battant des bras et des jambes, croyant voir une ombre onduler sous l'eau, trop rapide pour mes yeux. Je n'avais pas le temps d'en tenir compte, alors je continuai de plonger plus profond encore, en ignorant la pression que cela me causait.
— Tu n'es pas digne du Saphir, entendis-je comme un murmure bien trop net sous l'eau.
J'en étais digne.
Et je comptais bien m'en convaincre. Je ne cachais plus rien. J'avais dévoilé tous mes secrets. Qu'est-ce qui aurait pu faire de moi quelqu'un d'indigne de sa propre gemme ?
Son pouvoir trop puissant et orgueilleux nous forçait à nous poser trop de questions. Si bien qu'on en venait à douter de nous même. Pourtant, c'était nous, les Gardiens. La gemme n'était qu'un souvenir d'un Dieu éteint et effacé du monde. Nephrëa m'avait confié son pouvoir et j'avais fait face à ma culpabilité. Personne d'autre que moi n'était aussi digne du Saphir.
Au fond, je vis cette lumière bleutée scintiller, bien plus fortement que les diamants autour de moi. Les battements du cœur résonnaient encore plus fort dans mes oreilles, bien qu'il m'était difficile de les distinguer a cause de la pression intracrânienne que l'eau me procurait.
Je tendis la main en direction du Saphir presque totalement recouvert de sable quand quelque chose me heurta brutalement. J'ouvris la bouche instinctivement, l'eau y rentra et des bulles se formèrent puis remontèrent vers la surface.
Je me stabilisai, regardai autour de moi. À nouveau, je fus frapper dans le dos. L'air commençait à me manquer et le Saphir me semblait hors d'atteinte maintenant que la chose m'attaquait.
Je nageai vers le fond, ignorant mon ennemi qui me rôdait autour. De toute façon, sans le Saphir, le combat était perdu d'avance.
Je tendis le bras en sa direction mais la créature le saisit entre ses mâchoires puissantes pour m'emmener avec elle. Ce n'était pas un requin, c'était bien pire que cela.
Je poussai un cri étouffé par l'eau alors qu'il m'emmenait vers une crevasse étroite de laquelle jamais plus je ne pourrai ressortir. En rassemblant mes forces et faisant tout pour rester en apnée, je frappai le côté de mon poing contre son museau allongé et écailleux. Ses dents en forme de faucille tentaient de broyer mon armure bien plus solide que ce que je pensais. Malgré cela, je sentais la pression qu'exerçait ses mâchoires sur mon avant-bras. Elles étaient prêtes à le réduire en miettes sans avoir besoin de percer mes chairs.
Après quelques coups bien placés et un doigt dans son œil jaune, la créature me lâcha. Je m'empressai aussitôt de nager vers le fond et la lumière bleue. J'avais l'impression que plus je nageais, plus le Saphir s'éloignait et moins j'avais d'air.
Mes poumons m'oppressèrent, mes oreilles se bouchèrent, ma gorge me brûla. Je poussai sur mes jambes, combattis l'eau pour rejoindre mon Saphir et alors que mes doigts l'effleurèrent, mon instinct de survie me força à ouvrir la bouche par réflexe afin de prendre de l'air. Or, ce fut de l'eau que j'avalai. Un hoquet m'en fit boire encore et encore. Je me noyais.
— Alexis, entendis-je comme dans un songe.
Un clignement de paupières plus tard et je me trouvais face à ma mère, dans notre maison de campagne. J'étais assis sur une chaise et le gâteau d'anniversaire était juste devant moi, les sept bougies encore allumées. Cette fois, elle était seule, sans le reste de nos proches.
— Fais un vœu, me dit-elle.
Le vœu que j'avais fait à l'époque était que jamais ma vie ne change et que mes proches vivent encore longtemps.
En réalité, l'inverse s'était réalisé. En l'espace d'une seule année, j'avais tout perdu.
— Alexius...
Je me retournai et me levai d'un bond quand cette fois, je dus affronter ma mère pendue à la poutre de la cuisine. Son visage violacé, ses lèvres retroussées et ses yeux gorgés de sang qui me fixaient.
— Tu ne m'en veux pas ? Pas vrai, mon petit garçon... tu ne m'en veux pas ?
— Si je t'en veux ! Grondai-je sans même me contrôler. Tu m'as abandonné ! J'étais un enfant et tu as creusé un énorme trou dans mon cœur. Tu m'as rendu si lache et fébrile... tu as baissé les bras sans même te raccrocher à moi ! Je t'en veux ! Je t'en veux !
Les vitres des fenêtres se fissurèrent avant d'exploser la seconde qui suivit. L'eau rentra alors par toutes les entrées. Je fus submergé en un rien de temps et de nouveau plongé dans mon affreuse suffocation.
— Alex, attends...
J'ouvris les yeux et voilà que je me trouvais cette fois contre le corps nu de Aude, en appui sur mes mains. Son doux visage semblait venir d'un magnifique rêve duquel on ne voulait pas se réveiller.
— Tu es sûr de toi ? demanda-t-elle.
Je hochai la tête instinctivement. Prisonnier de ce que le Saphir voulait me faire voir.
— Je veux t'aider, Aude.
Je déposai des baisers contre son cou, ce qui lui donna la chair de poule. De ma main je saisis sa cuisse que je remontai le long de ma hanche.
— Je veux que tu ne te sentes plus jamais abandonnée...
Elle poussa un gémissement quand je plongeai en elle sans cesser de l'embrasser sur chaque parcelle de sa peau.
— Comment as-tu pu ? Gronda-t-on dans mon dos.
Je me redressai aussitôt, Ezekiel se tenait là, à l'entrée de la chambre, le visage barré par sa colère.
— Ez... je...
Le rire d'Aude me força à lui jeter un regard. Son corps dissimulé sous les draps, elle se mit à rire, sans s'arrêter. Puis Ezekiel fit de même. Leurs rires devinrent de plus en plus fort, jusqu'à faire siffler mes oreilles. Je grimaçai, plaquai mes mains contre celles-ci.
— Arrêtez ! Hurlai-je. Arrêtez !
— Es-tu digne du Saphir ?
— Evidemment ! M'exclamai je.
Quand je rouvris les yeux, j'étais dans le noir le plus complet. Mais des bribes de ma vie me revenaient aux oreilles comme une mauvaise chanson dans une soirée trop arrosée.
— Es-tu digne du Saphir ?
— Bertos... est-ce que tu es sûr qu'on doit garder ça pour nous ?
Voilà que je demandais cela à un ami mort depuis un siècle et demi.
— Si on en parle à Delmaz, tu peux dire adieu à nos gemmes, Alex !
— OK mais... on... on a tué...
— Arrête, m'avait interrompu Genova. Ne mets pas tout le monde dans le même panier.
— Où vous étiez d'ailleurs ? Demanda Bertos.
— Tu crois vraiment que c'est le moment ? Grommela Adelaide.
— Alexius a raison, intervint Ezekiel les yeux encore bouffis à force de ne plus dormir. On doit le dire à Delmaz.
— Et après ? Grommela Bertos.
— On assumera la sanction qu'ils nous attribuerons, assura Ezekiel.
— Les gemmes ne pourront appartenir à personne d'autres, on ne risque rien, tentai-je. Mais on doit libérer notre conscience. Je n'en dors plus de la nuit !
— On a sauvé Ezekiel et on a libéré Aude ! expliqua Bertos. Il faut qu'on n'arrête de ressentir autant de culpabilité...
— On a tué Aude et on l'a enterrée sans scrupules ! S'offusqua Ezekiel. Si tu es incapable d'assumer tes actes « héroïque » comme tu tends à nous le rappeler, c'est ton foutu problème. On ira voir Delmaz et on lui dira tout.
Nous avions perdu nos gemmes de cette façon.
À peine deux ans plus tard, nous fîmes la rencontre de Léane qui nous aida à remettre la main dessus. Dans l'espoir de sauver le Royaume du monstre que nous avions créé.
Du monstre que j'avais créé.
— Es-tu digne du Saphir ?
— J'ai fait des erreurs, soufflai-je faiblement. Je suis lâche. J'ai menti à multiples reprises. J'ai tué. J'ai profité de certaines personnes. J'ai usé de la naïveté d'autres... Je ne suis qu'un pauvre type arrogant qui cache sa vulnérabilité avec un humour douteux et des remarques tendancieuses. Je... je veux être digne du Saphir. Je veux réparer ce que j'ai brisé. Et si je dois donner ma vie pour cela, je le ferai.
J'ouvris les yeux, sous l'eau, en train de me noyer. La lueur bleue du Saphir attira mon attention alors que j'étais en train de suffoquer, l'eau entrant dans mes poumons.
La gemme flotta dans l'eau, dans un drôle de silence. À la fois serein et inquiétant. Elle tournoya légèrement sur elle-même, dévoilant ses formes courbées et sa couleur unique. Brusquement, elle heurta mon armure, fit vibrer mon cœur puis dessina lentement les symboles de gelures que Sam avait dessiné sur l'acier. Elle me redonna de l'oxygène instantanément.
Après cent cinquante longues années à me morfondre, j'étais enfin digne du Saphir.
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