10 💎 Les maux qu'on ne dit pas
"Il était parfois bien difficile de mettre des mots sur les maux. S'engouffrer dans un mensonge paraissait la meilleure solution pour éteindre les émotions qui ressurgissaient."
ADELAIDE
Je restai agenouillée sur le sol après m'être empressée d'enrouler le Rubis dans un morceau de ma tunique suffisamment épais pour qu'il cesse d'émettre son pouvoir. Autour de nous, ne se trouvait plus une seule trace de poussière ou de sang, tout avait été écarté par un souffle puissant et l'explosion du Rubis avait irradié les gardes royaux et les morts. Mais aussi certains innocents.
Je serrai le morceau de tissu dans ma main avant de sentir une vague de frissons m'envahir et cette terrible culpabilité prendre possession de mon cœur, marteler mon estomac, me retourner les tripes. Je fermai les yeux aussi fort que je le pus tout en me mordant les lèvres. Mes larmes roulèrent sur mon visage couvert de suie. Il m'était impossible de les retenir.
— Nous n'avions pas le choix... balbutia Elya qui posa sa main sur mon épaule.
Elle s'accroupit près de moi, tenta de sonder mon regard mais je préférai l'éviter. Toutes les personnes qui s'étaient trouvées sur la place à ce moment là n'étaient plus que des petits tas de cendres encore fumants.
— Nous ne sommes pas des héros... marmonnai-je.
— S'il te plaît, souffla Elya en se rapprochant de moi. S'il te plaît, ne nous blâme pas... nous avons sauvé Novendill.
— Et tué une bonne vingtaine d'innocents !
— Mieux valait cela que toute l'île, soupira Elya en se relevant.
Je me relevai à mon tour. Elya m'avait aidé à stabiliser le pouvoir de la gemme et grâce à elle, l'onde de choc nous avait épargné même si je sentais encore dans mon corps, toute la vibration, l'énergie et la cruauté de son pouvoir. Je me doutais qu'Elya devait en sentir les mêmes effets.
— Alors c'est ainsi que tu comptes combattre ? m'étonnai-je lorsque nous commençâmes à avancer, Elya un peu plus devant moi.
Sa chemise était sortie de son pantalon, légèrement déchirée dans son dos et sa tresse n'était plus qu'un amas de nœuds. Elle se tourna vers moi, le visage barré par ses sourcils froncés.
— Je ne suis pas censée combattre. Je suis censée être votre Guide, pesta-t-elle. Je n'ai pas été élevée ainsi, je ne sais même pas tenir une épée.
— En as-tu vraiment besoin, soupirai-je en secouant la tête.
— Je ne peux pas utiliser ta Gemme, Adélaïde. Je ne sais même pas ce qui vit dans mes veines mais ça me brûle quand ça s'anime en moi. Si je peux m'en servir pour vous aider, alors je le fais, c'est tout. Mais il n'y a que toi qui pourra utiliser ton Rubis, tout comme Alexius peut utiliser son Saphir ou Ezekiel son Emeraude. Je ne suis pas une Gardienne. Je suis Guide.
Elle marqua une pause et humecta ses lèvres, son visage couvert de suie, sa lèvre inférieure légèrement égratignée.
— Alors nous allons retrouver le Saphir, puis l'Emeraude et ensuite, vous éliminerez le Nécromancien et moi, je retrouverai ma sœur.
Elle me tourna le dos et reprit sa marche, ignorant les cendres et les décorations qui étaient parties en fumées. Ne restaient que quelques bâtiments encore debout, certains dont la fumée s'échappait, d'autres en parfait état. Dans la ruelle avoisinante à notre droite, celle que nous empruntâmes, le toit d'une maison avait complètement brûlé et s'était effondré.
— Si seulement tu la retrouves un jour, marmonnai-je.
Elya se tourna vers moi à nouveau.
— Je n'ai pas entendu ? insista-t-elle.
— J'ai dit que...
— Adé ! s'exclama Alexius en se précipitant vers moi depuis la rue à notre gauche.
Il avait une petite fille dans les bras qui ne le lâchait pas, agrippé à lui comme le ferait un chimpanzé. Il me pressa l'épaule et me sourit, comme soulagé de me voir en vie. Ezekiel restait en retrait, il s'appuya contre un mur en pierre et leva la tête vers le ciel tout en tournant son épaule et la massant.
— Tout va bien ? demanda Elya en les regardant tous les deux.
En effet, la tension était palpable.
— Ouais, ça va, rétorqua Alexius.
Le village était vide, ne restaient que quelques survivants qui déambulaient dans les rues et fouillaient les décombres. Tous les autres avaient fui vers le Nord pour se réfugier. Elya lança un regard électrique en direction d'Ezekiel, notamment lorsqu'ils se croisèrent puis elle reprit sa marche les bras ballants.
Nous la laissâmes avancer un peu plus en avant et je me postai à côté d'Alexius qui commençait à fatiguer de garder la petite dans ses bras. Cependant, elle refusait de le lâcher.
— Pourquoi faites-vous cette tête ? Nous avons gagné ce combat, assurai-je.
Je ravalai le flot d'émotions qui me submergea et la culpabilité qui commença à m'anéantir.
— Aude, grommela Ezekiel à ma gauche d'une voix suffisamment basse pour qu'Elya n'entende rien. Elle était là, elle s'est adressée à nous.
Je serrai mes mâchoires, mon cœur en rata même un battement.
— Et alors ? Ce n'est plus vraiment elle, tu sais bien...
— Elle avait mon émeraude, vociféra-t-il entre ses dents.
Je lui jetai un regard incrédule mais à en voir son expression torturée, je compris que ce n'était pas une blague.
— Merde... murmurai-je.
— Ouais, comme tu dis, soupira Alexius. Il ne reste que toi et moi, Adé.
— Si tu crois que je vais lui laisser ma gemme, tu te trompes, renchérit Ezekiel d'une voix grave. Je récupèrerai mon Emeraude, d'une façon ou d'une autre.
— Ne te mets pas inutilement en danger, tentai-je.
— Inutilement ? répéta-t-il plus fort cette fois.
Il se pinça les lèvres, résigné à ne pas poursuivre le dialogue probablement pour ne pas envenimer la situation déjà bien armée.
— J'en ai fini de discuter de cela avec vous. J'ai besoin d'un moment.
Il prit une autre direction que la nôtre. Je vis Elya tourner la tête vers lui et le suivre du regard, elle se résigna bien rapidement et nous rejoignîmes la forge dans un drôle de silence.
Ici, tout était intact et nous retrouvâmes Samwell assis derrière son atelier, une épée dans les bras, tétanisé. Il leva ses yeux vers nous, les commissures bien basses.
— Je... je n'ai rien fait... je... je suis désolé, Elya...
Elle s'accroupit devant lui puis le prit dans ses bras.
— Je ne t'en veux pas, tu as bien fait, lui murmura-t-elle.
Elle saisit son visage entre ses deux mains et lui adressa un sourire réconfortant. Sa douceur était similaire à une caresse. Elle avait cette gentillesse innée qui faisait d'elle la Guide parfaite, même si l'Ordre pensait le contraire. J'admirais sa bravoure, sa loyauté et son authenticité. Grâce à elle aujourd'hui, j'étais capable de ressentir la vraie culpabilité, celle qui tordait l'estomac comme sur la place après l'implosion du Rubis.
— Ca va aller ? lui demanda-t-elle.
Il hocha vivement la tête et se releva en même temps qu'elle. Il passa sa main tremblante dans ses épais cheveux roux et poussa un profond soupir.
— Il faut que je me remette de mes émotions. Je n'en reviens toujours pas... les morts marchaient ! Tout ce que j'ai lu étai vrai, c'est... bon sang et puis toi Elya ! Ton bras il...
— Il va falloir que tu te mettes au travail, forgeron, intervint Alexius.
Sam lui jeta un regard, ses yeux se posèrent sur la petite fille qui lui tenait la main.
— Nous avons besoin de nos armures et le plus tôt sera le mieux, renchéris-je.
— C'est qu'il y a beaucoup de travail, balbutia Sam en se grattant la tête.
— Je t'aiderai. J'ai déjà forgé avec des nains il y a cent ans de cela, je sais faire, déclara Alexius.
— Et la petite ? demanda Elya.
— On lui trouvera un foyer, assura Alexius.
Les jours défilèrent bien trop vite. Pendant qu'Alexius et le forgeron s'occupaient de la forge, Elya et moi aidions les villageois à remettre leur village d'aplomb en nettoyant, rangeant, reconstruisant... C'était un travail de dur labeur, long et fastidieux, remémorant à bons nombres des Novendiens, le chaos qui s'était brutalement abattu sur leur île sereine.
Certains pleuraient quand des objets retrouvés parmi les décombres leur faisaient penser à leurs proches disparus et la place était dorénavant un sanctuaire de recueil ou les bougies et les fleurs s'entassaient. Là où les gens venaient prier et se recueillir.
Aude n'avait pas lancé de nouvelle attaque mais nous savions qu'elle se terrait quelque part, préparant une nouvelle approche, plus sanglante encore. Ezekiel était certain qu'elle levait une armée mêlée de Morts et de soldats capables d'utiliser certaines gemmes qu'elle avait dérobé. Nos ennemis devenaient plus puissants dans l'ombre quand nous, nous stagnions amèrement.
Régulièrement le soir, je montais sur la falaise, m'asseyais en tenant mes jambes contre ma poitrine et j'observais la lune briller haut dans le ciel. L'hiver approchait, le froid avec mais ces moments de solitude glacée me soulageaient.
Je m'imaginais Genova, assise près de moi, et nous discutions de nos maux les plus douloureux pour finir par se rassurer et se sentir plus légères. Je n'avais plus personne à qui me confier, je n'avais plus le pilier qui illuminait mes journées. Ce même pilier qui me forçait à avancer. J'étais devenue la meilleure de notre promotion, élevée sur la première place par la femme qui faisait battre mon cœur.
Sans Genova et malgré tous mes efforts depuis cent cinquante longues années, tout paraissait fade et sans saveur. Aimer n'avait plus la même signification pour moi et les fissures qui endolorissaient mon cœur ne se refermaient pas. Jamais.
Quand nous nous étions tous liés d'amitié, jamais nous n'avions pensé qu'un jour, l'un d'entre nous deviendrait le fléau de l'humanité. C'était comme si nous avions conçu un monstre avec nos erreurs. Bertos, Genova et tous les autres en avaient payé le prix fort. Certaines fois, je me demandais pourquoi nous avions survécu tous les trois, nous n'étions pas plus méritants que tous ces Gardiens innocents, privés de leur gemme et de leur vie.
Aude était revenue à la vie d'une manière dont nous n'avions connaissance, parce que nous n'avions pas évalué sa capacité à manier la nécromancie aussi aisément. Comme à chaque fois, nous avions failli à notre tâche de Gardien. Je savais que cela se reproduirait encore.
Je ne me sentais pas légitime de vivre, sachant Genova morte six pieds sous terre. Elle combattait si bien, son Ambre était une gemme à la fois puissante et bienveillante. La terre était son élément et elle savait le manier comme personne. Elle m'avait toujours fasciné et mon admiration pour elle, déjà si jeune, s'était vite transformer en amour.
— Où que tu sois, j'espère que tu restes fière de moi, murmurai-je en fixant les étoiles.
Quand je me laissai tomber en arrière, c'était comme si j'étais renvoyée dans mon passé. Dans un souvenir plaisant et serein, lequel m'offrait quelques frissons de bonheur.
Nous étions allongées en haut de la falaise, non loin de la chute d'eau sous le grand chêne qui nous offrait de l'ombre. Une main sur le ventre et l'autre contre l'herbe, je sentais par la brise d'été, le parfum piquant de Genova allongée près de moi. Elle pointa du doigt un nuage.
— Regarde celui-ci, on dirait une girafe !
— Tu ne sais même pas à quoi ressemble un girafe, gloussai-je.
— Je lis bien plus que toi et les livres illustrés me permettent de savoir qu'une girafe, ça ressemble à peu près à ce nuage. Avec un cou infiniment long, des tâches un peu partout et des longues pattes interminables.
Je rigolai légèrement et poussai un profond soupir, mes yeux perdus dans les nuages et mon cœur captif de Genova.
— J'aimerais voir des girafes pour de vrai... soufflai-je.
Genova se tourna vers moi, sa tête en appuie sur sa main et son coude enfoncé dans l'herbe.
— On aura qu'à y aller ensemble après la cérémonie des Gemmes !
— Comment ? Et où ça ? grommelai-je en tournant la tête vers elle.
— Il faut quitter Aphebis et aller voir ailleurs, dans un autre Royaume, plus chaud et plus propice aux explorations. Je sais que dans les Terres du Sud, au Royaume de Noumeïlia, il y a des girafes et il y a aussi des éléphants, des singes... que des animaux exotiques comme les perroquets de toutes les couleurs !
Je souris mais plus elle parlait, moins je l'entendais et plus je fixais ses lèvres dessinées. Elles étaient charnue, légèrement plus claires que son grain de peau noir, et ses yeux noisettes ressortaient davantage ainsi à la lumière du jour.
— Quoi ? J'ai quelque chose sur le visage ?
Je secouai la tête et lui souris de nouveau.
— Je te trouve très jolie au contraire.
Elle se pencha au dessus de moi puis pressa ses lèvres contre les miennes.
Instinctivement, je posai ma main sur mes lèvres, alors que je me trouvai à Novendill, dans le froid givrant de l'hiver précoce. J'essuyai d'un revers de la main la larme qui roula sur ma joue et déglutis difficilement, comme si je ne pouvais plus avaler ma salive tant mes maux me torturaient.
Je sentis une présence près de moi et quand je tournai la tête, Elya s'asseyait tout juste et ramenait, elle aussi, ses jambes contre sa poitrine. Je me concentrai de nouveau sur l'horizon. Nous restâmes ainsi, silencieuses toutes les deux avec ces maux qu'on ne disait pas. Elle posa sa tête sur mon épaule et je fis de même. Le silence, aussi brut pouvait-il être parfois, devenait soudainement plus chaleureux et rassurant. Offrant alors à cette soirée nostalgique, un semblant de sérénité.
Nous n'étions pas perdus.
Pas encore.
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