13 💎 Sur la voie du Saphir

« Elle les guidait vers leur destin à tous. Sans savoir que le destin, parfois, pouvait être cruel. »

ALEXIUS

Sam avait de l'or dans les mains. Les armures qu'il avait pris tant de temps a confectionner semblaient venir tout droit d'un livre fantastique. Leur teinte sombre les rendait plus discrètes, l'esthétique était parfaitement travaillée. Si bien que mon armure me ressemblait parfaitement. Je savais qu'une fois enfilée, jamais plus je ne voudrais la quitter

Combattre dans un tel accoutrement était une bénédiction. Entre les sublimes dessins sculptés dans l'acier et l'emplacement parfait du Saphir au niveau du coeur... il y avait de quoi craquer ! Sans parler des épaulettes, larges et robustes, parfaites pour se défendre. Les gantelets étaient articulés, spécialement conçus pour que le mécanisme s'accroche aux doigts et remplace les phalanges. Fini la raideur, avec cet équipement, nous pouvions nous mouvoir plus rapidement, esquiver plus facilement et même fermer le poing entier pour briser la mâchoire de quiconque oserait nous affronter.

Pour tester la capacité de l'armure à supporter la puissance des gemmes, Adelaide dut enfiler la sienne. Nous étions donc tous réunis dans la forge alors que Sam l'habillait. Il attacha son plastron tandis qu'elle terminait d'enfiler les gantelets. Elle tourna sa main, plia ses doigts un à un avec cet air impressionné et excité sur le visage.

Enfin, Sam accrocha une cape en cuir fin et rouge aux épaulettes d'Adelaide.

— Voilà la petite touche finale et fantaisie de vos armures. J'ai demandé à Jedediah, le couturier, de vous concevoir à chacun une cape pour montrer vos couleurs, expliqua Sam.

— Vraiment, j'adore, complimenta Adélaide en remuant ses épaules. Je me sens libre de mes mouvements, l'armure n'est pas si lourde à porter et elle paraît solide.

— Elle l'est. Nous travaillons le meilleur fer et le meilleur acier du Royaume, affirma Sam.

Adé lui sourit puis Elya lui tendit la boîte dans laquelle le Rubis reposait. Elle l'ouvrit et sans surprise, sans même avoir besoin de toucher la gemme, celle-ci lévita lentement pour quitter sa prison. Il tournoya légèrement, faiblement illuminé de sa fameuse couleur pourpre. Enfin, il se plaqua brusquement contre la poitrine d'Adélaide. Le fracas de la gemme et de l'acier résonna dans mes oreilles. Adé eut même un mouvement de recul avant d'inspirer profondément. En même temps, les striures de l'armure et toutes ces lignes qui s'enchevêtraient scintillèrent sous le pouvoir de la gemme. C'était même spectaculaire à voir, c'était comme si des flammes prenaient vie et que l'armure elle même s'embrasait. Le scintillement semblait même clignoter au même rythme que la respiration de la Gardienne. C'était...

— Magnifique, souffla Ezekiel.

Je me tournai vers lui, étonné de ce compliment sorti de sa bouche.

— Beau travail, le forgeron, reprit-il en donnant une tape dans le dos de Sam qui sourit à pleines dents, fier de lui.

Et il avait de quoi l'être. Je ne pus réprimer un sourire moi aussi. Tout ce travail acharné semblait payer et nous touchions notre objectif du doigt. Même si, nous avions tout de même échoué. Ezekiel se retrouvait sans gemme. Pour la récupérer, cela relevait du suicide alors pour l'instant, nous nous concentrions sur le Saphir et sur comment arrêter Aude, rien de plus. Le vol de l'Emeraude était un sujet que nous n'abordions même pas à vrai dire.


Dans la soirée, je dus m'isoler avec Elya. Nous étions dans la chambre de sa soeur une petite pièce aménagée au bout de sa minuscule maisonnée, dans laquelle se trouvaient un lit aux multiples couvertures brodées, un confiturier aux poignées dorées et un petit bureau dans le même style. Ce qui différenciait la chambre d'Agnès à celle d'Elya étaient les multiples peluches qui la décoraient. Elya était assise en tailleur sur le lit quand je la rejoignis. Elle m'adressa un sourire courtois et m'invita à prendre place face à elle. Enfin, malgré la raideur de mes genoux pour m'assoir comme elle, j'y parvins et elle me tendit ses mains.

Je sentis une légère appréhension naître en moi. Qu'allais-je voir ? Et surtout, étions-nous sur la bonne voie ? Je craignais ce qu'allait pouvoir révéler ce lien.

— Prends mes mains, nous allons essayer de nous connecter et de voir où se trouve ton Saphir.

— Tu es sûre que ça ne va pas me ramener dans de drôles de souvenirs ?

Elle hocha la tête.

— Oui. Enfin... je crois, tu es bien différent d'Adélaïde alors...

— Bon, allons-y, m'empressai-je de répondre. Mieux vaut retirer l'épine du pied plutôt que la garder et souffrir.

— C'est une métaphore comme une autre, commenta Elya un léger rictus au coin des lèvres.

J'inspirai profondément puis posai mes mains sur les siennes. Après quoi, je l'imitai quand elle ferma les yeux. Le silence de la pièce devint glaçant et sans que je ne m'y attende, après plusieurs longues secondes, des images me revinrent en tête, toutes dans le désordre, rapides et parfois même futiles.


Une vision, ou plutôt un souvenir, se stabilisa, aussi brutal qu'un boulet de canon et pourtant, la douceur ressentie ce moment-là en était paradoxale.

Alors que je déambulais dans les interminables couloirs de l'académie à Pryora, j'entendis des sanglots en provenance d'une chambre à ma gauche. Je m'arrêtai puis fis volte-face. En passant ma tête par l'entrebâillement de la porte, je reconnais sans une once de difficulté, la silhouette frêle et allongée d'Aude, assise au bord de son lit, la tête entre les mains.

Je frappai alors à la porte. Elle releva la tête vers moi puis ses épaules s'affaissèrent lorsqu'elle me vit entrer.

— Alex... soupira-t-elle.

— Est-ce que tout va bien ? demandai-je de ma voix bien moins grave qu'aujourd'hui.

Elle haussa les épaules. Je m'assis près d'elle, ma main sur le haut de son dos en signe de réconfort et mon regard cherchant le sien, dans l'espoir de comprendre ce qui la tourmentait.

— J'ai un coup de mou, je crois... Depuis quelques jours, je me demande ce que je fais ici.

— Ce que tu fais ici ? m'étonnai-je. Tu es en train de devenir l'une des meilleures gardiennes que connaîtra jamais notre monde.

Elle rigola légèrement puis secoua la tête tout en essuyant ses larmes d'un revers de la main.

— Je ne suis pas comme vous, Alex. Moi, je me souviens de mon enfance et je n'arrive pas à l'oublier. Je me souviens que mes parents sont morts et... et ma soeur est morte elle aussi. Ils ont été brûlés dans l'incendie qui a ravagé mon village. Et... une partie de moi est incapable de l'oublier. Je sais que... je sais que c'est eux qui l'ont fait.

Je me redressai puis retirai ma main de son dos, sans trop oser affronter son regard empreint de tristesse et de désespoir. En possession de la gemme et avec tous les lavages de cerveau auxquels nous avions été sujet, nous oubliions notre passé le plus douloureux, pour ne plus laisser la place aux émotions néfastes à notre progression.

Eux... tu parles de l'Ordre ? marmonnai-je comme si les murs avaient des oreilles.

Ce qui était le cas. Nous pouvions être entendu et la sanction que nous risquions avec de telles accusations était la mort assurée. Une exécution en bonne et due forme signifiait être effacé. Ne devenir plus que l'ombre de soi-même. Inerte et incapable de s'exprimer, sans âme ni souvenir. Simplement conscient de notre existence inutile, en boucle. Ce qui s'apparentait donc à la mort.

Aude hocha la tête, son regard doux durci par la douleur qui l'habitait.

— Ezekiel ne veut pas m'écouter... il me dit que je deviens folle parce que je laisse mes émotions me revenir en pleine figure. C'est si simple pour lui... il est orphelin depuis longtemps.

— Parait-il oui... soupirai-je.

Je n'avais pas envie de prendre partie pour qui que ce soit.

— Alex... reprit Aude en prenant ma main dans la sienne.

Elle venait de faire battre mon cœur bien plus vite. Malgré tous les entraînements auxquels j'avais pu assisté ainsi que toutes les tortures supportées, le charme d'Aude avait eu raison de moi dès que mes yeux s'étaient posés sur elle quand nous étions enfants. Cependant, je respectais mon meilleur ami. Ezekiel l'aimait, et elle aimait Ezekiel. Je ne préférais pas m'interposer entre eux et risquer de briser notre alliance. Nous étions une famille, j'étais capable d'accepter cet amour là.

— Alexius... je sais que toi, tu comprends. Je sais que tu es doté d'empathie.

— Je...

— Regarde-moi...

Je relevai mes yeux vers elle, plongeant dans son regard gris et prononcé.

— Tu as écouté les cours de Wang, pas vrai ?

— Quand je ne m'endormais pas, ouais...

— Il a parlé brièvement de magie noire et de résurrection et...

— Je t'arrête tout de suite, Aude, m'empressai-je de dire en me relevant, lâchant sa main par la même occasion.

Elle leva ses yeux vers moi sans se lever mais son visage était fermé dorénavant.

— Je peux compatir et imaginer ta douleur. Mais je ne peux pas la comprendre, parce que moi... je n'ai aucun souvenir de mon passé. Je n'ai pas envie d'accuser l'Ordre de mutinerie, je n'ai pas non plus envie d'aller fouiller dans les mémoires de Wang pour jouer avec la magie noire. Nos gemmes nous fournissent suffisamment de magie, tu ne crois pas ?

— Mon Opale ne permet pas de redonner vie. Je peux lire dans les pensées, je peux manier l'air mais... il ne ramène pas à la vie.

— Oui, parce que les morts doivent rester morts.

Elle se leva à son tour. Aude était grande, mince et svelte. Ses cheveux châtains rebondissaient constamment sur ses épaules et sa mâchoire dessinées laissait facilement deviner son fort caractère. Cependant, son parfum, sa voix, son regard... tout était si doux, si attachant...

Elle s'approcha de moi et posa sa main sur ma joue.

— Je sais que je te plais, souffla-t-elle.

— Ne lis pas dans mes pensées, grommelai-je.

— Je ne lis pas dans tes pensées. Je n'ai pas mon Opale. Mais je vois comment tu me regardes, et c'est comme ça depuis des années...

Elle s'approcha encore un petit peu plus. J'étais stressé et à la fois, obnubilé par son assurance.

— Tu me plais, Alexius, affirma-t-elle.

J'en haussai les sourcils.

— Toi, tu es compréhensif. Je n'aurais jamais dû m'attarder sur Ezekiel... il ne comprend rien, il est complètement sous l'emprise de l'Ordre mais toi... toi, tu es frivole, rebelle, ouvert d'esprit...

Difficile de répondre. Je me sentais soudainement mis en avant. Ezekiel ne me faisait pas d'ombre, il n'était pas du genre à écraser ses amis cependant, aux yeux d'Aude, ce jour-là, j'existais enfin.

— Aide-moi à ramener ma sœur à la vie, Alex...

— Mais manier la mort revient à se corrompre autant que ta gemme pourrait te corrompre.

— Mon Opale me protègera et ton Saphir aussi... s'il te plaît... j'ai besoin de toi, plus que jamais.

À présent collée à moi, sa main douce sur ma joue et ses lèvres si proches des miennes, j'avais lâchement succombé à ses avances et à sa demande.

— D'accord, je vais t'aider. Mais pas un mot à Ezekiel.

— Il n'a pas besoin de le savoir, murmura-t-elle.

Lorsque nos lèvres étaient sur le point de se sceller, je fus comme propulsé en arrière dans un trou noir. Mon dos heurta une surface rocheuse la seconde qui suivit puis l'eau salée de la mer me fouetta le visage, glaçant mes os. Je me redressai brusquement, le souffle coupé. J'étais à l'entrée d'une galerie creusée dans la roche, mais la marée montait rapidement.

Quand je voulus entrer par la crevasse, c'est comme si je me dédoublais. Un homme encapuchonné et maigrichon passa a travers moi. Il regarda derrière lui avant d'entrer dans la galerie. Je le suivis après une certaine hésitation. Il avançait dans la grotte, aussi sombre était-elle. Ses pieds trempaient dans l'eau et son cœur battait vite. J'avais l'impression d'entendre ses battements dans mes oreilles, c'était fort et assourdissant. Ses yeux cernés scrutaient les moindres recoins les plus sombres.

— Pourquoi j'ai accepté de faire ça... pourquoi j'ai accepté de faire ça... murmurait-il.

Il s'arrêta après avoir sauté par dessus une crevasse profonde dans laquelle la mer s'agitait. Il regardait autour de lui, encore légèrement éclairé par la lumière extérieure. Enfin, il ouvrit la boite en fer forgé qu'il gardait dans ses mains depuis le début. Une lueur bleuté et glacée s'en échappa, illuminant la galerie par la même occasion.

Les yeux du Messager brillaient d'admiration face à la gemme.

— Je ne suis pas leur foutu Messager... maugréa-t-il. Que l'Ordre aille se faire voir.

Il regarda une dernière fois autour de lui avant de saisir la gemme. J'avais beau lui crier de ne pas faire cela, de toutes les façons, il ne m'entendait pas, j'étais coincé dans une vision. Ses veines brillèrent aussitôt, le bleu ciel qui scintilla dans son corps traça les lignes de sa vie. Il serra les mâchoires, ses tendons saillirent et quand il ouvrit les yeux, ceux-ci étaient d'un bleu azur si pur qu'il en était éblouissant. Il ouvrit grand la bouche pour pousser un long et déchirant hurlement de douleur. La gemme était en train de le corrompre, de le réduire en miettes, comme n'importe quel individu non destiné à un tel pouvoir.

À le voir ainsi, c'était comme assisté à une surchauffe et pourtant, j'en sentais le froid qui en émanait. Son hurlement s'arrêta lorsque son corps entier se disloqua et que derrière lui ne resta plus que ma gemme, rebondissant sur le sol avant de tomber dans la crevasse pleine d'eau, sombre et profonde...

Le Saphir s'éteignit la seconde qui suivit et toutes les roches autour de moi changèrent de couleur. Des cristaux se formèrent, de la condensation sortit de ma bouche et les diamants qui remplacèrent la roche illuminèrent à eux seuls, toute la galerie. C'était celui-ci, le lieu que j'avais vu dans la vision.

Le Messager n'avait pas été au bout de sa mission. Pourri par la vanité, il avait probablement voulu voler le Saphir pour s'en attribuer le pouvoir ou le revendre une fortune sur le marché noir. Sa vanité lui avait valu la vie, son squelette lui-même avait été atomisé et maintenant, mon Saphir se trouvait dans les fonds marins.


Quand je rouvris les yeux, je pris une grande inspiration et retirai mes mains de celles d'Elya. Sa tête était en arrière et ses yeux dans lesquels de toutes petites particules dorés s'illuminaient, redevinrent normaux. Elle les posa ensuite sur moi, l'air perplexe. Le silence qui s'ensuivit réveilla en moi une profonde angoisse.

— Pas un mot à Ezekiel, soufflai-je lorsque je la vis entrouvrir la bouche pour parler.

Son visage barré par ses sourcils froncés, elle sembla hésiter, se mordillant les lèvres.

— S'il te plaît, Elya. Ne dis rien à Ezekiel, il a suffisamment souffert.

— S'il le découvre, il t'en voudra.

— S'il le découvre, il me tuera, rectifiai-je.

Elle inspira profondément, gonflant sa poitrine puis elle expira longuement avant de se pincer l'arête du nez. Enfin, elle reposa ses yeux sur moi.

— J'espère que tu sais retenir ta respiration, parce que nous allons devoir plonger pour retrouver ton Saphir.

Je souris légèrement. Je compris, par sa réponse, que je pouvais lui faire confiance. Elle ne dirait rien.

— Tu serais étonnée à quel point je suis bon en apnée, rétorquai-je.

Son visage s'illumina par le sourire qui s'ensuivit. Le mien cachait ma culpabilité, ma crainte et tous mes remords. La vérité aurait dû être révélée bien plus tôt. Il était dorénavant plus facile de se terrer dans mes mensonges, comme nous le faisions en cachant le tragique destin de Léane à Elya.

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