9. Que veut-il ?

Nous débouchons dans une verrière avec vue sur la ville. C'est tout simplement époustouflant : la campagne, les maisons, la forêt, la rivière qui brille au loin, tout est à couper le souffle. Je n'arrive pas à choisir si je préfère le paysage de jour ou de nuit.

De forme circulaire, la verrière offre un passage aux rayons de soleil, réchauffant l'espace. Une table et quelques chaises trônent au centre de la pièce, et de nombreuses plantes et rosiers blancs traînent sur des meubles en marbre. Des canapés se coincent sur les murs par endroits, recouverts d'impressionnantes fourrures de ce que je devine d'ours. Il n'y a pas de cheminée, pas de lampes, pas de bougies, simplement le soleil qui vient frapper avec douceur l'intérieur de l'habitacle.

Une domestique est en train de passer le balai avec discrétion. Le roi lui demande d'apporter du thé et des mets légers et elle s'exécute immédiatement sans un mot. Cette vie est tellement différente de celle que j'ai vécue... Je n'y suis toujours pas habituée, et je ne sais pas si je le serai un jour. Il suffit de demander quelque chose, et hop ! On l'obtient. Avant, je n'aurais jamais songé à infuser du thé, tout simplement parce que c'est beaucoup trop cher et que cela ne nourrit pas. À dépenser de l'argent, je préfère le dépenser dans du pain ou du grain.

Je reviens à l'instant présent en secouant la tête. Je devrais arrêter de songer à mon passé. Ma vie a changé du tout au tout, tant par l'occupation du château que par la magie qui est apparue de façon inattendue. Nous nous asseyons tous sur les chaises et les bancs autour de la table et, à ma grande surprise, le prince s'assied à côté de moi, sans dire un mot, le regard toujours aussi glacial.

— Bien, nous serons beaucoup mieux ici, dit le roi.

Il ajuste son manteau en velours bleu et chasse une poussière posée dessus.

— Tu as dû le deviner, ta présence ici ne va pas seulement changer nos vies, mais celles de tous les habitants du royaume également.

Je hausse un sourcil pour exprimer mon incompréhension. Il soupire et s'explique :

— La magie a réapparu. Elle va revenir parmi nous. Elle va se matérialiser, mais pas seulement présente dans l'air comme le pollen à la belle saison, mais par des créatures, de nouvelles races mystiques.

Il nous jette un regard appuyé qui en dit long.

— C'est l'avenir du monde entier qui changera si la magie revient. Elle transformera notre mode de vie, elle modifiera tout. Côtoyer des chevaux et côtoyer des centaures ce n'est pas la même histoire. Le peuple aura certainement peur et, en tant que roi, je me dois de protéger mon royaume. C'est une lourde tâche que voilà de réintégrer la magie à notre société. C'est une mission risquée, mais inévitable.

J'essaye d'imaginer ce qui se passera lorsque le peuple saura que la magie existe et qu'elle s'impose doucement parmi nous. Comment les gens vont-ils réagir ? Seront-ils effrayés, seront-ils menaçants, où vont-ils accueillir ce monde comme autrefois ?

— Ce sera très difficile, soufflé-je.

— En effet. Je suis face à un problème particulièrement compliqué à résoudre. Mais, au final, la prophétie sera prononcée, et je ne pourrai rien y faire. Je dois trouver un moyen de calmer le peuple avant qu'il se révolte.

Nous sommes interrompus par la domestique qui se glisse entre nous pour poser un plateau en argent couvert de gâteaux, d'une théière et de tasses en porcelaine. Je regarde le goûter avec envie, me rendant compte que je suis affamée.

Le prince me surprend à nouveau en remplissant une tasse de thé chaud, puis en la posant devant moi. Je le fixe sans comprendre, essayant de lire à travers ses yeux noirs, mais il fuit mon regard. Pourquoi agit-il de la sorte ? Cet homme est un mystère pour moi. Je n'arrive pas à déchiffrer ses comportements. Il zigzague émotionnellement inexplicable, et je ne peux qu'en être spectatrice.

Je porte tout de même la tasse à mes lèvres, curieuse du goût que peut avoir le thé, cette herbe si chère et si paradisiaque, que j'ai toujours associée à quelque chose d'inaccessible. Je suis étonnée du goût, doux et sucré, et la chaleur de l'eau me brûle le bout de la langue.

Le prince se sert à son tour une tasse, imité par les autres.

Julien et le roi discutent des moyens d'intégrer la magie dans le royaume, tandis qu'Adrian et moi restons silencieux. J'ai l'impression qu'il a dressé un mur glacé entre nous, sans en savoir la raison exacte, ni comment le faire tomber.

Un garde déboule brusquement dans la pièce, essoufflé, partagé entre une révérence maladroite et ses vacillements, le visage rouge et les yeux fous.

— V... votre Majesté, halète-t-il.

— Qu'y a-t-il ?

— Une urgence, se contente de dire l'inconnu.

Pas besoin d'un mot de plus pour le roi. Il se lève en trombe, s'excuse à moitié de nous quitter avec tant de brutalité, puis s'élance en courant derrière le garde. Julien nous regarde, puis se lève en s'en va à leur suite. Je reste assise, n'ayant pas tout suivi. C'est allé si vite...

Le prince se raidit à côté de moi, peut-être parce que nous sommes désormais seuls. J'aimerais engager la conversation avec lui, comprendre pourquoi il est si distant, mais je ne sais pas quoi dire. Je reste muette, tout en buvant mon thé (divin, il faut le dire) en me sentant de trop dans la pièce.

— Tu veux que je te raccompagne à ta chambre ? demande-t-il, sa voix claquant violemment dans mes oreilles après tant de silence.

— Euh, je... n... ou...

Je bafouille affreusement, indécise. Est-ce que j'en ai envie ? Non. Mais est-ce que je saurai me retrouver ? Non plus. Je n'ai pas vraiment le choix, et il le sait.

— Allez, viens.

Il attrape délicatement ma main et m'intime de me lever, sa peau étrangement chaude en contraste avec son comportement froid. Je ne peux pas réprimer un frisson lorsqu'il noue ses doigts aux miens. Je ne réagis pas, je ne serre pas sa main en retour, mais je ne me dégage pas. Je le laisse m'entraîner à côté de lui. Nous sommes si proches physiquement, pourtant si éloignés. Quel drôle de paradoxe.

Nous arrivons à ma chambre dans un silence de mort, croisant quelques bourgeois qui zieutent notre contact d'un drôle d'œil — de toute façon, les bourgeois regardent tout d'un drôle d'œil. Le prince ne lâche toujours pas ma main. J'essaye de me dégager, mais il resserre sa prise.

— Que voulez-vous ? finis-je par demander.

— Toi.

Encore une fois, je ne comprends pas le sens de ses paroles. Que veut-il exactement de moi ? Que cherche-t-il ? À quoi pense-t-il ?

— Je suis tout à vos ordres, Votre Altesse.

Pour toute réponse, il se penche vers moi et dépose un baiser sur ma joue avec une douceur et une attention qui me désarçonnent. Un frisson, et pas un frisson désagréable qui me démange, comme j'ai l'habitude de ressentir auprès de lui, remonte de mon ventre jusqu'à ma gorge. Mon souffle se bloque, tandis qu'il laisse sa bouche aspirer ma peau avec tendresse dans un baiser tel que je n'ai jamais reçu. Des étoiles dansent joyeusement devant mes yeux et je batifole des paupières.

Il reste plusieurs secondes ainsi, immobile, pour seuls mots son silence. Mais pourquoi parler, alors qu'il suffit d'agir ?

Puis, lentement, il décolle ses lèvres, reprenant sa respiration. Au même moment, je sors de ma léthargie, et me rends compte que je me suis involontairement rapprochée de lui. J'ai l'impression que mon corps ne me répond plus, son seul contact ayant suffi à me chambouler et à me faire perdre tout contrôle. Raison, déraison, toutes ces notions n'ont qu'à aller au diable, tout ce qui importe est cette sensation nouvelle.

Je sens quelque chose de chaud et de crépitant s'agiter dans mon ventre, chose que je n'ai jamais ressentie auparavant. J'ai envie qu'il reste là, sa bouche contre mon visage, mais il s'éloigne et libère ma main à présent moite. Je suis comme hypnotisée par son toucher, incapable de me concentrer sur autre chose que ce qui vient de se passer. Subjuguée. Ensorcelée. Coite.

— À tout à l'heure, au repas, murmure-t-il avant de s'éloigner de sa démarche féline, son odeur d'homme s'imprégnant dans mon cerveau comme une brûlure au fer rouge.

Je reste stupéfaite quelques minutes, fixant son dos qui s'éloigne, jusqu'à ce qu'il disparaisse.

Grands dieux, qu'est-ce qui vient de se passer ?

D'un geste atrocement lent, comme au ralenti, je déverrouille la porte et rentre dans ma chambre avant de précipitamment la refermer, le souffle erratique.

Je prends une grande inspiration, puis une longue expiration, plusieurs fois, forçant mon cerveau à démêler tous les nœuds qu'il vient de nouer.

— Ça va ?

Je sursaute quand j'entends une voix dans ma chambre. Je porte une main à mon cœur lorsque je reconnais Yanos, assis sur mon lit, un éternel léger sourire aux lèvres.

— O... oui.

Je n'ai pas l'air de le convaincre, mais il a la bonne idée de ne pas relever, et heureusement. J'aurais été incapable de formuler quoi que ce soit concernant les récents évènements.

Il se lève d'un bond et s'approche de moi, un peu trop près. Ah non, pas encore ! J'ai déjà du mal à me remettre du geste du prince. Il ne va pas s'y mettre aussi !

Je suis troublée. Le comportement d'Adrian est vraiment étrange, mais... le plus étonnant dans tout ça, c'est ma réaction face à son baiser. J'aurais dû le repousser, après la froideur qu'il a eue à mon égard ! Mais non, je me suis laissée éprendre par son toucher, je me suis laissée envoûter. Pourquoi a-t-il fait ça ? Et comment ? Quelle est cette étrange alchimie qui nous lie ?

— La vie au château est beaucoup plus compliquée qu'il n'y paraît, dis-je à Yanos en appuyant mon front contre son torse.

Il resserre ses bras sur mes coudes, me prenant contre lui d'un geste réconfortant.

— Ce n'est que le début, tu sais.

— Je ne suis pas faite pour ça.

Il dépose un bisou sur la racine du mes cheveux, entre mon front et ma crinière rousse.

— Personne ne l'est vraiment.

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