87. Adieu, Yanos

— Votre Majesté ? Psst, votre Majesté, il faut vous lever !

Une voix qui ne m'est pas inconnue perce la brume de mon sommeil, me tirant difficilement de l'incroyable songe que j'étais en train de faire. Je grogne et remue, pas vraiment décidée, essayant de maintenir mes paupières fermées pour ne pas perdre mon rêve.

— Votre Majesté, je suis désolée, mais il faut que vous vous leviez...

La servante semble totalement terrorisée à l'idée de me tirer du lit, ce qui retient mon attention. Fantine n'a jamais hésité à me baffer ou soulever la couverture pour me réveiller, sachant combien quitter les draps moelleux est dur pour moi et combien je suis têtue.

Dans ce cas, qui...

— Merde, mais dégagez de là ! crie Adrian à quelques centimètres de moi, me faisant sursauter.

Je me redresse et me cogne le front contre quelque chose de dur. Je pousse un cri de douleur en même temps que la servante.

— Aïe... Pardonnez-moi, votre Majesté ! s'excuse-t-elle tandis que je papillonne des paupières, cils collés. Je... Je... Le général...

— Qu'est-ce que tu veux, Dahlia ? demandé-je en la reconnaissant enfin.

Elle inspire à fond et se frotte le front, là où nous nous sommes mutuellement cognées. Elle devait être penchée au-dessus de moi pour ne pas déranger son roi... qui faute de chance, semblait réveillé et loin d'être de bonne humeur.

— Le... Le général Brussel, il... il m'a dit de vous remettre ça à votre réveil, alors...

— Ça ne peut pas attendre ? siffle Adrian.

Je sens les draps bouger alors qu'il s'assied, l'allure impitoyable. Il n'est vraiment pas rare qu'il se lève du mauvais pied ; mais là, il ne s'est pas seulement mal levé, il s'est carrément foulé la cheville. Peut-être est-ce l'intrusion surprise de Dahlia qui le met dans un tel état...

Ou peut-être que lui aussi, il faisait un rêve qu'il ne voulait pas quitter ?

Je remarque que la pauvre domestique me tend un papier d'une main tremblante, les yeux écarquillés. Apparemment, elle ne rentrera pas dans cette chambre deux fois si l'occasion se présente.

— Merci, dis-je en prenant le papier. Tu peux le retrouver et lui dire...

Je m'interromps. L'air peiné de Dahlia me rappelle brusquement en quoi cette situation est anormale.

Elle ne pourra pas le retrouver.

— Sortez, grogne Adrian en voyant que je ne réagis plus. Faites en sorte que personne ne rentre.

— Bien, votre Majesté. Toutes mes excuses.

Elle s'éclipse sans faire un bruit, aussi silencieuse qu'un chat aux aguets. Je n'ai toujours pas bougé ; cette prise de conscience vient de me voler ma capacité de mouvements.

— Ciel ? demande Adrian en chassant une mèche qui s'est égarée devant mes yeux. Qu'est-ce qu'il t'arrive ? Tu as mal quelque part ?

Il scrute rapidement mon corps, mais ce n'est pas ici que se trouve la plaie. Elle est invisible. Elle est cachée. Dissimulée sous ma peau et mes os, jalousement gardée à l'intérieur de moi-même.

— Je t'ai blessée ?

Sa question me sort un tout petit peu de ma léthargie. Lui ? Me blesser ? Mais comment ?

— Hier, je... Enfin, cette nuit, nous... Ça va ? Tu as des douleurs ? J'ai essayé d'être doux, mais...

— Tu ne m'as pas fait mal, l'interromps-je sans le regarder.

Je m'empresse de refermer ma bouche, terrifiée à l'idée que mes émotions profitent de cette occasion pour me faire éclater en sanglots – je n'ai absolument pas envie de pleurer le lendemain de mon mariage, alors que je viens de passer mon premier réveil auprès de mon époux. Il n'a pas déjà bien commencé, certes, mais je me passerais bien du nez plein de morve et des larmes intarissables.

— Ciel, tu me fais peur... Tu veux que j'aille chercher le docteur ? (Je secoue la tête de dénégation.) Julien ? Fantine ? Je... Je ne sais pas quoi faire, merde ! Dis-moi ce qui ne va pas !

J'attrape la main d'Adrian et porte ses doigts directement sur mon cœur. Je ne bouge plus, tête baissée, attendant qu'il sente combien mon sang palpite fort dans mes veines, à quel point tout ceci me dépasse.

Se battre contre un dragon et prononcer une prophétie qui change l'avenir du monde, aucun souci, mais dire à Adrian qu'il ne reverra plus jamais son meilleur ami/ennemi, c'est la fin des haricots !

Des fois, je continue à me demander pourquoi est-ce que c'est sur moi que le sort est tombé. Le sort s'est gouré. Il n'a pas pris la bonne personne.

— Tu, euh... tu es enceinte ?

Son ton désemparé m'arrache presque un sourire. Je l'ai rarement vu aussi peu à l'aise ; est-ce que mon roi aurait peur des bébés ?

— C'est par rapport à ce que Da-machin t'a donné ?

— Dahlia, le corrigé-je. Je ne sais pas.

— Tu veux bien me laisser le lire ?

Il tend le bras mais j'ôte le papier de sa portée. Non, je ne veux pas qu'il le lise. Ces mots sont pour moi. Yanos a voulu laisser une trace, et je suis celle qui en hérite.

— D'accord... Ciel, il faut que tu me dises ce qui se passe. Je commence à sérieusement m'inquiéter. Je ne comprends pas ce que j'ai pu faire, ou pu dire, tu es toute bizarre et...

— Yanos est parti.

Ça y est, les mots ont enfin réussi à sortir. La vanne s'est enfin ouverte. La digue a cédé. J'expire d'un coup, me rendant compte que je retenais ma respiration sans le vouloir, et un poids énorme se libère de mes épaules. Nom de Dieu, je comprends ce que Yanos a voulu exprimer en disant qu'il n'arrivait plus à garder ça pour soi ! C'est insupportable. J'ai l'impression que je viens de déposer une montagne que je portais depuis hier.

— Quoi ?

— Yanos est parti. Il s'en est allé. Du château.

— Mais... Hier... il était là, il semblait tellement normal...

Adrian récupère sa main que j'avais plaquée sur mon buste, et la glisse dans ses cheveux.

— Est-ce que... c'est pour ça que je t'ai retrouvée en pleurs, dans la bibliothèque ? demande-t-il. Je n'avais pas osé te demander, mais...

— Oui, c'est pour ça, le coupé-je.

Il cligne des yeux plusieurs fois, complètement désemparé. Tiens, tiens, on tenait plus au sous-fifre que ce qu'on prétendait, n'est-ce pas ?

Il se rapproche de moi et vient nicher sa tête dans mon cou. Je sens ses bras s'enrouler autour de moi et me tenir fort, un peu trop, mais je ne dis rien. Je me contente de l'enlacer à mon tour, lui offrant mon réconfort, et puisant dans le sien par la même occasion.

Deux piliers qui se soutiennent. Deux dragons qui se complètent. Prophétie ou non, si Adrian n'avait pas été avec moi depuis le début, je crois que je ne serais même plus en vie.

— Je suis désolé, dit-il, la voix étouffée sur ma peau.

Je m'apprête à lui dire que ce n'est pas de sa faute, mais je me ravise au dernier moment, comprenant ce qu'il veut dire. Yanos est parti à cause de lui, même s'il ne faisait pas exprès ; mais comment pourrais-je le blâmer pour m'aimer ? Comment pourrais-je reprocher à Yanos de m'aimer aussi ? Est-ce moi, finalement, la fautrice de trouble ?

Je serre Adrian un peu plus fort. Aimer un homme à la place d'un autre est donc une faute si grave ? Mais j'aime Yanos, je l'adore, même. Je ne suis simplement pas amoureuse de lui. Et c'est pour cette raison qu'il nous a abandonnés. Parce que je n'étais pas capable de lui rendre tout ce qu'il était en mesure de me donner.

— C'est à cause de moi, m'étranglé-je en refoulant un sanglot. Il est parti à cause de moi.

— C'est à cause de lui, et seulement de lui, qu'il a pris cette décision. Arrête de croire que tous les malheurs sont de ta faute. Il a décidé de s'en aller, et ce n'est pas toi qui l'a forcé à le faire.

— Il a dit... qu'il ne supportait plus de nous voir...

— Alors, tu vas dire que c'est de notre faute à tous les deux ?

Il se redresse et m'attrape doucement le menton pour me regarder dans les yeux.

— Il ne supportait pas notre bonheur. Est-ce que c'est une raison pour que nous nous en privions ?

— Non, mais si...

— Si quoi ? Si tu l'avais aimé à ma place ? Oh, mais Ciel, c'est moi qui serais parti. Après avoir mis le monde à feu et à sang, après avoir succombé à l'emprise totale d'Obscurité, je serais parti. Je ne dis pas que l'aimer aurait été une erreur, ajoute-t-il alors que je m'apprête à riposter, mais que si ça avait été le cas, c'est moi qui aurait été à sa place. Et que les conséquences en auraient été bien plus graves.

— Mais c'est toi que j'aime, et je n'y peux rien ! J'ai l'impression... qu'il me punit...

— Qu'il te punit de quoi ?

— De ne pas l'avoir aimé de la manière dont il le désirait.

Adrian se penche et pose ses lèvres sur ma joue, me tenant comme si j'allais m'effondrer en mille morceaux à tout instant.

Mais mon amour, je suis déjà en miettes...

— Répète après moi : la souffrance des autres n'est pas de ma faute.

— Quoi ?

— Répète-le.

Je prends une profonde inspiration et mets toute ma fierté de côté. Je pense avoir compris que ce n'est pas le moment de jouer à la rebelle, et puis de toute façon, je n'en ai pas la force.

— La souffrance des autres n'est pas de ma faute.

— J'aime qui j'aime, et ce n'est pas grave.

— J'aime qui j'aime, et... ce n'est pas grave.

Il dépose un autre baiser sur ma tempe.

— Tu y crois, à ce que tu dis ? me demande-t-il.

— J'en sais trop rien.

— Un jour, tu y croiras. Je t'y aiderai.

Je plante mon regard droit dans le sien. La beauté de ses iris me frappe en plein cœur – pas parce qu'ils sont de ce noir chaleureux et immensément infini, mais parce qu'il y a tellement d'émotions et de sentiments qui y transparaissent que mon ventre fait une cabriole. Les larmes me montent automatiquement, et je plisse des paupières pour les arrêter.

— Ne te retiens pas de pleurer si tu en as besoin, mon ange. Ce n'est pas une faiblesse. Crois-moi. Il faut de la force pour oser déverrouiller la serrure quand on ne sait pas ce qu'il y a derrière la porte.

Sa métaphore m'arrache un sourire, et m'arrache aussi des pleurs qui dévalent mes joues. Adrian embrasse brièvement mes lèvres, puis se serre de nouveau contre moi pour me câliner.

Je suis peut-être en miettes... mais chaque morceau est prêt pour ce qui viendra. Chaque fragment est en train de relever la tête. Chaque atome vibre au son de ma voix qui garde espoir.

J'ai perdu Yanos, et je ne le retrouverai jamais. Mais je ne baisserai pas les bras.

Non, mieux : je vais faire des tonnes de pas en avant aux côtés de mon époux.

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