11 💎 La forge

« Même dans les amitiés naissantes, certains sentiments pouvaient être contradictoires. »

ALEXIUS

— Et ensuite, avec le surin, tu peux incruster dans ta confection, de superbes symboles ou dessins. Alors dis-moi, qu'est-ce qu'on doit incruster dans ton armure ?

Après m'avoir demandé cela, Sam avait relevé sa tête vers moi avec son habituel sourire nerveux. Les Forgerons étaient dotés d'un don particulier, celui de pouvoir graver dans l'acier et le fer à l'aide d'un surin bien spécifique, dans un mélange de cristaux et de métal, chauffé au feu, le surin leur donnait la puissance nécessaire pour rendre les armes qu'ils confectionnaient, uniques.

— Avant, le symbole de l'Ordre était un Phœnix pour illustrer les Gardiens.

— C'était quoi cette symbolique ? questionna Sam, intéressé.

Cela faisait bien un mois que nous travaillions sur les armures sous l'œil avisé de son vieux père malade de temps en temps. Sam s'intéressait beaucoup aux Gardiens et aux pouvoirs que renfermaient les gemmes. Il en avait lu des livres sur nous, sur notre légende et sur la façon dont les gemmes avaient existé. Nous l'avions appris, nous aussi, lors de notre Ascension en tant que Gardiens. Chaque gemme conçue venait du cœur d'un Dieu.

Les Dieux, pour protéger notre monde, auraient, selon les mythes, arraché une petite partie de leur cœur et façonné une gemme à leur image, avec une partie de leur pouvoir. Nous, Gardiens, étions comme leur ombre ou leur souvenir. Il n'y avait plus de Dieux pour veiller sur notre monde. Mais comme ils le disaient à l'académie, il existait dorénavant les Gardiens. Ils protégeaient le monde, et conservaient le souvenir des Dieux.

— Parce que nous n'étions que des orphelins et nous sommes devenus des Gardiens. Ils symbolisaient cela par un renouveau, une renaissance et quoi de mieux qu'un phœnix pour illustrer cela ?

Sam haussa les épaules.

— C'est impersonnel. Je suis prêt à vous concevoir des armures uniques. Alors toi, dis-moi, le Saphir t'apporte quel grand pouvoir ?

Je réfléchis un instant, comme si j'en avais perdu le souvenir. Mais je savais aussi que le Saphir m'apportait une grande force. Je pouvais manier l'eau et la glace, créer des lames de givre, des murs de glace et alliés à l'Emeraude, de véritables bourrasques givrantes ou même des Tsunamies. Le Saphir était une partie du cœur de Nephrëa, la déesse des Océans et de la Culpabilité.

— Le givre, rétorquai-je sûr de moi.

— Alors ton armure sera décorée de givre, tu verras, tu ne voudras plus la quitter, s'enthousiasma Samwell.

Pour Adélaïde, Sam allait symboliser le feu et pour Ezekiel, la foudre. Le Rubis apportait principalement l'élément du feu. Le Saphir, l'eau et le givre et l'Emeraude, la tempête et la foudre. C'était pourquoi, entre les mains d'Aude, l'Emeraude devenait une arme redoutable pour la préservation de notre système météorologique.

Je passais bien plus de temps à la forge qu'avec les autres alors j'avais aussi appris beaucoup de choses sur l'ami d'Elya. J'avais aisément deviné qu'il était rapidement effrayé mais à la fois, plutôt curieux et protecteur. Je ne parvenais pas à savoir s'il aimait Elya comme une sœur ou s'il l'aimait d'un amour plus passionnel.

C'était une très belle jeune femme, courageuse, forte de caractère. Le genre de femme que j'aimais courtiser. Il faut dire que je n'étais pas très difficile, j'aimais les corps, ronds, fins, musclés ou plus faibles, qu'importe la couleur de peau. Rien de tel que le corps doux d'une femme pour se ressourcer.


Réchauffés par la forge, un soir, j'observais attentivement Sam décorer mon armure. Elle était épaisse, en acier noir et le givre qu'il incrustait dans le plastron la rendait davantage impressionnante. Il avait parfaitement creusé l'emplacement du Saphir, à l'endroit où se trouverait mon cœur.

Contrairement aux armures de l'Ordre, celles-ci n'auraient pas ces rainures profondes dans lesquelles le pouvoir des gemmes se diffusait. Selon le père de Sam, pas besoin de creuser profond dans l'acier. Le pouvoir du Saphir se déverserait dans chaque petits traits minutieux qu'avait dessiné Sam à l'aide de son surin magique.

Les dessins de givre de mon armure prendraient vie à partir du moment où mon Saphir s'illuminerait. J'avais terriblement hâte de l'essayer.


— Est-ce que tu veux essayer ? me demanda Sam un soir alors que nous travaillions sur l'armure d'Adélaïde.

Je lui jetai un regard, plutôt surpris alors qu'il me tendait le surin.

— Je n'ai pas le don d'un forgeron.

— Ce n'est pas grave, je peux t'aider, assura-t-il.

Je pris le surin à son extrémité, mes mains protégées par des gants ignifugés et je le posai sur le bord du plastron que nous avions moulé sur le torse d'Adélaïde. Je me penchai en avant et Sam fit de même, nos yeux fixés sur l'armure en devenir, sous la chaleur ardente de la forge alimentée en continue par d'énormes bûches de bois. Le plancher grinçait sous nos pieds, le feu crépitait et à l'extérieur, la pluie tombait en fines gouttes.

Sam posa sa main au dessus de la mienne. S'enroula autour du surin un filament aussi fin qu'une aiguille mais aussi brillant qu'une gemme, couleur argent. Ce filament alimenta le surin et sans avoir à bouger le bras, le plastron commença à être décoré de flammes fines, de lignes s'enchevêtrant pour illustrer la chaleur du Rubis, si finement, si puissamment...

— Il suffit d'y penser pour que ça prenne forme, expliqua Sam.

— Ce don est probablement le plus satisfaisant que je n'ai jamais vu.

J'adorais voir une armure ou une épée prendre forme aussi aisément et à la fois, avec une pointe de savoir et de dextérité que peu de personnes avaient. Les forgerons naissaient forgerons et ce don se transmettait de père en fils.

Un monde doté de si beaux pouvoirs ne méritait pas de disparaître dans la mort et la douleur, dans la vengeance et la rancœur. Il y avait tant de choses à préserver, à protéger et à faire grandir.

Cela me rappelait pour quoi je me battais. C'était cette même beauté qui me gardait en vie depuis si longtemps. Celle qui m'offrait l'éternité et la puissance d'un Gardien. En y songeant, j'en devins fier.

Un sourire satisfait étirant mes lèvres, je tournai la tête vers Sam et c'est alors qu'il pressa sa bouche contre la mienne. J'eus un mouvement de recul et lâchai le surin. Aussitôt, je me redressai et le filament argenté disparut dans l'air comme de la fumée.

— Excuse-moi, s'empressa de dire Sam en passant sa main dans ses cheveux roux et épais. Je... je ne sais pas ce qui m'a pris. En temps normal, je... je préfère les femmes. Enfin... s'il te plaît, Alexius, ne le répète à personne.

Je contractai mes mâchoires, le souffle encore coupé. Je hochai la tête en lui adressant un rapide sourire.

— Oui, oui, je ne le dirai à personne, assurai-je.

Je regardai autour de moi, sans trop savoir où me mettre ni comment réagir.

— Je vais prendre l'air un instant, il fait chaud ici. Je te fais confiance, tu sauras finir l'armure.

Sam me jeta un regard en croisant ses bras sur son torse. Un torse plutôt fin mais svelte sous son tablier en cuir brun. Il hocha simplement la tête puis détourna le regard, penaud. J'enfilai mon manteau et quittai la forge pour la cour arrière de leur boutique. Sam vivait avec son vieux père, sa maison attachée à l'atelier et ils bénéficiaient d'une cour intérieure sans vis à vis dans laquelle Elya s'obstinait à s'entraîner depuis des jours.

Le problème, c'est que face à elle se trouvait Ezekiel qui ne la ménageait pas. Elle était couverte d'hématomes et s'épuisait. Le soir, elle ne mangeait que très rarement avec nous et tombait de fatigue.

La vie reprenait petit à petit son cours à Novendill mais personne n'oubliait les pertes nombreuses de ce jour là. Ezekiel, lui, n'oubliait ni la mort brutale de ce petit garçon, ni la perte de sa gemme et encore sa rencontre avec Aude. Il parlait peu, il était redevenu bourru, arrogant et renfermé. Tout ce que je haïssais chez lui.

Elya courait vers lui mais il parvint à l'arrêter en la faisant trébucher. Elle tomba à la renverse, sur le dos et resta un instant dans cette position sans qu'Ezekiel ne lui tende la main. Au contraire, il gardait son épée pointée en sa direction.

— T'es qu'un foutu monstre, marmonna-t-elle.

De là où je me trouvais, je l'avais entendu. Ezekiel rengaina son épée dans son fourreau et releva le menton.

— Je n'ai pas entendu ce que tu as dit, grommela-t-il.

Elya se releva et lui fit face.

— Tu n'es qu'un foutu monstre ! s'exclama-t-elle une fois sur pieds.

— Pourquoi ? demanda Ezzkiel en penchant la tête sur le côté. Parce que je ne te laisse pas gagner ? Les ennemis n'auront aucune pitié pour toi.

— Non, parce que tu agis comme un parfait inconnu depuis maintenant un mois. On dirait que tu ne me connais pas et que je ne te connais pas. Tu ne me parles plus, tu ne m'approches plus... Mais qui es-tu, en réalité, Ezekiel ?

Il serra et desserra ses mâchoires.

— Ni ton ami, ni ton amant.

Elya hocha la tête. De la condensation sortait de sa bouche lorsqu'elle respirait tant il faisait froid. La pluie avait cessé mais bientôt, le sol couvert d'humidité allait geler.

— Très bien. Je n'en attendais pas moins de toi.

Elle lui tourna le dos puis passa à côté de moi. Elle me lança un bref regard avant de regagner la forge et de claquer la porte derrière elle. Ezekiel ramassa l'épée d'Elya, il la tourna légèrement dans sa main alors que je le rejoignais.

— Eh bien, c'est électrique entre vous, constatai-je.

— Évite de nous épier la prochaine fois, grommela-t-il.

— Pas besoin de vous épier, c'est flagrant ce qu'il se passe entre toi et Elya.

— Il ne se passe rien ! gronda-t-il en me jetant un regard électrique.

Je lui adressai un sourire provocant tout en croisant mes bras. Il faisait froid, mais sa colère me donnait chaud.

— Comment pourrait-il se passer quelque chose alors qu'elle a vingt et un ans et moi, cent cinquante ans ? Elle n'est rien. Rien comparé à ce qu'était Aude.

— Arrête, m'empressai-je de répondre. Aude est morte. Et toi, tu es en train de te torturer l'esprit parce qu'elle t'as volé ta gemme. Tu veux que je te dise une chose, Ezekiel ?

Il demeura silencieux, ses yeux plongés dans les miens.

— Arrête d'être lâche pour une fois.

Il esquissa un rictus puis me tendit l'épée d'Elya, ses mâchoires crispées. Je secouai la tête mais la pris en main malgré tout.

— Tu veux vraiment la jouer comme ça ? m'étonnai-je.

— Je préfère me battre plutôt que parler.

La pluie tombait à nouveau en fines gouttes, comme un rideau presque translucide. J'ancrai mes pieds dans le sol et me positionnai correctement, l'épée en garde et stable sur mes appuis. Ezekiel recula d'un pas, puis d'un autre. Le visage moins tiré par sa colère et frustration. Probablement impatient de se défouler. Je crois que j'en avais besoin moi aussi, entre mes remords qui remontaient à la surface comme des cadavres déterrés et ce qu'il venait de se passer avec Sam, j'étais quelque peu perturbé.

Ezekiel attaqua le premier, je parai son attaque, enchaînai avec une nouvelle mais il me repoussa et tout en tournant, heurta mon visage de ses phalanges. Ma tête valsa légèrement, je me mordis la joue mais me remis bien rapidement en position.

— D'accord, tu veux jouer les durs, commentai-je en faisant craquer ma nuque.

De nouveau, il attaqua. Je parai son attaque, tenant le manche de l'épée à deux mains. Dans un tintement métallique, je le repoussai. Mon pied heurta son bas ventre, lorsque je souhaitai lui asséner un nouveau coup d'épée, Ezekiel leva la sienne et sa lame frotta contre la mienne. Il se redressa, tourna sur lui-même et tenta plutôt de viser mes jambes. Je fis un bond en arrière, relevai sa lame puis essayai d'approcher ma pointe de ses côtes. Ezekiel était rapide, mais soucieux comme il était, c'était facile de le déstabiliser.

— Ce n'est pas de la faiblesse que d'être lâche mais c'est petit venant de toi, Ez, grognai-je en repoussant son attaque.

— Avec toi, tout doit toujours parfaitement bien se passer, nous devons constamment être optimistes et rigoler, profiter de la vie. Mais bon sang, ce n'est pas la réalité de tout le monde !

Il leva son épée et frappa au dessus de moi. Une fois, deux fois, trois fois. Heureusement, ma lame arrêta la sienne mais ses coups plus violents les uns que les autres semblèrent enfoncer mes pieds dans le sol.

Je tapai ma semelle contre son genou. Sa jambe flancha alors je frappai plus fort la seconde fois. Son genou heurta le sol trempé par la pluie qui commençait à tomber de plus en plus fort. Je repoussai son épée une énième fois puis pointai la mienne vers sa gorge. Il leva le menton, sondant mon regard.

— Je préfère de loin ma positivité à ton amertume. Je continuerai de sourire, de blaguer et de rester optimiste quitte à te donner la nausée. J'en ai rien à foutre que tu sois triste, moi ce que je veux, c'est mon frère, celui pour qui je pouvais donner ma vie. Tu veux récupérer ton émeraude ? Alors bats-toi ! Ou meurs en restant lâche, sans nous ni même Elya près de toi.

Je baissai ma lame et lui tournai le dos tandis qu'il demeurait à genoux sous la pluie, les épaules basses et le souffle rapide à cause de notre petite session d'entraînement.

— Je ne peux pas lui mentir, marmonna-t-il dans mon dos.

Je m'arrêtai mais ne me retournai pas vers lui. Je l'imaginais parfaitement, agenouillé, la tête baissée, résigné. Humain.

— Je... je n'arrive pas à la regarder, ni même à la toucher, sans penser à ce qu'on a fait à Léane. Je ne peux pas continuer à rester près d'elle et lui mentir ouvertement. C'est une torture. Tu comprends ?

Je retroussai mes lèvres, sans un mot, fixant un point devant moi tandis que la nuit commençait à assombrir la grande cour de la forge.

— Elle... elle mérite mieux qu'un menteur comme moi.

Je savais que lui dire la vérité revenait à la perdre définitivement. J'avais besoin de mon Saphir, alors je ne pouvais pas encourager Ezekiel à tout lui avouer. Mais je me mettais à sa place et je comprenais ô combien il pouvait être douloureux de mentir aux personnes qui nous étaient chères. Je lui mentais à lui, depuis si longtemps.

Le mensonge était la devise des Gardiens. À croire qu'hériter du pouvoir d'un Dieu revenait à devenir hypocrite.

— Elle mérite mieux que nous trois comme alliés, rétorquai-je bien plus bas que ce que j'aurais souhaité. Mais pour l'heure, nous avons besoin les uns des autres.

Je marquai une pause et me tournai vers lui.

— Mais tu as le droit de vivre Ezekiel.

Je le rejoignis puis lui tendis la main. Il la saisit fermement puis se releva. Je l'étreignis, tout en lui donnant une tape amicale dans le dos. Comme l'auraient fait deux frères.

— La prochaine fois, c'est toi qui sera à genoux, souffla Ezekiel quand nous regagnâmes la forge.

— Où est Elya ? demanda Ezekiel à Sam qui terminait tout juste le plastron.

— Elle est retournée chez elle.

Ezekiel me jeta un regard.

— Vas-y, je te rejoins.

Il hocha la tête puis quitta la forge. Enfin seuls, j'inspirai profondément puis me tournai vers Sam qui posait son surin sur l'établi. Il essuya ses mains sur son tablier puis me jeta un bref regard.

— J'ai presque fini l'armure d'Adélaïde, on pourra passer à celle d'Ezekiel ensuite.

Je hochai la tête. Je ne savais pas quoi penser de Sam. Je ne peux dire que je n'avais connu d'hommes. Avec l'éternité devant moi et en un siècle de temps, j'avais goûté à tout et tout le monde. Je pensais Sam plus attiré par Elya et d'ailleurs je crois que lui-même le pensait.

Vivre était une bonne chose. S'attacher en était une autre. Il était bien trop gentil pour s'accrocher à moi. Nous Gardiens, nous risquions de mourir à tout instant. Mais à la fois...

— ... vivre c'est bien, marmonnai-je à voix haute.

— Quoi ? interpella Sam en se tournant de nouveau vers moi.

Je m'approchai de lui, plongeai dans ses yeux noisettes. Il avait tellement de choses à découvrir encore, tout comme Elya qui, elle, avait perdu son insouciance lors de notre premier voyage.

— Tu peux recommencer, assurai-je.

— R-recommencer quoi ? Balbutia-t-il.

— Ton baiser.

Il déglutit puis regarda autour de lui.

— C'est que...

— Ne t'inquiète pas, l'interrompis-je. Je sais garder les secrets. Et celui-ci, ce sera le notre.

Il sourit légèrement puis se rapprocha de moi. Je pressai mes lèvres contre les siennes après avoir posé ma main sur son cou brûlant. Il se laissa faire, tout comme moi. La danse était facile, et encore plus quand sa langue rencontra la mienne et qu'il se serra un peu plus contre moi. Ce n'était pas déplaisant que d'embrasser un homme, autant qu'il était plaisant d'embrasser une femme. La douceur était similaire, et le sexe en lui-même n'avait aucune importance dans une relation charnelle. Ce qui importait, c'était le plaisir de partager et de vivre l'instant.

— Mais toi et moi, repris-je après avoir détaché mes lèvres des siennes. Nous sommes seulement amis.

Sam hocha la tête.

— Je n'envisageais rien d'autre.

— Ne t'attache jamais de trop à un Gardien, Samwell.

— Jamais de trop, compris, murmura-t-il en m'embrassant à nouveau.

La forge était sur le point de devenir mon endroit préféré à Novendill.

Jusqu'à ce que notre départ soit annoncé. Quand le Saphir se manifesta pour la première fois.

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