85. Ciel Michael (1)
— HIIIIIIIIIII !
Le cri de Fantine me perce les tympans. Je grimace et jette un coup d'œil vers ma chambre, là où elle s'est éclipsée tandis que je prends mon bain.
— Est-ce que tout va bien ? je demande en fronçant les sourcils.
— Non ! J'ai un problème !
— Elle ne trouve pas mon collier en saphir, ou quoi ? grommelé-je dans ma barbe. C'est pas un vrai problème, ça...
Je pose mes mains sur le rebord de la baignoire et pousse de toutes mes forces pour en sortir. L'eau cascade sur ma peau, comme des milliers de larmes brillantes, et s'écoule dans un bruit de pluie. Mes cheveux, coupés à mes épaules, ruissellent aussi dans la courbe de mon dos.
— J'arrive, indiqué-je d'une voix forte. Un instant.
Je mets rapidement mon saut-de-lit, posé négligemment sur un tabouret, et traverse la salle de bains. Je laisse une trainée de gouttes derrière moi sur le plancher, mais n'y prête aucune attention.
— Qu'est-ce qui se...
Je m'interromps ; les mots se perdent sur ma langue. Mon cerveau cesse purement et simplement de fonctionner. Déni total. Mes pensées se perdent entre mon crâne et mes neurones, dans un espace vide, blanc et froid.
Est-ce que je suis en train d'halluciner ? Je pensais pourtant en avoir fini avec les visions !
— C... C'est arrivé d'un coup, je n'ai pas fait exprès..., gémit Fantine, tremblante comme une feuille.
Je ne sais absolument pas quoi dire. Ni comment réagir. C'est pourtant le genre de situation dont je devrais avoir l'habitude, mais... je crois que je ne m'y ferai jamais. Vieil instinct de fermière étriquée d'esprit, je suppose. J'ai le réflexe de rejeter avant d'essayer de comprendre.
— Je pense... que je vais appeler Julien, finis-je par balbutier en posant une main sur le mur pour me retenir.
— Faites vite, mademoiselle, s'il vous plaît...
— D... D'accord. J'y vais.
— Attendez ! me hèle-t-elle alors que je cours déjà vers les portes. Vous n'allez pas vous promener en saut-de-lit dans le château, quand même. Ce n'est pas convenable !
— D'ici ce soir, je serai reine. Alors si, je vais le faire.
Je ne lui laisse pas le temps de répliquer et m'engouffre dans les couloirs frais.
À bien y réfléchir, j'aurais peut-être dû écouter mon amie au lieu de faire ma tête de mule ; le château est incroyablement froid, ces derniers jours. L'automne est arrivé avec une brusquerie rare, apportant des vents glacials à n'en plus en finir. Comme si la nature avait retenu la belle saison jusqu'à la prophétie, puis qu'elle s'était libérée de tout le poids de ses saisons. Fini, les robes d'été – lorsque les arbres se déshabillent de leurs feuilles, les hommes s'emmitouflent de vêtements. Un paradoxe qui me ferait sourire si je ne me gelais pas autant, trempée et peu habillée dans les couloirs de pierre.
Je croise beaucoup de gardes, et pas un ne manque de me proposer son aide ; je refuse à chaque fois. Je suis un dragon, mince, je ne peux pas attraper froid ! Ou du moins, je peux essayer de le prétendre, jusqu'à ce que je tombe réellement malade et finisse clouée au lit en période difficile.
La gêne embrase mes joues lorsque je croise Yanos, marchant d'un pas décidé, son épée à sa ceinture. Depuis cette nuit de pleine lune, les choses sont différentes avec lui. Il est devenu très distant avec tout le monde, et passe presque tout son temps dehors, qu'il vente ou qu'il pleuve. Peut-être est-ce son nouveau statut d'Alpha. Ou peut-être est-ce à cause de sa rupture avec Milène.
Ils n'ont pas arrêté de se fréquenter en mauvais termes, au contraire ; ils se sont simplement rendus compte que leur relation ne menait à rien. Yanos imaginait mon fantôme dans les bras de Milène, et Milène se cherchait dans un homme qui était déjà perdu. Ils auraient fini par s'empoisonner l'un l'autre dans une relation toxique, s'ils n'avaient pas arrêté là.
— Salut, Yanos, euh... Est-ce que tu saurais où se trouve Julien, par hasard ?
— S'il n'est pas à la bibliothèque, il sera sûrement dans la salle de repas en train de se goinfrer. Et toi, tu n'aurais pas croisé Fr... Qu'est-ce que c'est que ces habits ? s'exclame-t-il en avisant de ma tenue.
Je baisse les yeux et croise les bras, mal à l'aise. Je n'aime pas me sentir ainsi avec mon meilleur ami, mais j'essaye de me conforter dans l'idée que c'est lui qui a changé, pas moi. Que je ne suis pas entièrement fautive dans ce mur qui s'est érigé entre nous.
— Il y a un souci avec Fantine. Elle s'est révélée, mais... je n'ai jamais vu ça. Je ne sais absolument pas ce que c'est.
— Hybride ? tente-t-il en retirant sa veste en velours de général.
Il me la tend, et je n'ose pas refuser, alors je glisse mes bras dedans. Le tissu est doux et chaud, imprégné de l'odeur de forêt humide et de chien de Yanos.
— Aucune idée. C'est bizarre. Je n'arrive pas à le décrire, il faut le voir pour comprendre...
— Viens, je t'accompagne chercher Julien. Tu n'as pas croisé Frey, au fait ?
— Non. Désolée.
Mon cœur se serre, comme à chaque fois que je pense à Frey. Depuis ce fameux soir, il n'est plus le même – et ce n'est pas allé en s'arrangeant après les obsèques. Il est devenu triste, atone et terriblement timide. Et personne ne sait quoi faire pour le consoler. Nous-mêmes sommes encore en train de nous remettre de notre malheur, ce qui n'est pas sans peine.
Ophiucus a marqué nos vies bien plus profondément qu'il n'y paraissait.
Je resserre la veste de Yanos autour de mes épaules et prends le chemin vers la bibliothèque, talonnée par mon meilleur ami. Le froid me ronge jusqu'aux os, mais je sais que ce n'est pas à cause de la température. Ce froid-là, je le garderai toujours en moi.
Un silence pesant règne. Je déteste ça. Je déteste cette situation. Je déteste à quel point ma relation avec Yanos s'est dégradée. Et si c'était ma faute, après tout ? Et si c'était à cause de moi, encore une fois ? Le doute me donne la nausée. Pourquoi est-ce si difficile, maintenant que la prophétie ne le force plus à m'aimer ?
Et si au fond, il ne m'aimait pas ?
— Yanos...
Je m'interromps, ne sachant pas comment formuler mes pensées. Une boule coince ma gorge et flétrit mes poumons, si bien que l'oxygène semble me fuir.
— Oui ?
— Je... Je ne sais pas trop comment dire ça, mais... tu n'as pas l'impression que nous nous sommes, disons... éloignés ?
Je retiens mon souffle. Pourquoi est-ce impossible de revenir dans le temps ? Juste quelques secondes. Quelques malheureuses secondes. Pitié, faites qu'il ne le prenne pas mal... Je suis si empotée pour exprimer ce que je ressens !
— Pourquoi tu dis ça ? demande-t-il en fronçant les sourcils.
Oh, c'est très, très mal parti.
— Juste... un sentiment. Tu es... Ou peut-être est-ce moi... Distant ?
— Je suis comme d'habitude, Ciel. Tu deviens paranoïaque.
Son ton dur me rebute et me fait intérieurement recroqueviller sur moi-même. Il se trompe complètement : le Yanos de d'habitude ne m'aurait pas faite ressentir cette honte face à mes émotions. Le Yanos de d'habitude aurait cherché à savoir ce qui ne va pas avant d'affirmer quoi que ce soit.
Peut-être n'ai-je pas qu'un seul deuil à faire, en fin de compte.
— Désolée, couiné-je en papillonnant des cils pour retenir des larmes traitresses.
— Ça va, arrête de te laminer. Je vais bien. Tout va bien.
Si seulement mon instinct et mon cœur avaient été d'accord avec toi !
Nous ne prononçons plus un mot, ni l'un, ni l'autre, jusqu'à arriver à la bibliothèque. Il m'ouvre galamment les portes, et je chuchote un « Merci » qui se perd quelque part dans mon incertitude. Je n'ose même pas me racler la gorge.
— Julien ? appelé-je d'une voix éraillée. Julien !
— Je suis là !
— Où ça, là ?
— J'arrive, ma reine.
Je mets une seconde à comprendre pourquoi ses mots me font tiquer. Ma reine. Pas Ciel, pas l'élue, pas mademoiselle ; ma reine.
Ces deux petits mots me rappellent qu'en effet, aujourd'hui, je vais me marier.
Julien émerge d'entre deux rayons, un sourire béat sur le visage. Il tient, comme toujours, une multitude de livres entre les mains, et semble plus qu'heureux de passer toutes ses journées dans une bibliothèque – ce que je peux tout à fait comprendre. Moi-même, j'aime m'y réfugier lorsque le temps me le permet.
— Bonjour, votre Majesté, dit-il. Comment va votre domestique ?
— Euh...
— J'ai senti la raison de votre arrivée. En quoi s'est-elle révélée ?
— Mon amie s'est en effet révélée, mais je ne connais pas cette espèce. C'est la première fois que j'y fais face. C'est pourquoi...
— Vous êtes venue à moi, finit-il à ma place.
— Oui. Je ne peux pas m'en occuper, il y a encore tous les préparatifs, et même si j'aurais adoré étudier le cas de mon amie plus en profondeur... Il va falloir repousser les distractions.
— Je comprends, votre Majesté, je comprends. Allez donc vous habiller, une autre domestique va vous prendre en charge tandis que je vais aller voir votre do... votre amie.
— Merci.
Julien pose ses livres au hasard et quitte les lieux à toute vitesse. Je n'ai même pas le temps de me demander qu'est-ce qui le presse autant ; Yanos m'attrape le bras et me tire dans un rayon, à l'abri de potentiels regards.
— Yanos, qu'est-ce qui se passe ? Yanos !
— Chut, siffle-t-il. Arrête de hurler, s'il te plaît.
— Tu me fais mal ! braillé-je en essayant de me dégager de sa prise.
Il m'ignore et m'entraîne dans un recoin sombre, où les poussières sont encore plus nombreuses que les livres. J'essaye de faire redescendre la panique qui m'envahit – après tout, c'est Yanos, pourquoi me ferait-il du mal ? – mais la partie de moi-même qui a déjà vécu ce genre de scène est en train de me hurler de déguerpir.
Il me plaque contre une étagère et se met face à moi, l'attitude sombre et dangereuse. L'envie furieuse de prendre les jambes à mon cou me démange ; mais en même temps, Yanos n'est pas demeuré. Il y a forcément une raison à ses gestes.
— Je vais partir, dit-il sans détour.
— P... Pardon ?
— Je vais partir. Quitter le château. Ne plus revenir.
— Quitter... ?
Je reçois le sens de ses paroles comme une gifle.
— Non ! crié-je par automatisme. Non, tu ne peux pas, il faut que...
— Je vais m'en aller après les noces. Je prendrai ma meute avec moi.
— Tu... Tu... J'ai besoin de toi...
Un éclat de tristesse traverse les yeux verts de mon meilleur ami. Il recule d'un pas, puis d'un deuxième, et pousse un très long soupir à fendre l'âme.
— Je ne peux pas rester ici. Je n'y arrive pas. Mes loups ont envie de voyager, ma meute a besoin de s'agrandir. Là-bas, dehors, il y a des hommes qui doivent se révéler et qui n'attendent qu'un Alpha pour se libérer.
Il marque une pause, comme s'il hésitait à finir sa phrase.
— Et puis... et puis je ne peux pas le supporter. Toi et Adrian. C'est trop dur. Je refuse d'être un obstacle entre vous, tu mérites... tu mérites d'être heureuse avec lui. Alors je m'en vais.
— Yanos...
— Ne me dis pas que tu as besoin de moi pour compléter ton bonheur, me coupe-t-il, m'ôtant les mots de la bouche. Je sais que lui, et lui seul, te suffit. Je suis devenu un fardeau plus qu'un ami. Ne crois pas que je le fais de bonté d'âme, Ciel...
— Est-ce que... Est-ce que c'est pour ça que tu étais si distant ? Pour couper les ponts ? je questionne en sentant quelque chose de froid dévaler ma joue.
Les larmes se mettent à affluer sans fin, et je suis incapable de les repousser. Vivre sans Yanos ? Laisser quelqu'un d'autre s'en aller, sans rien faire ? Le laisser se sacrifier à cause de moi ?
— Il est en hors de question, m'entends-je dire.
Il ferme les paupières et souffle de nouveau. Ça me donne la désagréable impression de l'ennuyer.
— Je ne te demande ni ton avis, ni ton accord. Et oui, c'est pour cette raison que j'ai essayé de m'éloigner. J'ai espéré... que ce serait moins douloureux, si nous étions moins proches.
— Je suis ta reine, je suis en mesure de décider qui vit entre ces quatre murs.
Oh, mon Dieu, ça sonne tellement mal dans ma bouche !
— Tu n'es pas encore ma reine. Bientôt, mais pas encore. Et tu ne peux forcer personne à rester ici, et tu le sais...
— Je refuse de...
— Je me fiche de ce que tu refuses ou non, d'accord ? tranche-t-il. Je fais ça pour ton bien. Pour notre bien. Je ne te demande pas d'accepter, je te demande...
Il laisse ça phrase en suspension, et c'est une véritable torture pour mon âme. Je ne sais plus où donner de la tête ; Fantine, les noces, Yanos, et... moi, au milieu de tout ça, qui prétend trouver une stabilité et un équilibre, alors que je suis en train de me disloquer sur moi-même.
— De m'oublier, finit-il.
Oh non, Yanos. Pas ça. Tu peux partir, tu peux mourir, tu peux ne jamais revenir, mais moi, je ne pourrai jamais t'oublier.
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