85. Ciel Michael (2)

— J'en suis incapable, tu le sais bien. Tu est gravé à jamais en moi, Yanos... Tu es mon premier et unique meilleur ami. Tu as toujours été là pour me consoler, m'aider, m'accompagner, mais aussi me secouer, me remettre sur le droit chemin et me réprimander lorsqu'il le fallait. Je ne peux pas te perdre, et tu ne peux pas me quitter. Reste. S'il te plaît, reste. Nous sommes plus forts que la jalousie et les aléas. Notre amitié est plus forte que ça...

Je suis à bout de souffle. Pourtant, je n'ai pas dit un mot.

J'aurais tellement aimé lui dire tout ça.

Malheureusement, tout ce que j'arrive à articuler se perd dans ma gorge.

— P... Peux pas t'oublier... Je t'aime...

— Je sais que tu m'aimes. Mais pas comme j'en ai besoin. Tu m'aimes comme un ami, je t'aime... autant qu'un cœur en est capable. Et sachant que celui des loup-garous est très grand et très impulsif, ça fait vraiment, vraiment beaucoup.

Son regard devient si sombre qu'il se confond avec l'obscurité ambiante.

— Les relations, c'est à double sens. Et nous, nous n'entretenons pas le même type d'affection. Un jour ou l'autre, ça va craquer... Tu comprends ?

— P... Pourquoi tu m'annonces ça juste... juste avant mes noces ?

— Je comptais le faire après, mais je n'ai pas pu m'en empêcher. Je n'étais pas sûr d'avoir l'occasion. Et je ne pouvais plus le garder... Sans jeu de mot, ça fait un mal de chien de garder une telle chose en soi aussi longtemps.

— Yanos...

Incapable de rester ainsi une seconde de plus, je fais un pas en avant et me jette dans ses bras. Je ne lui laisse pas le temps de me repousser et l'étreins de toutes mes forces, m'accrochant à son cou comme à mon dernier espoir.

Combien de fois ai-je prié pour ne pas le perdre ? J'ai toujours réussi à me battre, à me démener pour le sauver et le garder. Et aujourd'hui... je ne peux plus rien faire. Il ne s'agit plus de mon choix, mais du sien ; et même si c'est incroyablement douloureux de l'admettre, je me dois de le laisser s'en aller.

Son odeur boisée titille mes narines, et j'inspire à fond pour m'en imprégner. J'aimerais tellement ne jamais l'oublier.

— Si tu savais combien je tiens à toi..., murmure la voix enrouée de Yanos dans mon épaule. Et c'est justement pour ça que je ne peux pas rester.

Il renifle, et je comprends à ses respirations qu'il est en train de pleurer. Mon Yanos ! Mon Yanos pleure ! Et je n'ai même le pouvoir de sécher ses larmes...

— Vas-y, Ciel, s'il te plaît. Retourne te préparer.

Je bute sur son ton froid. Mince, qu'est-ce que j'ai encore fait de travers ? Yanos, contrairement à Adrian, n'a jamais rien eu contre les câlins spontanés. Serais-je encore en train de me méprendre à son sujet ?

— Si tu continues à me câliner, je risque de ne plus jamais te lâcher, explique-t-il.

Et si c'est ce que je veux ?

J'ai un mal fou à prendre sur moi. Je contiens toute cette peine et toute cette frustration et, à contre-cœur, dénoue mes bras. Yanos inspire comme si je venais de l'autoriser à respirer de nouveau, et me repousse doucement pour mettre de la distance entre nous.

Une douleur physique et étonnamment tenace me pince dans la poitrine, au niveau du cœur. Est-ce mes émotions qui se répercutent droit sur mes nerfs, les écrasant dans du verre pilé ? Est-ce la place de Yanos qui s'arrache, égratignant ma chair et mes organes comme une louve enragée ? Est-ce mon sang qui ne sait plus dans quel sens avancer sans mon garde aux yeux verts pour le guider ? Pourquoi suis-je soudain si perdue ?

— A... Au revoir, Ciel.

J'ouvre la bouche, prête à le retenir, mais un sanglot m'empêche de formuler le moindre mot. Une boule énorme coince ma gorge, bloque mes poumons et ne cesse d'enfler. Mon corps est sur le point d'exploser – et si je ne fais rien pour le soulager, là, tout de suite, je risque de céder.

Mais que puis-je faire ? Mes larmes coulent déjà. Mon cœur saigne déjà. Les souvenirs me blessent déjà. Courir ne servirait à rien ; hurler non plus. Comment suis-je censée expulser toutes ces sensations qui ne s'arrêtent jamais de gonfler ? Comment dois-je faire pour ne pas m'effondrer ?

Yanos me tourne le dos et s'en va. Tout simplement. Pas de dernier regard, pas de dernier salut. Un simple au revoir... alors que je ne le reverrai jamais.

Ma respiration s'accélère incontrôlablement, comme si je venais de sprinter autour de la bibliothèque. Je suis à la fois à bout de souffle et suroxygénée ; ma tête m'élance, mes pensées se voilent d'une brume trouble, mais j'ai toujours l'impression d'être sous l'eau. En apnée. Prête à mourir.

Mes jambes sont trop faibles pour me porter une seconde de plus. Je m'écroule à terre, les yeux rivés sur l'endroit où Yanos a disparu, espérant de toutes mes forces de voir sa silhouette surgir et sa voix de promettre qu'il restera à tout jamais. Pas un seul de mes muscles n'est pas en train de trembler ; je suis la feuille vieillie qui vient de se décrocher de l'arbre. Sans plus rien pour se raccrocher. Ballottée par le vent, et bien trop faible pour lutter.

Je chavire. Je tombe. Et bientôt, je vais m'écraser à terre.

Je ne m'entends plus pleurer tant mes oreilles bourdonnent. Le sang rugit dans mes veines, flot de liquide brûlant et précipité, mais je n'arrive pas à me calmer. Je n'arrive plus à respirer. On vient de m'arracher un organe vital.

Une minute s'écoule avant que du bruit retentisse dans la bibliothèque ; la minute la plus longue de toute mon existence. Je sursaute, à fleur de peau, et les battements déjà effrénés de mon cœur accélèrent encore plus. Est-ce lui ? Est-ce Yanos ? L'espoir stupide de le voir arriver me fait d'autant plus mal lorsque je découvre les traits caractéristiques d'Adrian.

— Ciel ? Qu'est-ce qui se passe ? Oh, Seigneur, mon ange, qu'est-ce qui t'arrive ?

— Y... Yan... Il...

— Calme-toi, ma chérie, je suis là...

Il trottine jusqu'à moi et s'agenouille à mes côtés. Ses sourcils froncés et son air inquiet me font encore plus culpabiliser ; gâcher mon humeur le jour de mon mariage est une chose, gâcher celle d'Adrian en est une autre.

Il vient prendre mon visage en coupe, ses mains chaudes s'emboîtant dans ma mâchoire inondée de larmes. Aussitôt, l'air me paraît plus respirable, ma douleur plus supportable, le vide en moi moins insondable. Sa simple présence allège le poids sur mes épaules, et son contact remplit le creux que Yanos a laissé en partant. Il vient de panser ma plaie. D'apaiser ma brûlure.

Mais pour combien de temps ?

•⚔︎•

— Vous allez vous engager l'un envers l'autre. Est-ce librement et sans contrainte ?

Je plonge mes yeux dans les iris noirs d'Adrian. Pendant un moment, je me perds dans cette galaxie étoilée, subjuguée par les émotions que trahit son regard. Il y de l'amour, tellement d'amour ! Plus que je n'aurais jamais cru en recevoir.

L'instant d'une seconde, d'une seule toute petite seconde, je redeviens la fermière timide qui regardait au loin le château en soupirant. La jeune fille qui labourait les champs à s'en recouvrir les mains de cloques, qui se faisait mal au dos à force de se pencher et de porter des charges lourdes. La pauvre paysanne qui ne ressentait même plus la faim tant elle en avait l'habitude.

Puis lorsque la bouche d'Adrian s'étire d'un sourire, je reviens au présent et me glisse à nouveau dans la peau de la jeune femme que je suis devenue. Bientôt dix-sept ans, et presque mariée au prince... Si quelqu'un m'avait dit ça il y a quelques mois, je serais partie ricaner dans mon coin – mais pas trop longtemps, parce que j'avais du travail à faire.

— Oui, dit Adrian, me sortant de ma torpeur.

— Oui.

— Est-ce pour toute votre vie ?

— Oui, répondons-nous à l'unisson.

— Dans le foyer que vous allez fonder, acceptez-vous la responsabilité d'époux et de parents ?

Et de dragon ? ne puis-je m'empêcher de penser.

Je ris intérieurement à ma propre remarque, avant de répondre « Oui » en même temps qu'Adrian.

Toute l'assemblée est suspendue à nos paroles ; pas un seul bruit ne se fait entendre. L'air dans l'église est froid, mais étrangement, je me sens bien. Comme si les circonstances et le regard débordant de bonheur de mon presque-mari arrivaient à me réchauffer physiquement – peut-être est-ce le cas ?

Il doit y avoir plusieurs centaines de personnes assises à côté de nous. Il faut dire, ce n'est pas tous les jours qu'un prince se marie et se fait couronner roi... Mais pour une fois, être le centre de l'attention ne me dérange pas. Peut-être parce que je suis perdue trop loin sur mon nuage pour y redescendre.

J'ai attendu ce jour tellement longtemps ! J'ai même cru qu'il n'arriverait jamais. C'est un miracle que nous soyons seulement en vie et en état de nous marier.

Pas comme...

Non ! me morigéné-je. N'y pense pas. Ce n'est pas le moment. Profite de ton mariage, Ciel. Tu pleureras les morts en temps venu.

Même mes parents sont présents, assis au premier rang, aux côtés de Julien. Fantine, elle, est debout sur les marches, parée d'une robe blanche en soie qui lui sied plus qu'à merveille. J'ai dû lourdement insister pour qu'elle soit ma demoiselle d'honneur. Mais il y a dû avoir quelques rafistolages de dernière minute ; en effet, puisque mon ami s'est révélée ce matin même... en elfe. Elle arbore désormais deux ailes fines et transparentes, des oreilles pointues, un visage d'une beauté à faire éclore des roses en hiver, et a pris au moins une dizaine de centimètres. Ses cheveux ont poussé jusqu'à sa taille, et sa musculature s'est taillée pour devenir fine et svelte.

Et juste à côté, eh bien... se trouve Yanos, dans un costume tout aussi blanc. J'essaye de toutes mes forces de ne pas le regarder, pensant avoir déjà fait mon deuil de son départ. Mais à ma grande surprise, j'ai découvert qu'il était le garçon d'honneur d'Adrian ; je n'aurais jamais cru qu'il accepte une telle chose ! Finalement, leur amitié était enfin scellée.

Dommage qu'elle soit gâchée...

— Afin que vous soyez unis dans le Christ, et que votre amour, transformé par lui, devienne pour les hommes un signe de l'amour de Dieu, devant l'église ici rassemblée, échangez vos consentements.

La voix calme du prêtre me ramène les deux pieds sur Terre. Adrian prend une grande inspiration, attrape mes deux mains, et dit avec une douceur désarmante qui me fait fondre comme neige au soleil :

— Ciel, veux-tu être ma femme ?

— Oui, je le veux.

Je n'ai même pas hésité. Pourquoi le ferais-je ? C'est exactement ce dont j'ai envie, aujourd'hui et à jamais. Vivre avec Adrian. M'unir avec Adrian. Fonder une famille avec Adrian.

Devenir Ciel Michael.

— Adrian, veux-tu être mon mari ?

— Oh oui, je le veux !

Son enthousiasme déclenche quelques rires parmi les invités. Moi-même je ne peux retenir un sourire.

— Je te reçois comme époux et je me donne à toi, dis-je presque en chantant de bonheur.

— Je te reçois comme épouse et me donne à toi.

Entièrement. Avec toute la dévotion dont je suis capable. Je suis mienne... et je suis à toi.

— Pour nous aimer fidèlement, dans le bonheur ou dans les épreuves, et nous soutenir l'un l'autre, tout au long de notre vie, récitons-nous sans nous lâcher des yeux.

— Désormais, vous êtes unis par Dieu dans le mariage. Recueillez-vous en pensant à ce que Dieu a fait pour vous.

Adrian m'entraîne vers l'autel où nous devons prier, tandis qu'un chœur se met à chanter quelque part. Je suis trop obnubilée par toute la joie qui émane de lui pour me soucier de quoi que ce soit ; alors quand il se met à genoux et joint ses mains, je l'imite, ne cherchant pas à savoir pourquoi je le fais.

Je le fais parce que je l'aime. Et il le fait parce que c'est réciproque. Et ça... c'est bien plus puissant que toutes les magies du monde.

Aujourd'hui nous faisons un pas en avant. Sans aucun pas en arrière.

Bạn đang đọc truyện trên: AzTruyen.Top